Imaginez-vous attendre votre métro, qui semble décidé à ne jamais arriver. Faut-il marcher ? Prendre un autre itinéraire ? Ou juste attendre, le regard perdu dans le vide intersidéral ? Chaque jour, notre cerveau navigue dans l’incertitude avec un talent qu’il cache bien : sa capacité d’improvisation. Une équipe de chercheurs de l’Inserm, armée de simulateurs d’intelligence artificielle, vient de découvrir que l’imprévisibilité de notre activité cérébrale pourrait bien être notre superpouvoir pour affronter l’inconnu.
Les décisions humaines prises en situation d’incertitude sont souvent imprévisibles, tout comme l’activité cérébrale qui leur est associée. Une équipe Inserm au Laboratoire de neurosciences cognitives et computationnelles de l’École normale supérieure – Université PSL, vient de découvrir les bénéfices cachés de cette imprévisibilité. Ce travail, fondé sur des simulations de réseaux de neurones utilisés en intelligence artificielle, pourrait contribuer à une meilleure compréhension de certaines maladies psychiatriques dont les symptômes s’expriment en situation d’incertitude, comme les troubles obsessionnels compulsifs ou la schizophrénie par exemple. Les résultats viennent de paraître dans Science Advances.
Le cerveau : un maître du freestyle
Contrairement à ce qu’on pourrait croire, notre cerveau ne dispose pas de circuits magiques pour chaque problème qu’il rencontre. C’est comme si, face à un problème inattendu, il ne cherchait pas la notice explicative, mais sortait une nouvelle chorégraphie aléatoire. Ces « fluctuations imprévisibles », longtemps vues comme des caprices biologiques, se révèlent être des outils cruciaux pour ajuster nos décisions face à l’inconnu.
En clair, quand votre cerveau est confronté à une situation imprévisible (comme deviner quelle machine à sous va cracher des pièces), il ne panique pas. Il utilise sa variabilité naturelle pour tester, ajuster, et parfois… gagner le jackpot.
Comment notre cerveau s’adapte-t-il à une situation imprévue ? S’il n’y a jamais été confronté auparavant et n’a pas de retour d’expérience pour favoriser un choix plutôt qu’un autre, comment parvient-il à prendre une décision ? Avoir une capacité à s’adapter et à prendre des décisions face à des situations imprévues est indispensable dans notre vie quotidienne.
Valentin Wyart, directeur de recherche Inserm, et son équipe, cherchent à comprendre comment le cerveau s’adapte à ces situations imprévues qui surgissent au quotidien : « De nombreux neuroscientifiques cherchent à identifier des circuits cérébraux spécifiques pour chaque fonction cognitive, et c’est le cas pour l’adaptation à l’incertitude, explique le chercheur. Mais cette approche ne tient compte ni de l’évolution du cerveau ni de son fonctionnement. « Nous sommes donc partis sur une autre hypothèse, radicalement différente : la capacité d’adaptation de notre cerveau serait une conséquence naturelle de son fonctionnement. »
IA et cerveau : même combat
L’activité cérébrale est en effet connue pour être variable et sujette à des fluctuations inexpliquées lorsque nous vivons des expériences, se manifestant par des signaux électriques imprévisibles. En laboratoire, cela se traduit par une grande variabilité des réponses cérébrales lorsque qu’un même participant est exposé à plusieurs répétitions d’une même stimulation, comme une image ou un son par exemple.
« Nous avons imaginé que notre cerveau pourrait s’appuyer sur ces fluctuations d’activité pour se reconfigurer face à des situations nouvelles et imprévues », précise Valentin Wyart. En d’autres termes, l’adaptation à l’incertitude ne s’appuierait pas sur un circuit cérébral dédié, et se ferait sans effort en tirant parti de l’activité variable de notre cerveau.
Les scientifiques ont comparé des réseaux de neurones artificiels (ces cousins numériques de nos méninges) pour comprendre la recette du succès. Résultat ? Ceux qui imitent la variabilité cérébrale humaine ont brillé dans des situations imprévues. Les autres, rigides comme des employés trop zélés, ont lamentablement échoué.
Et là, on touche au génie : si on pouvait rendre nos intelligences artificielles plus « humaines » dans leur imprévisibilité, on pourrait les voir improviser au volant d’une voiture autonome ou trouver des solutions inédites à des problèmes complexes.
Pour tester cette hypothèse, l’équipe s’est tournée vers des outils d’intelligence artificielle, en l’occurrence des réseaux de neurones artificiels, inspirés par les réseaux de neurones de notre cerveau, et capables de simuler des processus cognitifs comme la mémoire, l’apprentissage, ou la prise de décision. Les chercheurs ont d’abord appris à ces réseaux de neurones artificiels à prendre des décisions dans des situations prévisibles. Certains de ces réseaux ne présentaient pas de variabilité et s’activaient toujours de la même manière dans les mêmes situations. D’autres, au contraire, avaient été modifiés par les chercheurs pour présenter une activité variable, comme celle du cerveau humain. L’équipe a ensuite exposé les deux types de réseaux de neurones à des situations nouvelles, comportant des sources d’incertitude auxquelles ils n’avaient jamais été exposés auparavant.
Les réseaux variables ont alors montré une capacité impressionnante pour s’adapter de façon presque optimale à des sources d’incertitude qu’ils n’avaient jamais rencontrées, là où les réseaux sans variabilité ont montré un comportement rigide et inadapté. Concrètement, les réseaux jouaient à une machine à sous dont ils avaient appris certaines des combinaisons gagnantes. Quand les chercheurs ont introduit de nouvelles combinaisons, les réseaux variables arrivaient à deviner lesquelles étaient gagnantes alors que les réseaux sans variabilité échouaient systématiquement.
Comment expliquer ce bénéfice caché de la variabilité cérébrale ? Une activité variable pourrait permettre aux réseaux de neurones de notre cerveau d’être flexibles et de se reconfigurer très rapidement à l’arrivée de nouvelles informations.
Entre poker et psychiatrie
Mais ce n’est pas juste une histoire de high-tech. En plus d’ouvrir des perspectives intéressantes pour mieux comprendre le fonctionnement du cerveau humain, ces résultats pourraient aussi avoir des applications pratiques en intelligence artificielle, pour le développement de systèmes capables de s’adapter à des situations imprévues sans nécessiter de reprogrammation ni d’entraînement spécifique. En effet, des outils fondés sur l’IA que nous pourrions être amenés à utiliser dans le futur – comme un système de conduite autonome par exemple – doivent être capables de s’adapter à des situations pour lesquelles ils n’ont pas été spécifiquement entraînés.
Ces recherches pourraient aider à mieux comprendre certaines maladies psychiatriques, comme la schizophrénie ou les troubles obsessionnels compulsifs, où l’incertitude peut devenir un cauchemar.
« Nous sommes en train d’étudier la variabilité cérébrale chez des patients souffrant de ces maladies psychiatriques, mais aussi les neurotransmetteurs qui pourraient être impliqués dans la régulation de cette variabilité », conclut Valentin Wyart.
Ainsi, cette variabilité cérébrale, loin d’être un défaut, est une sorte de joker : chaotique, imprévisible, mais parfois, pile ce qu’il faut pour triompher de l’inconnu.
Marine Barrio, Journaliste UP’
Image d’en-tête : Image générée une IA générative spécialisée dans la création d’images, à partir de la description textuelle suivante : « activité variable dans un processeur en silicium qui ressemble à un réseau de neurones artificiels ».