Le regard perdu – à l’origine de l’art pariétal animal, de Baptiste Morizot – Préface de Boris Valentin – Éditions Actes sud, 8 octobre 2025 – 272 pages
Pourquoi les humains de la préhistoire ont-ils peint des animaux, dans des grottes, de cette manière-là, et dans ces milieux-là, au cœur du dernier âge glaciaire européen ? C’est l’une des questions qui taraudent la communauté des préhistoriens depuis bien longtemps et qui suscitent les hypothèses les plus variées. Baptiste Morizot propose un voyage intellectuel ambitieux et poétique, mêlant philosophie du vivant, travail de terrain et méditation sur les formes premières du regard humain, pour tenter de raviver une « vision » oubliée — celle que nos ancêtres chassaient dans leurs gestes de peinture pariétale — et interroger notre rapport au vivant aujourd’hui.
Morizot, philosophe, mais aussi pisteur d’animaux sauvages, s’appuie sur cette double posture — penseur et praticien — pour insister sur ce qu’il nomme le « regard-jizz » : cette expérience visuelle synthétique que les naturalistes contemporains connaissent, par laquelle on “saisit” l’allure, le style, l’esprit d’un animal en une fraction de seconde, à travers ses attitudes, ses formes, ses mouvements, et non par une vision analytique fragmentée.
Ce regard, perdu dans notre modernité, est recréé ici comme une modalité de présence, un art de l’attention inscrite dans la relation, et non dans l’appropriation ou la représentation classique.
Morizot creuse la question : que signifiait “peindre” pour les chasseurs du Paléolithique, dans des grottes à l’écart, en des temps où l’animal n’était pas objet, mais interlocuteur ? Il affranchit le peintre primitif du mythe de l’“artiste solitaire” en montrant que l’acte de peindre ne venait pas d’une intériorité transcendante, mais d’une immersion dans un monde partagé, d’une écoute profonde du vivant, d’un geste qui naît de la relation.
Il entrelace les sources — les découvertes archéologiques, les interprétations des préhistoriens, la phénoménologie du regard, les récits de pisteurs qui perçoivent l’animal comme présence troublante — pour réinventer une généalogie de l’art moins centrée sur le sujet que sur le lien.
L’ouvrage nous force à repenser ce qu’est la créativité : non pas comme reproduction d’idées intérieures, mais comme traduction attentive d’un “style d’apparaître” du monde, dans une écoute éthique. En cela, Le regard perdu dessine une voie pour réhabituer nos sens — retrouver une capacité à “rencontrer” le non-humain, à laisser émerger des arts de l’attention dans nos relations quotidiennes.
Si le livre séduit par son ampleur et son souffle, il met aussi au défi : en redonnant à voir le monde comme relié, il nous engage à transformer notre regard contemporain — à accepter d’être troublé, déplacé, remis en question par ce que nous croyions pouvoir maîtriser. Que veut dire créer lorsque les formes ne sont pas dans l’esprit du créateur, mais dans la relation écologique quotidienne qu’il habite ? Au croisement de l’investigation préhistorique, de l’histoire de l’art et de la philosophie du vivant, Baptiste Morizot enquête sur les arts de l’attention de notre espèce. Dans sa prose superbe et son style argumentatif rigoureux et humble, l’auteur nous offre de multiples références de diverses disciplines. Il pointe un peu plus encore la crise de la sensibilité au vivant dans laquelle nous nous enfonçons jour après jour.
Baptiste Morizot est écrivain et maître de conférence en philosophie à l’université d’Aix-Marseille. Ses travaux, consacrés aux relations entre l’humain et le vivant s’appuient sur des pratiques de terrain, notamment de pistage de la faune sauvage. Il a écrit Les Diplomates. Cohabiter avec les loups sur une autre carte du vivant (2016). Figure de proue de la nouvelle philosophie du vivant, Baptiste Morizot a déjà publié trois ouvrages chez Actes Sud dans la collection « Mondes sauvages », Sur la piste animale, 2018 ; Manières d’être vivant (2020) et avec Suzanne Husky, Rendre l’eau à la terre. Alliance avec le peuple castor face au désert qui vient.
Boris Valentin est professeur en archéologie préhistorique.
