Gratte-ciel digitaux, multinationales toutes-puissantes, humains connectés, surveillance omniprésente : longtemps, ces images ont peuplé la science-fiction. C’était l’univers cyberpunk, celui de Blade Runner ou de Neuromancien. Un monde où la haute technologie côtoie la décadence sociale, où les machines colonisent l’humain, et où le pouvoir s’exerce par les réseaux plus que par la force. Mais aujourd’hui, la question n’a plus rien de fictif : vivons-nous déjà dans un monde cyberpunk ? C’est le constat que dresse l’essayiste Asma Mhalla dans Cyberpunk. Le nouveau système totalitaire (Éditions de l’Observatoire). Pour elle, le cyberpunk n’est plus un décor de roman : c’est notre présent.
Le cyberpunk, miroir de notre époque
Avant d’être un simple genre littéraire, le cyberpunk est une grille de lecture du réel. Il montre des sociétés hypertechnologiques, fragmentées, dominées par des entreprises globales et des intelligences artificielles omniprésentes. Or, selon Asma Mhalla, ce n’est plus une fiction : c’est notre condition contemporaine. « Le cyberpunk est la métaphore d’un monde où la technologie n’est plus un outil, mais un milieu – une structure de pouvoir et de domination » (p. 41).
L’auteure explique que nous vivons désormais dans un environnement où les infrastructures numériques organisent la vie sociale, politique et intime. Nos existences sont traversées par des architectures invisibles : plateformes, algorithmes, flux de données.
Ce « continuum technologique », écrit-elle, « recompose le monde en flux de calcul et de contrôle » (p. 58). Ainsi, le cyberpunk ne décrit plus demain : il met à nu aujourd’hui.
Le nouveau système totalitaire
Asma Mhalla décrit un pouvoir d’un genre inédit, « un nouveau système totalitaire » : un totalitarisme cybernétique, fondé non plus sur la terreur, mais sur la captation de l’attention, la manipulation cognitive et la confusion permanente. Ce n’est pas une dictature classique : c’est un régime d’adhésion douce, fondé sur la captation de l’attention et la fusion entre l’État et les grandes entreprises technologiques.
« Ce pouvoir n’a plus besoin de la force : il obtient le consentement par la séduction, par l’ergonomie, par le design » (p. 76). Trois piliers structurent ce système : l’emprise cognitive, d’abord : un monde saturé d’informations, de notifications, de flux continus où l’esprit humain devient un territoire conquis. Le contrôle ne passe plus par la censure, mais par la distraction, par la dilution du sens ; le régime hybride État/Big Tech, ensuite : ce que l’autrice nomme le Diléviathan, créature à deux têtes où les États et les géants technologiques fusionnent leurs pouvoirs — surveillance, données, influence, né de la rencontre entre le Léviathan hobbesien (l’État souverain) et les titans de la Silicon Valley – « L’État ne gouverne plus seul : il co-gère la réalité avec les infrastructures privées du numérique » (p. 83) ; la domination par le spectacle, enfin : la coercition a disparu au profit d’un théâtre numérique où l’auto-exposition, la performance et la gamification de la vie deviennent les instruments du contrôle.
Ce système n’a pas besoin de murs ni de prisons. Il agit par le flux, l’interface et l’écran. Le citoyen devient à la fois consommateur, capteur et produit. Ce régime se veut fluide, décentralisé, efficace — mais il infiltre la pensée, la perception, les désirs. C’est un pouvoir algorithmique, non violent en apparence, qui agit par l’interface plutôt que par le décret.
Une alerte sur la capture de nos esprits
Dans cette logique, la domination ne s’exerce plus sur les corps, mais sur les consciences. L’essai est moins une dystopie qu’un diagnostic lucide. Il met en lumière un pouvoir déjà là, diffus, intégré à nos gestes les plus quotidiens : faire défiler, cliquer, partager. La servitude ne vient plus d’un État policier, mais d’un continuum technologique qui capte nos désirs, anticipe nos comportements, oriente nos choix. Pour Asma Mhalla, la résistance n’est donc pas seulement politique : elle est cognitive et culturelle. Ce qu’elle appelle d’une emprise cognitive : « un conditionnement diffus qui agit non sur ce que nous pensons, mais sur la manière dont nous pensons » (p. 122).
Elle décrit un monde saturé de flux, d’alertes, d’images et de notifications où l’attention humaine devient la nouvelle monnaie du pouvoir. « Le totalitarisme contemporain est un totalitarisme de l’attention », écrit-elle (p. 128). Le contrôle, dès lors, ne passe plus par la peur, mais par la confusion : « l’excès d’informations produit la même paralysie que la censure » (p. 134).
C’est là tout le paradoxe de notre temps : la liberté apparente du numérique cache une capture invisible de la pensée.
Pour y faire face, Asma Mhalla invite à développer une éthique de la lenteur et du discernement, ce qu’elle nomme ailleurs une « écologie de l’esprit connecté » (p. 142).
Une lecture du présent
Si l’analyse de Mhalla peut sembler alarmiste, elle se veut avant tout lucide : elle accorde une place importante à la Silicon Valley et adopte parfois un ton alarmiste. Mais elle a le mérite de nommer un phénomène que beaucoup ressentent sans pouvoir le formuler : la numérisation du pouvoir. Elle ne prophétise pas la fin du monde : elle décrit une mutation du politique, où la souveraineté se déplace des institutions vers les architectures techniques. « Le pouvoir du XXIe siècle ne se conquiert plus, il se code » (p. 163).
L’essai rappelle que la dystopie cyberpunk s’est déjà réalisée à bas bruit. Loin des fictions sombres, notre réalité se compose d’applications, de données, de capteurs — un environnement technologique aussi omniprésent qu’invisible. « Nous vivons dans un régime de visibilité totale et de compréhension minimale » (p. 168).
C’est pourquoi Cyberpunk ne se lit pas seulement comme un pamphlet, mais comme un manuel de lucidité. Il nous apprend à repérer les logiques de contrôle dissimulées dans la fluidité du numérique et à penser la liberté non plus comme une absence de contraintes, mais comme une maîtrise consciente de notre attention et de nos récits.
Extrait du chapitre : « La dystopie cyberpunk est là »
Les cyberpunks sont peut-être la première génération d’auteurs de science-fiction
à avoir grandi non seulement dans la tradition littéraire du genre,
mais dans un monde devenu lui-même science-fictionnel.
Notre présent contenait bien quelque chose de cet ordre-là. »
Bruce Sterling
Au tournant des années 1970-1980, la science-fiction abandonne les imaginaires utopiques, la technologie dérive et façonne un monde sombre, violent, parfois totalitaire, sans avenir. Les trames cyberpunk n’inventent pas d’autres mondes ailleurs ; elles dessinent un ici et maintenant pré-apocalyptique, ou plutôt où l’apocalypse est en cours, par une modernité radicale, poussée au bout, une « hypermodernité », dont nous reconnaissons les traits.
Quelques références du genre : Neuromancien, de William Gibson, Blade Runner. Les androïdes rêvent-ils de moutons électriques ?, de Philip K. Dick et quelques autres, dont les grands-pères furent 1984 de George Orwell ou Le Meilleur des mondes d’Aldous Huxley.
De façon récurrente, on y trouve les éléments typiques du style cyberpunk : la cage de fer technologique est omniprésente quadrillant un monde surpeuplé, sur-pollué, où errent des individus désabusés et isolés dans des mégapoles désenchantées sur lesquelles règne un pouvoir ultra-centralisé monopolisé par des méga corporations, des États décadents et des techno-surveillants aux griffes invisibles qui manipulent tant les cerveaux que les corps, dans la fusion des humains avec les machines.
Le tout dans un univers issu des hackers de l’informatique. Dans ce chaos urbain, le héros cyberpunk incarne la figure de l’antihéros, seul, survivaliste, cynique, Une transposition littéraire de l’iconique punk <No Future !> des Sex Pistols. Le terme < cyberpunk > est passé depuis dans le langage courant – et donc dans les imaginaires mainstream.
Si la référence à l’univers cyberpunk est venue pour éclairer notre époque, c’est parce que ce nouveau totalitarisme pressenti ne se laisse pas approcher par le passé. Il faut saisir ce qu’il y a de nouveau dans ce qui est en train de naître, aucune comparaison historique stricte ne tenant vraiment la route.
« Pour notre époque, l’équation à résoudre est de nature techno-politique. Elle s’articule autour de l’alliance BigTech-BigState, Le BigState est un État- empire qui tire une grande partie de sa puissance par et grâce à des géants technologiques » explique Jacques de Gerlache (1).
Vers un nouvel humanisme numérique ?
L’enjeu, pour l’autrice, n’est pas de rejeter la technologie, mais de la désenvoûter. Retrouver une conscience critique, un usage choisi du numérique, une maîtrise du récit. Face à ce « système totalitaire liquide » qui infiltre nos consciences plus qu’il ne les oppresse, Asma Mhalla appelle à une réinvention de l’humain à l’ère numérique. Pour elle, « la vraie résistance ne consiste pas à s’extraire du monde connecté, mais à y reconquérir notre faculté de discernement » ( p. 182). Autrement dit, il ne s’agit pas de rejeter la technologie, mais d’en reprendre la maîtrise symbolique et cognitive.
Elle plaide pour ce qu’elle nomme une « hygiène cognitive » : un ensemble de gestes de vigilance intellectuelle face à la saturation informationnelle. « Nous devons réapprendre à penser lentement dans un monde qui accélère tout », écrit-elle (p. 189). L’enjeu n’est plus simplement politique, il est existentiel : retrouver la faculté de dire « non », de trier, de contempler — bref, de redevenir sujet dans un environnement conçu pour nous transformer en flux.
Dans les dernières pages de son essai, Mhalla esquisse les bases d’un nouvel humanisme numérique, fondé non pas sur la méfiance envers la technique, mais sur la conscience des formes de pouvoir qu’elle abrite. « L’humain n’a pas disparu, il a été dilué. Il nous appartient de le reconstituer, bit après bit, acte après acte » (p. 203). Ainsi, l’auteur ne prêche pas le retrait, mais la lucidité active : une reconquête de l’attention, du temps et du sens dans un monde algorithmique.
Le futur du cyberpunk, conclut-elle, ne dépend pas des machines, mais de notre capacité à restaurer la liberté de penser dans un monde saturé d’algorithmes.
Vivons-nous donc une époque cyberpunk ? Hyperconnectée, fragmentée, fascinée par la technologie, menacée par ses propres fictions… Mais comme le rappelle Asma Mhalla, si le nouveau totalitarisme agit sur nos esprits, alors la résistance commence dans nos consciences. En refermant Cyberpunk, on ne sort pas terrifié, mais éveillé. Asma Mhalla ne dénonce pas un futur apocalyptique : elle décrit un présent dont il faut reprendre la main. Le pouvoir ne réside plus dans les tours de verre ou les États, mais dans les architectures invisibles du numérique. La vraie question devient alors : serons-nous capables de redevenir pleinement humains dans un monde qui nous programme ?
(1) Jacques de Gerlache est Eco-toxicologue, professeur à l’institut Paul-Lambin à Bruxelles. Conseiller scientifique auprès du Conseil fédéral belge du développement durable. Manager du site www.greenfacts.org
Pour aller plus loin :
==> Rencontre publique avec Asma Mhalla à la Fondation Jean Jaurès le 6 novembre de 18h30 à 20h30
Photo d’en-tête : Neuromancien, considéré comme l’une des pierres angulaires du cyberpunk, genre majeur de la science-fiction. Le roman Neuromancien arrive en série sur Apple TV+.







