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Confessions d’un peuple sur sa terre dévastée

Confessions d’un peuple sur sa terre dévastée

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Samir Mattar est Libanais. 50 ans de sa vie l’ont amené à exercer une expertise reconnue en éducation et recherche, gestion de projets, résolution de litiges et arbitrages. Son parcours académique lui a permis d’enseigner au Canada, aux États-Unis et au Moyen-Orient. Il est aussi reconnu pour son œuvre littéraire. Il vit aujourd’hui la tragédie libanaise au cœur de Beyrouth et a voulu témoigner pour UP’ Magazine, sous forme d’un long et poignant poème, Confessions d’un peuple sur sa terre dévastée. Les multiples couches de ce texte, qui réunit références historiques, culturelles et littéraires s’articulent entre elles pour capturer la réalité complexe du Liban.


Nous avons eu l’expérience, non pas saisi la signification
Et l’approche de la signification nous restitue l’expérience
Sous une forme différente, au-delà de toute signification
Que nous pouvons attribuer au bonheur.
T.S. Eliot, Quatre Quatuors – Les Dry Salvages

On dirait, à mesure que l’on avance en âge,
Que le passé offre un autre motif, n’est plus simplement succession
Ou même développement –
Comme je l’ai dit auparavant,
L’expérience passée
que la signification fait revivre,
N’est pas l’expérience d’une vie seulement
Mais de maintes générations—

À Beyrouth :
Paix à tes rues, à tes façades scarifiées, à ton ciel qui s’effondre.
Et des baisers à la mer et aux maisons abandonnées,
À la roche qui ressemble au visage d’un vieux marin—
Désormais oublié sous les vagues, emporté par la marée du temps.
Il est le marin du lamento de Fairuz
Phlébas qui, autrefois, naviguait fièrement ces eaux
Le Phénicien d’Eliot tournoyant sous les ruines de Beyrouth,

Enlacé à ses os.

Beyrouth Sitt el Dunya, maîtresse du monde—
Tu portes sur tes pavés le poids des siècles,
Ta beauté éternelle bien que meurtrie par le feu et les larmes.
J’entends la voix de Fairuz s’élever comme une prière qui te relève des cendres
« Li Beirut… » chante-t-elle, sa plainte résonnant dans chaque coin
Alors que la ville s’effondre sous le poids de sa propre histoire.
Car qu’est-ce que Beyrouth sinon le cœur d’un peuple—
Brisé mais vibrant encore ?

Tes rues comme des veines palpitent des souvenirs de vies perdues
Des rêves ajournés, des espoirs fracassées.
Fairuz chante une ville suspendue entre l’amour et le désespoir
Comme Carthage embrasée par le désir dans les Confessions d’Augustin
Comme La Terre Dévastée d’Eliot aspirant à la grâce parmi les ruines.
Et sous la poussière, sous les débris, ton esprit persiste—
Refusant d’être oublié, refusant de lâcher prise.

Il y a dans ces ruines quelque chose d’intimement personnel.

Comme si ces pierres, brûlées par la guerre et marquées par le temps,

Murmuraient aux battements de mon propre cœur agité,

Me rappelant que même dans la destruction, persiste une mémoire.
Le cri d’Augustin à Carthage— »brûlant, brûlant, brûlant »—
Résonne maintenant dans les ombres des rues de Beyrouth
Où les échos des bombes et des assassinats confondent le passé et le présent.

Dans ces ruines, j’entends la lamentation de Didon—
La reine phénicienne abandonnée et consumée par le chagrin.
« Quand je serai couchée sous terre, que mes torts ne troublent pas ton sein.
Souviens-toi de moi mais… Ah ! oublie mon destin. »
Ses cris montent comme de la fumée dans les rues de Beyrouth
Son amour pour une ville scellée par la perte, figée dans des souvenirs effrités…
Son cœur comme le mien déchiré entre le feu et la mer.

Didon, elle aussi, aimait une ville bâtie sur des rêves brisés
Destinée à brûler tandis qu’elle pleurait,
Son âme, comme celle de Beyrouth, souffrant de trahison
Aspirant à ce qui ne reviendra jamais.

Et, comme Augustin, je ressens aussi l’attraction de cette ville—
Ses cicatrices et son esprit—à la fois brisés et beaux.
Beyrouth n’est pas juste une ville ; c’est une confession.
Un lieu où les ruines parlent à mon cœur agité
La plainte de Didon se mêlant aux échos de chaque bombe,

De chaque assassinat, m’attirant plus profondément

Dans ses cicatrices, dans son esprit—à la fois brisés et beaux.

Sous un ciel cendreux où les flammes lèchent les pierres
Je me tiens là, comme Augustin, une âme errante,

Face à ces ruines autrefois appelées maison.
« Tard je t’ai aimée » je crie dans la flamme
Cette ville, ce corps, cet esprit qui est le mien—brûlé sans nom.
Les bâtiments comme des os d’un géant mort depuis longtemps
S’effondrent sous le poids de la terreur de l’histoire.

Autrefois, ils se dressaient fiers, comme les cèdres d’autrefois
Mais maintenant, comme La Terre Dévastée d’Eliot, ce sont des histoires non contées.
« Quelles sont les racines qui s’agrippent ? » demande la terre en vain
Alors que la fumée s’élève, se mêlant à la douleur du Liban.

Les frappes du ciel percent la tranquillité de l’aube
Les assassinats ombragent la nuit ; demain semble perdu.
Les rues murmurent des noms—une litanie de vies sacrifiées —
De ceux qui ont rêvé … et payé le prix.

Les noms résonnent encore dans le silence des rues :

Ceux qui portaient un rêve, une vision d’unité—réduits au silence,

Des voix éteintes par la violence et le temps.

Les noms résonnent encore :

Kamal Jumblatt—son rêve d’unité réduit disparu dans le tumulte.
Rafik Hariri— sa vision d’un Liban nouveau brisée dans la tourmente.
Son sang coulé dans les rues, le futur brisé dans le passé.
Pierre Gemayel—un jeune leader abattu par des mains invisibles.
Gebran Tueni— qui a élevé sa voix, symbole de courage et de quête de liberté.

Leurs morts, comme celle du Liban, sont survenues avant la chute.

Samir Kassir—une voix pour la liberté réduite au silence par une main violente
Bachir Gemayel—un leader abattu, consumé par la demande du destin.
Leurs vies, telles des feuilles d’automne sur le sol
Leurs rêves de paix enfouis, mais jamais tout à fait silencieux.

Chacun témoignant de la vision qu’ils portaient.

René Mouawad, Mohammad Chattah, Lokman Slim
Dans les rues de Beyrouth, leurs souvenirs sont enterrés
Mais ils persistent, chuchotant à travers les ruines qui pleurent.
Parmi les vagues récentes d’assassinats,
Des vies fauchées trop tôt, des visions brisées à jamais.

Ils marchent maintenant avec ceux qui sont venus avant eux
Chutant sous le poids de la partition interminable de la guerre.

Et pourtant, sous ces rues brisées où le feu rencontre la mer
Reposent les os du marin phénicien, longtemps perdu dans l’éternité.
Phlébas le Phénicien, mort depuis une quinzaine de jours
Gît maintenant oublié sans qu’une larme ne soit versée.
Le Liban, son berceau, n’est plus qu’un amas de poussière
Ses anciennes routes commerciales se sont écroulées tels des rêves rouillés.

Augustin erra autrefois à la recherche de la vérité dans les ombres
Mais ici, la vérité se cache dans ces près en feu.
Aucune confession ne peut effacer le passé, aucune prière ne ressuscitera les morts
Car le cœur du Liban saigne encore et les feux brûlent en rouge.

« Je te montrerai la peur dans une poignée de poussière »
Murmure Eliot à travers la rouille de ce crépuscule.

« Fourmillante cité, cité pleine de rêves
Où le spectre en plein jour raccroche le passant. »
Ici, où le ciel se fend dans une danse de désespoir
Et où les bâtiments s’inclinent comme pris dans la prière.

Mais quel dieu écoute ? Quelle grâce descendra ?
Sera-ce le moment, comme pour Augustin, où nous transcenderons?
Quand la Terre Dévastée deviendra verte, quand les cendres feront pousser des fleurs
Et que de cette destruction émergeront les tours fragiles de l’espoir?

Phlébas, l’oublié, se retourne sous les vagues
Son histoire entrelacée avec les tombes fracassées du Liban.
« Considérez Phlébas, qui fut autrefois beau et grand »
Maintenant son corps et Beyrouth tombent ensemble.

Aujourd’hui, les frappes déchirent le ciel plus vite que les prières ne peuvent monter
Et les regards s’élèvent, empreints de fatigue et de résilience.
Des ombres frappent comme des fantômes dans la nuit
Leurs gestes voilent des futurs trop sombres pour accueillir la lumière.

Mais nous nous tenons encore, avec des os anciens sous nos pieds
Et la mémoire de la gloire enveloppée dans un linceul de défaite.
Le soleil se couche cramoisi, saignant dans le ciel
Et moi, comme Augustin, je murmure un dernier soupir.

Pour Beyrouth, cette ville brisée, cette terre ensanglantée
Attendant encore une rédemption dans la main d’un étranger.
Mais les bombes continuent de tomber, les tombes continuent de croître
Et le futur reste incertain sans aucune certitude.

Comme Augustin, nous cherchons une paix encore introuvée
Tandis que La Terre Dévastée d’Eliot s’étend, infini autour.
Dans cette terre où le sang a nourri le sol pendant des années
Où l’espoir est fugace et la mort toujours proche.

La litanie du sacrifice des âmes éprises d’idéal
Révèle une nation forgée dans la douleur et l’espoir.
Les rues se souviennent d’eux bien que les voix s’éteignent
Leurs noms gravés dans le silence où les ombres envahissent.

Comme tant d’autres avant eux, ils rejoignent le flot
De sang et de sacrifice, sans aucun refuge.
La litanie s’allonge et bien que meurtri,
Le cœur du Liban bat toujours.

Et peut-être, comme Augustin, trouvera-t-il son chemin
À travers cette Terre Dévastée vers un jour plus lumineux.
Pourtant, Augustin murmure d’un temps passé depuis longtemps
« Nos cœurs sont inquiets jusqu’à ce qu’en Vous ils trouvent le repos. »

Car même dans cette ville brisée et délaissée
Il y a la graine de l’espoir attendant d’être ressuscitée.
Au milieu des ruines où le sang et la poussière conspirent
Il brille encore une étincelle, un feu indomptable.

Samir Mattar


À Titre de référence

J’ai écrit le poème « Confessions d’un Peuple sur La Terre Dévastée » au Liban pour des amis à travers le monde—Libanais, Moyen-Orientaux, Canadiens, Américains, Britanniques, Européens et Indiens—qui ont exprimé leur inquiétude et cherché des nouvelles, des aperçus et une compréhension. Il me semble essentiel d’expliquer les multiples couches de ce poème, qui réunit des références historiques, culturelles et littéraires pour capturer la réalité complexe du Liban.

Reconnaissant la longue histoire internationale de Beyrouth—autrefois connue sous le nom de Berytis dans l’antiquité—cette ville a été un carrefour de civilisations, un centre de commerce et un pôle de savoir. Le poème entrelace les mythes, la littérature, l’histoire et la tragédie politique moderne en une tapisserie évoquant la lutte incessante de Beyrouth entre destruction, survie et espoir.

Des marins phéniciens et des reines mythologiques aux leaders contemporains, aux poètes, et aux œuvres littéraires emblématiques, les allusions du poème enracinent l’expérience collective de Beyrouth dans une quête intemporelle de la résilience. Les réflexions morales d’Augustin, le désespoir existentiel d’Eliot, la philosophie de l’absurde de Camus, et les lamentos de Fairuz tissent ensemble un portrait multidimensionnel de Beyrouth—à la fois ville physique et champ de bataille spirituel.

À travers ces références multiples, le poème reflète la complexité de Beyrouth—une ville construite sur les ruines de son histoire, mais en quête constante de renouveau. Expliquer ces allusions invite les lecteurs de tous horizons à s’engager avec les thèmes du poème et à découvrir les influences culturelles et littéraires qui façonnent son essence.


Notes de l’auteur

1. Phlébas le Phénicien
Source : La Terre Dévastée (The Waste Land) de T.S. Eliot, en particulier « La Mort par l’Eau. »
Contexte : Phlébas, marin phénicien, représente la fragilité de la vie et l’éphémère de la mémoire. Son oubli sous les vagues symbolise la perte d’un passé maritime glorieux de Beyrouth et les ravages du temps. La fusion de son corps avec la décadence de Beyrouth exprime une perte à la fois personnelle et collective.

2.Carthage d’Augustin
Source : Les Confessions d’Augustin.

Contexte : Dans ses Confessions, Augustin déplore Carthage, une ville de grand désir et de tourmente, où il a vécu ses propres luttes morales et spirituelles. L’incendie de Carthage fait écho aux luttes actuelles de Beyrouth, suggérant un parallèle entre les villes anciennes et modernes englouties par les conflits et les désirs.

3.La Terre Dévastée
Source : La Terre Dévastée (The Waste Land) de T.S. Eliot.

Contexte : L’œuvre d’Eliot explore les thèmes de décomposition, de fragmentation et de renouveau. Les vers « Quelles sont les racines qui s’agrippent ? » et « Je te montrerai la peur dans une poignée de poussière » soulignent la désolation spirituelle et la persistance de l’espoir, résonnant avec la dévastation et la résilience de Beyrouth.

4.Le Lamento de Fairuz : « Li Beirut »
Source :
La chanson « Li Beirut » de Fairuz, un hommage poignant à la ville.

À Beyrouth—De mon cœur, paix pour Beyrouth
Et des baisers à la mer et aux maisons
À un rocher comme le visage d’un vieux marin
Elle est de l’esprit du peuple, du vin
Elle est de leur sueur, du pain et du jasmin
Alors, comment a-t-elle pris le goût du feu et de la fumée ?

Contexte : La voix emblématique de Fairuz rend hommage à Beyrouth, associant la beauté et la douleur de la ville à l’esprit résilient de ses habitants. Ses paroles tissent le lien entre la terre et les épreuves, renforçant l’image de Beyrouth comme un lieu de survie et de mémoire collective.

5.La Cité Irréelle de Baudelaire
Source : « Les Sept Vieillards, » un poème dans Les Fleurs du mal de Baudelaire.
Contexte : « Les Sept Vieillards » dépeint une ville grouillante, où les rêves et cauchemars s’entremêlent. Avec des images d’aliénation et de vie urbaine, le poème de Baudelaire fait écho aux défis modernes de Beyrouth, une cité dont la richesse historique et la beauté se heurtent à la désolation contemporaine.
« Fourmillante cité, cité pleine de rêves / Où le spectre en plein jour raccroche le passant. »

6.La plainte de Didon
Source : Didon et Énée, un opéra de Henry Purcell basé sur L’Énéide de Virgile.
Contexte : Didon, reine de Carthage, exprime son chagrin avant de se donner la mort. Cette lamentation résonne avec les luttes de Beyrouth, deux villes construites sur des rêves brisés. L’héritage phénicien partagé relie les deux villes dans une histoire de cycles de destruction et de renouveau.

7.Kamal Jumblatt, Rafik Hariri, Pierre Gemayel, Gebran Tueni, Samir Kassir, Bachir Gemayel, René Mouawad, Mohammad Chattah, Lokman Slim
Source : Figures historiques et éminentes de l’histoire moderne du Liban.
Contexte : Ces personnalités, dont les vies et les visions pour le Liban ont marqué le pays, symbolisent différentes étapes de l’histoire politique libanaise et rappellent un cycle récurrent de sacrifices. Leur souvenir incarne l’espoir et la quête de paix des générations passées et à venir, tout en évoquant le coût des idéaux dans une nation en quête d’unité et de résilience.

8.Bombardements et avenir incertain
Source : Inspiré par l’exploration de l’absurde dans Le Mythe de Sisyphe d’Albert Camus.
Contexte : Les violentes épreuves qui ont frappé le Liban, y compris les frappes militaires et les assassinats politiques, ont contribué à un sentiment d’avenir incertain. La réflexion de Camus sur l’absurde capture ce sentiment d’une quête sans fin pour un avenir plus stable.

9. »Nos cœurs sont inquiets jusqu’à ce qu’en Vous ils trouvent le repos. »
Source : Les Confessions d’Augustin.
Contexte : Cette célèbre ligne d’Augustin résume la quête humaine de paix et de vérité. Dans le poème, elle reflète une recherche spirituelle et existentielle au cœur de la souffrance et de la résilience de Beyrouth.

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