Le gouvernement gallois dirigé par les travaillistes s’est engagé à introduire une législation « pionnière au niveau mondial » qui rendrait le mensonge en politique illégal dans le pays. Cet engagement permettrait de lutter contre la « menace existentielle » que le mensonge en politique fait peser sur la démocratie. La très courte et intense campagne législative que la France vient de vivre a atteint, en matière d’outrances et de mensonges, un degré inédit. Et si la France suivait l ’exemple gallois ? Est-ce trop rêver ?
Après un débat passionné au parlement gallois qui s’est tenu le 2 juillet, le conseiller général du gouvernement, Mick Antoniw, a déclaré : « Le gouvernement gallois présentera une législation avant les prochaines élections galloises en 2026 pour la disqualification des membres et des candidats reconnus coupables de tromperie délibérée » par le biais d’un processus judiciaire indépendant.
Adam Price, figure écologiste et indépendantiste galloise, qui a mené les appels pour que le mensonge des politiciens soit interdit, fait observer dans The Guardian : « Ce qui a été annoncé est véritablement historique et pionnier à l’échelle mondiale. Notre gouvernement s’est engagé à ce que notre démocratie soit la première au monde à introduire une interdiction générale de la tromperie par les hommes politiques. Nous sommes au début d’un mouvement mondial. Nous allons rendre le mensonge politique illégal ».
M.Price, qualifiant le mensonge en politique de « menace existentielle » a ajouté : « Une démocratie commence à s’effondrer si les électeurs ne peuvent pas faire confiance à ce que disent les élus. Nous devons innover, nous devons essayer des choses différentes. Une petite minorité de politiciens, des démagogues populistes, déforment délibérément la vérité pour leur propre intérêt politique, mais ils empoisonnent le puits pour tout le monde. Il n’est jamais acceptable que des hommes politiques trompent délibérément« .
Avec ce strict attachement à la vérité, les membres du Parlement gallois seront «soumis aux mêmes normes que les avocats et les médecins, qui ont déjà des obligations contraignantes en matière d’énonciation de la vérité», se réjouit l’avocat Sam Fowles, qui a conseillé Adam Price dans la conception de ce texte.
La codirectrice du groupe de réflexion Compassion in Politics, Jennifer Nadel, s’est félicitée de cette annonce. Elle a déclaré : « La confiance du public dans les hommes politiques n’a jamais été aussi basse. Cette décision marque le début d’une remise à zéro politique. Les électeurs veulent de l’honnêteté et cela signifie que le Pays de Galles deviendra le premier pays à insister sur le fait que les politiciens et les candidats sont obligés par la loi de dire la vérité. Le mensonge en politique est la norme depuis trop longtemps. Les électeurs attendent et méritent plus, et maintenant ils vont l’avoir« .
Indépendance par rapport au réel
L’initiative galloise espère susciter une contagion dans les démocraties libérales. Car, États-Unis à l’Australie en passant par l’Europe, les observateurs comme les acteurs de la politique sont nombreux, avec les citoyens, à dénoncer l’avènement de l’ère de la «post-vérité» comme un danger pour la démocratie.
La très courte et intense campagne législative que la France vient de vivre a atteint, en matière d’outrances et de mensonges, un degré inédit. Le débat républicain n’a pas manqué d’en être profondément altéré. Pour l’historien et linguiste Damon Mayaffre, chercheur au CNRS, cette campagne électorale a marqué le franchissement d’un nouveau palier en France dans l’ère de la post-vérité. Il déclare chez Reporterre : « Les mots ont acquis une indépendance par rapport au réel. Il devient impossible de se défendre puisque le discours n’est plus indexé que sur lui-même. Ce sont même au contraire les mots qui finissent par créer la réalité qu’ils nomment. »
L’irresponsabilité de la parole publique semble être devenue la nouvelle norme tant le mensonge éhonté et frontal s’est imposé de manière décomplexée. Car la vérité n’est plus ce qu’elle était. Une valeur démonétisée, ringarde, une vertu de looser. L’époque est au mensonge. Non pas le petit mensonge que l’on dit en rougissant. Non le gros mensonge, la grosse contre-vérité, l’hénaurme farce. Nous sommes entrés dans l’ère des salades, celles qui font élire les Trump de tous poils, commettre des Brexit ou envisager les pires scénarios électoraux.
Plus c’est gros, mieux ça passe. Le mensonge, la contre-vérité, la fausse-nouvelle sont devenus monnaie courante dans le déroulement des affaires publiques. Le mensonge, tenu pour une simple et acceptable figure de rhétorique, serait même admis comme une manière habile et efficace de communiquer. Raconter un beau bobard équivaudrait à employer une jolie métaphore, pour bien faire passer son message. Qu’importe la vérité.
Les fables, les faits et la démocratie
Dans un brillant article publié par The Conversation, l’universitaire Charles Hadji souligne que le discours politique qui se complaît dans la post-vérité joue sur les émotions et les passions. Or, dit-il, celles-ci sont bien le premier moteur de la vie politique. « Le discours raisonnable n’a guère de puissance propre pour mobiliser les citoyens. Pour faire vivre la démocratie, il faut mobiliser les passions. Car une part de rêve est nécessaire au « peuple » pour qu’il s’approprie un projet, et le rende vivant. »
Ainsi, les fables seraient plus appréciées que les faits. Le mensonge aurait plus d’efficacité que la dure et austère vérité. Dès lors, pourquoi tenir rigueur aux auteurs de mensonges ou de propos outranciers ? Non seulement on considère leurs excès comme faisant partie du débat politique « normal », mais, en plus, on croit leurs mensonges. Et non seulement on y croit, mais aussi on les propage. Les réseaux sociaux sont devenus une caisse de résonnance de la post-vérité. Ceux qui relaient une fausse information, un mensonge ou une calomnie ne le font pas nécessairement par pure conviction mais pour signaler leur position. La contre-vérité diffusée sur les réseaux sociaux importe peu, ce qui importe c’est le signal social, les opinions sous-entendues qui sont véhiculées. C’est ainsi que se propagent les sombres rumeurs, les théories du complot, les calomnies les plus viles.
La philosophe Mazarine Pingeot nous rappelait dans UP’ que cette indifférence à la vérité a été très précisément analysée par Hannah Arendt dans « Vérité et politique » où elle revient en philosophe sur le monde qu’Orwell avait décrit en romancier. « … le résultat d’une substitution cohérente et totale de mensonges à la vérité de fait n’est pas que les mensonges seront maintenant acceptés comme vérité, ni que la vérité sera diffamée comme mensonge, mais que le sens par lequel nous nous orientons dans le monde réel – et la catégorie de la vérité relativement à la fausseté compte parmi les moyens mentaux de cette fin – se trouve détruit. » (« Vérité et politique », dans La crise de la culture, folio poche p. 327-328).
Autrement dit, le danger de la post-vérité n’est pas le mensonge, qui en soi peut même constituer une forme de liberté par rapport au factuel, mais bien l’indifférence à la distinction entre mensonge et vérité. Nous parlons ici de « vérité de fait », et si la prétention à la vérité peut aussi être un danger pour le politique en ce que le réel est soumis à des interprétations diverses et contradictoires, elle doit demeurer une idée régulatrice à moins de sombrer dans un parfait cynisme.
La vraie question devient alors : qu’est-ce que l’avenir d’une démocratie si ce que Arendt appelle la « vérité de fait » n’a plus lieu d’être ? Car « la possibilité du mensonge complet et définitif, qui était méconnu aux époques antérieures, est le danger qui naît de la manipulation des faits ».
Qu’en sera-t-il en outre pour les historiens, si « Les chances qu’a la vérité de fait de survivre à l’assaut du pouvoir sont effectivement très minces : elle est toujours en danger d’être mise hors du monde, par des manœuvres, non seulement pour un temps, mais, virtuellement, pour toujours. » (H. Arendt, « Vérité et politique »)