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Libertés académiques : un rempart qui se fissure

Libertés académiques : un rempart qui se fissure

Sous les coups conjoints du pouvoir politique, de la précarité et des idéologies, la liberté de recherche et d’enseignement se fragilise partout dans le monde. Le rapport de Stéphanie Balme, présenté ce 15 octobre, sonne l’alarme : la liberté académique — ce socle sur lequel repose toute recherche indépendante et tout enseignement libre — vacille. Et ce, partout dans le monde, y compris en Europe et en France, pourtant persuadées d’en être les gardiennes naturelles.

C’est un cri d’alarme qu’a lancé Stéphanie Balme, directrice du Centre de recherches internationales à Sciences Po, dans un rapport intitulé « Défendre et promouvoir la liberté académique », qu’elle remet, ce mercredi 15 octobre, lors d’un colloque de l’association des chefs d’établissement de l’enseignement supérieur, France Universités. Un travail dense, lucide, presque inquiétant : « Les libertés accordées aux chercheurs et enseignants se sont nettement limitées partout dans le monde, y compris en France », écrit Le Monde.

Les libertés académiques constituent l’un des fondements les plus anciens et les plus précieux de la vie intellectuelle et démocratique. Elles garantissent à chaque chercheur et enseignant la possibilité de choisir librement ses objets d’étude, ses méthodes et ses conclusions, sans ingérence politique, économique ou idéologique. Elles assurent aussi le droit de diffuser et de débattre publiquement des résultats de la recherche, même lorsque ceux-ci contredisent les pouvoirs établis ou les intérêts dominants.
Historiquement, elles s’enracinent dans le serment universitaire médiéval — celui de chercher la vérité « partout où elle mène » — et se prolongent dans l’idéal humaniste d’un savoir au service du bien commun.
Protéger les libertés académiques, c’est donc défendre la capacité de la société à produire du savoir indépendant, à questionner ses propres certitudes et à maintenir vivante la pluralité des voix qui nourrissent la science. Là où elles reculent, c’est non seulement la recherche qui se tait, mais la démocratie elle-même qui s’étiole, privée de ce contre-pouvoir intellectuel sans lequel aucune vérité publique ne peut émerger.

Le rapport de Staphanie Balme, fruit d’un travail collectif d’experts et d’universitaires, confirme un net recul, à travers l’analyse de l’Academic Freedom Index, l’indicateur international qui mesure, pays par pays, l’état des libertés universitaires. Selon ces données, neuf États membres de l’Union européenne présentent désormais un niveau de liberté académique inférieur à la moyenne mondiale. Pologne, Hongrie, Grèce, Roumanie, Bulgarie : des pays où les gouvernements ont peu à peu repris la main sur les universités, en remodelant leurs statuts, en contrôlant les nominations, en imposant des orientations idéologiques.

Trump II et la tentation du contrôle idéologique

C’est aux États-Unis, sous la présidence de Donald Trump II, que le phénomène a pris une ampleur spectaculaire. Dès son retour à la Maison-Blanche, le président républicain a relancé une offensive idéologique contre ce qu’il appelle « l’endoctrinement des campus ». Des États comme la Floride, le Texas ou l’Arizona ont adopté des lois restreignant la liberté d’enseigner sur le racisme systémique, le genre ou l’histoire coloniale. Des bibliothèques universitaires ont dû retirer des ouvrages jugés « militants ». Des professeurs ont été suspendus pour avoir cité des théoriciens de la race, et des financements publics ont été conditionnés à l’adhésion à des « valeurs patriotiques ».

Dans un entretien accordé au Monde en mars dernier, la chercheuse allemande Katrin Kinzelbach, spécialiste des libertés académiques, résumait la situation d’une phrase glaçante : « La vitesse et le nombre d’attaques contre les universités américaines sont à couper le souffle. » Cette dérive, que d’aucuns qualifient déjà de maccarthysme postmoderne, traduit une recomposition du rapport entre savoir et pouvoir. Sous couvert de restaurer la neutralité des universités, des gouvernements utilisent le langage de la diversité intellectuelle pour imposer une idéologie officielle. L’université, lieu du doute et de la controverse, devient le champ de bataille d’une polarisation qui la dépasse.

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L’Europe et la France rattrapées par le doute

Or cette tentation du contrôle idéologique ne s’arrête pas aux frontières américaines. L’Europe, pourtant attachée à la liberté de pensée, connaît ses propres fractures. En Hongrie, Viktor Orbán a fait de l’université un terrain d’expérimentation de son autoritarisme soft : l’Université d’Europe centrale de George Soros a été expulsée de Budapest, des programmes d’études de genre ont été interdits, et les conseils d’administration universitaires ont été placés sous tutelle gouvernementale. En Pologne, des lois sur « la protection de la mémoire nationale » encadrent strictement l’enseignement de l’histoire contemporaine. En Autriche et aux Pays-Bas, des chercheurs rapportent des cas de harcèlement en ligne orchestrés par des groupes d’extrême droite, hostiles à certaines disciplines jugées « déconstructivistes ».

La France n’est pas épargnée. Si le pouvoir politique ne censure pas directement les contenus de recherche, il exerce une pression diffuse, mais réelle, par le financement, la gouvernance et la précarisation. Le rapport de Stéphanie Balme le souligne avec fermeté : l’autonomie juridique et financière des universités françaises reste fragile, et la liberté académique y repose davantage sur la coutume que sur le droit. Elle n’est pas explicitement inscrite dans la Constitution. Or, dans un contexte où la recherche dépend de financements conditionnés — appels à projets, contrats d’innovation, partenariats public-privé —, cette dépendance devient un levier d’influence. Comme le note Le Monde, « l’État tient les universités en laisse par le financement ».

À cette emprise institutionnelle s’ajoutent des menaces plus insidieuses : la précarité des carrières, qui pousse les jeunes chercheurs à l’autocensure ; la tyrannie des classements internationaux, qui homogénéisent les pratiques ; les attaques médiatiques contre certaines disciplines, accusées d’« idéologiser le savoir ». Depuis 2021, des ministres et éditorialistes dénoncent le « wokisme » ou les « dérives islamo-gauchistes » de l’université, transformant la recherche en objet de polémique partisane. Cette rhétorique, qui recycle le soupçon d’endoctrinement, érode lentement la légitimité du savoir critique.

Les universités, soumises à la logique gestionnaire, deviennent parfois des agents involontaires de cette fragilisation. Le culte de la performance, la course aux indicateurs, la bureaucratisation des carrières, ou encore la dépendance croissante aux financements privés, transforment la liberté scientifique en un luxe. Dans les laboratoires, le chercheur n’est plus seulement un savant, mais un producteur d’indicateurs. Dans les conseils d’administration, les considérations économiques l’emportent souvent sur les principes académiques.

Quand l’industrie pilote l’agenda scientifique

La fragilisation de la liberté académique passe aussi par la captation privée des agendas de recherche. En France, l’épisode TotalEnergies à Polytechnique a servi d’électrochoc : à partir de 2019, des élèves et des enseignants se sont mobilisés contre le projet d’implantation d’un centre de R&D du groupe pétrolier au cœur du campus de Saclay ; malgré la contestation, le chantier a longtemps été maintenu avant que TotalEnergies n’y renonce en janvier 2022. L’affaire a mis à nu une tension structurelle : quand un financeur industriel entre dans la maison, quels thèmes priorise-t-on et quelles contre-expertises affaiblit-on ?

Au-delà de cet épisode, l’influence fossile perdure sur les campus et dans les écosystèmes de recherche : enquêtes et reportages recensent des chaires, des fondations, des partenariats et une présence diffuse sur le plateau de Saclay et ailleurs, même après l’abandon du bâtiment au sein de l’X. Cette stratégie d’« encastrement » — financer cours, stages, thèses, centres — façonne les priorités sans censure explicite, en orientant les carrières et les financements vers des technologies « compatibles » avec les intérêts du bailleur.

Le modèle français de recherche partenariale renforce cette dépendance : le CEA revendique, au cœur de sa mission publique, la valorisation auprès des industriels et la multiplication de contrats de R&D, plateformes et implantations communes. Cela a des vertus (transfert, souveraineté, emplois), mais accroît aussi la capacité des grands groupes à peser sur les feuilles de route scientifiques, du numérique à l’énergie.

Dans l’agroalimentaire, l’exemple des Monsanto Papers a livré un manuel des tactiques d’influence : ghostwriting d’articles, interventions dans l’éditorial des revues, relations publiques agressives pour défendre le glyphosate plusieurs dossiers parlementaires européens ont documenté ces pratiques, pendant que le débat réglementaire européen s’appuyait fortement sur des études financées par l’industrie et non publiées.

Dans la santé, des méta-analyses et revues systématiques montrent une probabilité plus élevée de résultats favorables aux produits quand les essais sont sponsorisés par l’industrie, via les choix de comparateurs, le design ou la publication sélective. C’est un biais systémique qui dérobe aux cliniciens et au public une image fidèle du bénéfice/risque.  

Enfin, dans le champ climat-environnement, des travaux de Harvard ont établi un écart entre savoir interne et communication publique de certaines majors pétrolières : les modèles internes d’Exxon prédisaient le réchauffement « avec une précision stupéfiante » dès les années 1970, tandis que la communication externe a longtemps minimisé l’urgence et déplacé la responsabilité vers les consommateurs — une stratégie qui, transposée à l’université via financements, chaires et partenariats, reconfigure subtilement les narratifs et priorités de recherche.

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Protéger la recherche comme un bien commun

Face à ce constat, Stéphanie Balme plaide pour une réforme constitutionnelle : faire de la liberté académique un principe fondamental reconnu par les lois de la République, au même titre que la liberté de la presse ou la liberté syndicale. Elle propose également la création d’un médiateur national de la liberté académique, chargé de recueillir les signalements, de protéger les chercheurs menacés et de publier un rapport annuel indépendant. Enfin, elle appelle à la mise en place d’une diplomatie scientifique européenne, capable de soutenir les universitaires persécutés et de faire de la liberté de la recherche une valeur non négociable dans les partenariats internationaux.

Cette idée rejoint celle, défendue par plusieurs réseaux universitaires, selon laquelle la liberté académique est désormais une valeur géopolitique. Dans un monde où la science devient un instrument de puissance — qu’il s’agisse de la Chine, de la Russie ou des États-Unis —, l’Europe doit choisir : soit elle défend un modèle fondé sur l’autonomie et la pluralité du savoir, soit elle se laisse happer par une mondialisation du contrôle intellectuel.

Les signes avant-coureurs de cette bascule sont déjà visibles. En France, des chercheurs ont vu leurs interventions annulées pour des raisons politiques, et un collectif de cinq cents universitaires a dénoncé, dans une tribune, les risques du boycott académique comme arme de censure. Dans d’autres pays européens, les gouvernements financent sélectivement des disciplines « stratégiques » au détriment des sciences humaines, accusées d’être inutiles ou subversives. Le savoir, autrefois bien commun, devient enjeu de souveraineté et de contrôle.

Un combat démocratique avant tout

Dans ce contexte, défendre la liberté académique n’est plus une cause corporatiste. C’est un combat démocratique. Car une société qui restreint la liberté de chercher et de penser prépare, sans toujours le savoir, son propre appauvrissement intellectuel. L’université n’est pas un espace de neutralité aseptisée : elle est le lieu du dissensus raisonné, du débat argumenté, de la contradiction féconde. L’affaiblir, c’est renoncer à ce que Hannah Arendt appelait « la promesse du monde commun ».

La fragilisation actuelle, en France comme ailleurs, ne tient pas seulement à des attaques frontales, mais à une érosion lente — celle qui fait passer la prudence pour la sagesse, la conformité pour la rigueur, la peur pour la raison. Le danger n’est pas seulement que la liberté académique soit supprimée. C’est qu’elle soit oubliée, vidée de sa substance, réduite à un mot creux dans les discours officiels.

Le rapport Balme envoie donc un message clair : la liberté académique ne doit pas être un privilège de chercheurs, mais un bien commun à défendre avec la même vigilance que la liberté de la presse. Car sans liberté de penser, de contester et d’inventer, aucune démocratie ne peut durer — et aucune vérité ne peut émerger.

Image d’en-tête : Politics and Rights Review.

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