Le rapport de la Cour des comptes « sur les soutiens publics aux éleveurs de bovins » (1) n’en finit pas de faire parler de lui car il préconise une réduction importante du cheptel français pour répondre aux engagements de la France en matière de réduction de méthane. Dans cet article, nous montrons que l’élevage de ruminants, principalement bovins, est confronté à de multiples défis environnementaux qui nécessitent de le redimensionner (moins) pour parvenir à une alimentation durable, et de le réorienter pour réduire ses impacts et renforcer les services qu’il fournit (mieux). Le modèle à promouvoir est basé majoritairement sur des prairies et des légumineuses ; les déjections animales étant utilisées pour produire de l’énergie.
Cinq grands défis à relever
L’objectif de neutralité carbone des politiques publiques en 2050 suppose de diviser par deux les émissions de gaz à effet de serre (GES) en agriculture et d’augmenter considérablement la séquestration du carbone dans les sols. Les émissions de GES de l’agriculture sont constituées de seulement 15% de CO2 ; le reste provenant un peu près à part égale des émissions de méthane (ruminants et déjections animales) et de protoxyde d’azote (engrais azotés minéraux et organiques). Au cours des dernières années, les émissions de l’agriculture ont baissé, principalement du fait de la réduction du cheptel. Sur les 445 millions de tonnes (Mt) CO2éq émis par la France en 2018, 64,3 Mt étaient dues à l’élevage, dont 52,5 Mt au seul élevage bovin, qui représente donc à lui seul 11,8 % des émissions de GES en France. Les recherches s’accordent pour dire qu’avec les progrès de la génétique et des modes d’alimentation il devrait être possible de réduire d’environ 20% ces émissions. L’atteinte de l’objectif va donc nécessiter de réduire la quantité de produits animaux plus rapidement que ces dernières années. Cela demande une politique volontariste que les politiques publiques doivent accompagner.
Le régime alimentaire moyen français sans les boissons correspond à 1600kg en CO2eq par an et par habitant, dont 65 à 85% de produits animaux (hors poisson) ; la viande de ruminants en constituant l’essentiel. Réduire les émissions de l’alimentation par deux nécessite donc de diminuer la consommation de viande. Ces conclusions sont congruentes avec ce qu’il convient de faire pour la santé. Ainsi, le Plan National Nutrition Santé (PNNS) recommande de ne pas dépasser la consommation de 500g de viande rouge par semaine pour réduire le risque de cancer colorectal. Mais 1/3 des français la dépasse. Une consommation excessive de viande augmente aussi le risque de maladies métaboliques du fait d’un appauvrissement du microbiote intestinal. D’un point de vue nutritionnel, la valeur santé des produits animaux n’est pas la même selon que les ruminants sont alimentés à l’herbe ou à partir de céréales. Une alimentation à l’herbe permet d’avoir du lait et de la viande deux fois plus riches en acides gras à fonction anti-inflammatoire (oméga 3). Cependant seulement un tiers du lait est produit à l’herbe et 20% des animaux sont engraissés à l’herbe . Au final, l’évaluation des régimes alimentaires pour la santé et l’environnement suggère qu’il faudrait en moyenne diviser la consommation de viande par deux et consommer préférentiellement des produits issus d’animaux nourris à l’herbe.
Les impacts environnementaux de l’élevage de ruminants sont multiples : émissions importantes d’azote réactif et de phosphore avec effets sur la biodiversité du fait de l’eutrophisation des eaux et de l’acidification des océans, émissions d’ammoniac précurseur de particules fines. D’autre part l’élevage, de ruminants est très consommateur d’eau et d’énergie ; il en faut deux fois plus pour produire des protéines animales (viande) que des protéines végétales (légumineuses). Enfin, la séquestration de carbone dans les sols n’est pas à la hauteur de ce qu’elle pourrait être du fait de la suppression des haies (depuis 1950 70% des haies ont disparu et le rythme de disparition est plus rapide sur la période 2017-2021 qu’entre 2006 et 2014), de prairies temporaires de trop courte durée ; de l’importance des cultures annuelles cultivées sans intercultures et avec travail du sol ; d’une sous exploitation du potentiel de méthanisation des déjections animales pour la production d’énergie.
Les produits vétérinaires comme les antibiotiques utilisés en élevage de ruminants font problème pour l’environnement et pour notre santé car il favorise l’antibiorésistance. En dix ans, leur utilisation a diminué de 20 %, mais tend à se stabiliser alors que l’Europe vise une réduction supplémentaire. La nécessité de réduire les intrants médicamenteux en élevage concerne aussi les différents antiparasitaires de synthèse, en particulier pour limiter la diffusion des résistances à ces molécules.
La souveraineté alimentaire n’est pas assurée pour l’alimentation des animaux. En effet, l’élevage de ruminants est encore très dépendant de l’importation de tourteaux de soja (1,8Mt pour les ruminants ; soit l’équivalent de 0,8 million d’ha (Mha)). Il s’agit de tourteaux importés d’Amérique latine, pour beaucoup issus de la déforestation. Par ailleurs, une consommation élevée de produits animaux est défavorable à la souveraineté alimentaire car la production de protéines animales nécessite bien plus de surfaces que la production d’une même quantité de protéines végétales. Ainsi, il faut de 5 (produits laitiers) à 10 (viande) fois plus de surfaces que pour la même quantité de protéines végétales. C’est pourquoi un régime flexitarien généralisé ne nécessiterait que 16 millions d’ha (Mha) pour nourrir les français alors qu’un régime très carné en nécessiterait 34Mha, à comparer au régime actuel qui mobilise 22Mha. Autrement dit, une consommation élevée de produits animaux affaiblit la souveraineté alimentaire.
Cinq leviers pour réorienter l’élevage
La réorientation des élevages guidée par les cinq défis à relever nécessite de réduire les impacts, mais aussi de fournir des services à la société en termes de régulation du climat et d’amélioration de la biodiversité, en veillant à mettre en œuvre un ensemble de leviers cohérents.
Baser l’alimentation des ruminants sur les prairies pour minimiser l’utilisation des terres arables est incontournable. Les surfaces en prairies permanentes, 7,9Mha, doivent être sanctuarisées pour trois raisons. D’une part, elles n’entrent pas en compétition avec notre alimentation (compétition feed/food). D’autre part, elles ont des stocks de carbone importants qu’il convient de préserver. Enfin, elles jouent un rôle environnemental important et avéré dans le cycle de l’eau et la préservation de la biodiversité. Les expériences en cours montrent que c’est possible moyennant une baisse des performances. Les prairies temporaires (3,2Mha), le plus souvent semées avec des légumineuses, entrent en compétition avec notre alimentation puisque d’autres cultures pourraient prendre place dans la rotation. Cependant, elles jouent un rôle important dans le bouclage des cycles biogéochimiques, ainsi que le développement de régulations biologiques en constituant le gite et les couverts pour les pollinisateurs et les ennemis naturels des ravageurs des cultures. Ces services rendus à l’agriculture permettent de réduire les intrants de synthèse apportés aux cultures en rotation. Le pâturage de couverts végétaux implantés entre deux cultures est aussi un moyen de réduire l’utilisation de terres arables par les ruminants. Rappelons que toute utilisation d’herbe (pâturage, foin, ensilage) pour l’alimentation des ruminants a des effets positifs sur la valeur santé des produits laitiers et de la viande.
Développer massivement les légumineuses et améliorer la gestion de l’herbe pour viser l’autonomie protéique est nécessaire. Cette autonomie est en moyenne de 85% (élevages allaitants) et de 68% (élevages laitiers), mais varie beaucoup entre élevages, montrant ainsi d’importantes marges de progrès. Si l’ensemble des élevages avaient des performances similaires à celles du meilleur quintille, l’autonomie protéique serait de 95 et 85% respectivement pour les élevages allaitants et laitiers. Les pratiques à mettre en œuvre sont le développement massif des légumineuses dans les prairies temporaires, en sursemis si nécessaire dans les prairies permanentes. C’est une condition pour réduire drastiquement les compléments achetés (tourteaux de soja) ainsi que les pertes d’azote dans l’eau et l’air. La maîtrise du pâturage est essentielle pour fournir une ration de base riche en protéines. L’accroissement de l’autonomie protéique des troupeaux ne doit pas se traduire par un accroissement de l’utilisation des engrais azotée de synthèse sur les cultures. C’est pourquoi l’assolement des cultures destinées à la vente doit aussi comprendre des légumineuses en cultures principales ou en interculture.
L’amélioration des conditions d’élevage, associée à des solutions alternatives aux seules substances de synthèse, permet de réduire les médicaments. L’augmentation de la part d’herbe pâturée permet aussi de réduire les interventions des vétérinaires (notamment les actes liés aux aspects digestifs et métaboliques), la consommation globale en médicaments. La longévité des animaux est améliorée et la mortalité périnatale réduite.
La neutralité carbone n’est pas atteignable en élevage : d’une part, une vache émet environ 100kg de méthane par an, soit l’équivalent de 3,3t de CO2, et les technologies ne permettront pas d’aller rapidement au-delà de 20% de réduction. Côté séquestration, les prairies permanentes ayant souvent atteint un état d’équilibre, le potentiel de séquestration additionnel est faible : 185kg CO2eq /ha/an. L’allongement de la durée des prairies temporaires et l’introduction de couverts, et l’arrêt ou la réduction du travail du sol permettent une séquestration additionnelle de 422, 1158 et 222 kg CO2 équivalent par an. Les haies offrent la possibilité de séquestrer 63kg CO2eq pour une parcelle de 8ha. On est donc loin d’un équilibre émission-séquestration.
Pour la production d’énergie à partir de la biomasse, il faut préférer les déjections animales, voire des excédents d’herbe qui ont une meilleure l’efficacité énergétique que les agro-carburants de première génération (colza) et n’entrent pas en compétition avec l’alimentation humaine en excluant le maïs. Moyennant des précautions pour l’épandage des digestats, le développement des méthaniseurs est vertueux pour les sols et la planète. La méthanisation des déjections animales est nécessaire pour s’approcher de la neutralité carbone. Le potentiel de production du biométhane à partir des déjections animales est estimé à 22 et 27 TWh respectivement en 2030 et 2050, alors que 7 TWh ont été produits en 2019. Une autre voie est de développer l’agrivoltaisme, notamment sur parcours, ce qui réduit les risques de compétition entre alimentation humaine et production d’énergie.
Redimensionner l’élevage en cohérence avec l’assiette durable
Les objectifs de réduction des émissions de GES (méthane) et d’azote (nitrates, ammoniac) et d’amélioration de notre souveraineté alimentaire nécessitent de redimensionner l’élevage car les technologies ne sont pas suffisantes pour réduire les impacts et les surfaces ne sont pas disponibles pour supprimer les importations de tourteaux sans revoir à la baisse la vocation exportatrice de la France en céréales. Plusieurs scénarios montrent qu’il faudrait diviser la consommation de viande par deux et réduire celle de produits laitiers d’environ 20% pour diviser par deux les émissions de gaz à effet de serre et d’azote, réduire l’empreinte spatiale de l’alimentation et pourvoir à nos besoins alimentaires. Cela permettrait aussi de supprimer les importations de tourteaux de soja. La réduction des terres arables utilisées pour l’élevage de ruminants (3,7Mha), ainsi que certaines prairies temporaires contenant peu de légumineuses, permettraient de libérer 4Mha qu’il serait possible d’allouer à des productions dont nous manquons cruellement pour notre souveraineté alimentaire et pour une alimentation saine (légumineuses, fruits et légumes).
Le dimensionnement de l’élevage pour atteindre ces objectifs environnementaux et accroître notre souveraineté alimentaire n’a de sens que si deux conditions sont respectées. D’une part, les plus gros consommateurs de protéines animales doivent réduire leur consommation. Actuellement ce n’est pas le cas car la production baisse plus vite que la consommation, conduisant ainsi à augmenter les importations. Ce décalage vient en grande partie du fait que les recommandations du PNNS-4 ne sont pas respectées, sachant qu’il serait encore plus grand en considérant les recommandations qui prennent aussi en compte l’environnement, notamment les limites planétaires. D’autre part, la structuration du marché est fortement influencée par le type de viande préférée des consommateurs, à savoir la viande hachée provenant des parties avant de la vache. Ce choix préférentiel implique d’importer des avants, en particulier d’Allemagne. C’est pourquoi il importerait de consommer toutes les parties de l’animal à l’échelle de l’année.
L’élevage ainsi redimensionné (moins), doit être bien plus basé sur les prairies (mieux), contribuant ainsi à la santé des écosystèmes (préservation de la biodiversité), des animaux, des humains (produits d’intérêt pour la santé) et du système Terre (réduction des émissions de gaz à effet de serre et d’azote, séquestration de carbone). En ce sens, notre proposition s’inscrit dans une approche one health, une seule santé.
Michel Duru, Directeur de Recherche en agronomie à l’INRAE
(1) https://www.lefigaro.fr/conjoncture/elevage-bovin-la-cour-des-comptes-recommande-une-reduction-importante-du-cheptel-20230522