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Le changement climatique sous anesthésie

On croirait le climat saturé de paroles — alertes scientifiques, modélisations, COP, reportages — et pourtant l’action collective tarde à venir. Dans son article, « L’occultation du changement climatique », Hugues Draelants montre que ce paradoxe n’est pas le fruit d’un simple déni ou d’un manque d’information : il est le résultat d’un « système d’invisibilité » profondément ancré dans notre modernité. Ce système efface les chaînes matérielles et sensorielles qui lient notre confort quotidien à la destruction écologique, transformant l’alerte climatique en une abstraction lointaine. Pour reprendre le chemin de l’engagement, il ne suffit donc plus de diffuser des données : il faut rendre à nouveau visible ce monde que nous avons volontairement rendu opaque.

Depuis des décennies, les sciences du climat tirent la sonnette d’alarme. Les rapports du GIEC, les courbes de température, les records de sécheresse ou d’inondation — tout cela est documenté, débattu, médiatisé. Et pourtant, malgré l’hyper-visibilité médiatique, la réaction politique et collective reste insignifiante face à l’ampleur du défi. Dans son article pour la Vie des idées, Hugues Draelants (1) interroge cette dissonance : pourquoi savoir n’entraîne-t-il pas l’action ? Pourquoi la conscience des périls à venir ne crée-t-elle pas la rupture nécessaire ?

Sa réponse, puissante, invite à dépasser l’hypothèse classique du déni ou de l’impuissance individuelle. Elle met en lumière un phénomène plus profond : l’occultation structurelle de nos conditions d’existence — un système qui, par la modernité capitaliste, a rendu invisible la matière, les corps et les conséquences de nos modes de vie : « L’accumulation de preuves scientifiques ne suffit pas à créer du consensus politique. »

Ce faisant, l’article propose une critique radicale de la façon dont notre société imagine la « transition » : non comme simple changement technologique, mais comme redéfinition profonde de nos relations au monde. Hugues Draelants ne nous appelle pas à consommer mieux, mais à re-voir le monde — à retrouver la capacité de sentir, percevoir et prendre en main les flux matériels et humains que nous avons systématiquement occultés.

Un « paradoxe d’hypervisibilité » — informés, mais anesthésiés

Hugues Draelants débute par ce constat saisissant : jamais la crise climatique n’a été autant visible sur le plan discursif — rapports scientifiques, couvertures médiatiques, sommets internationaux, discours politiques. Et pourtant, à mesure que l’information s’accumule, les réactions collectives s’essoufflent, voire se retournent. On n’est plus dans le déni pur, mais dans une forme de fatigue, de repli, de rejet — comme le montre l’étude récente rassemblée dans l’ouvrage collectif Greenbacklash, citée par Draelants (2).

Cette situation paradoxale — alerte constante, agonie de l’action — montre que la connaissance n’est pas le gage d’un engagement. Le simple fait d’accumuler des preuves ne suffit pas à transformer les rapports de force, les infrastructures, les habitudes.

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L’invisibilité comme fondement : matière, corps, cognition

Selon Draelants, ce blocage n’est pas accidentel : il résulte d’un système organisé d’invisibilité, construit autour de trois piliers — matériel, corporel et cognitif.

Le pilier matériel : la modernité technique a externalisé l’exploitation des ressources et la pollution, les reléguant à l’écart du visible. À l’instar du passage de l’éclairage au gaz aux ampoules électriques, on a remplacé des nuisances palpables par des « boîtes noires » — centrales, pipelines, infrastructures lointaines — qui permettent de masquer les coûts écologiques de notre confort quotidien.

Le pilier corporel (ou sensoriel) : nos corps, nos sens, ont été protégés, isolés des effets du monde. Climatisation, habitats confortables, logistiques globales — ils fabriquent une bulle d’insulation qui gomme les signaux d’alerte. Ce qu’il nomme « privilège sensoriel » rend possible la coupure entre conscience intellectuelle du désastre et perception vécue du monde.

Le pilier cognitif : au-delà de l’invisibilité matérielle et sensorielle, le système organise l’ignorance — non par censure directe, mais par déréalisation : le climat devient un « hyperobjet », abstrait, diffus, difficile à saisir. L’information se fragmente en données, en scénarios, risques futurs — mais ne parvient pas à se connecter à nos existences concrètes.

À l’aune de ces trois piliers, la crise écologique perd sa capacité à toucher nos choix — elle reste un spectacle lointain, quelque chose « qui se passe ailleurs ».

Limites de l’“éducation au climat” et l’illusion de la transition

Face à cette paralysie, la solution souvent proposée est l’éducation — sensibiliser, informer, transmettre. Pour Draelants, c’est une illusion dangereuse. Car ce qu’il nomme « éducationalisation » transforme un problème systémique, structurel, en simple responsabilité individuelle : aller trier ses déchets, réduire sa consommation, faire des gestes “écolos”. Il explique : « Si l’injonction au savoir tourne à vide, c’est qu’elle repose sur un diagnostic erroné : nous ne souffrons pas d’un manque de visibilité, mais au contraire d’une forme d’hypervisibilité déréalisante. »

Ce type d’approche — centrée sur les comportements individuels — ne peut percer le mur de l’invisibilité. Même des dispositifs pédagogiques bien intentionnés, comme des ateliers de sensibilisation ou des jeux d’éducation, finissent souvent par produire de la « lucidité paralysante » ou de l’écoanxiété, faute de débouchés collectifs réels.

Quant au vocabulaire dominant de la “transition énergétique”, il est, lui aussi, un piège : il donne l’impression d’un passage fluide, technocratique, dépolitisé — changer des ampoules, installer des panneaux — sans remettre en cause la structure même de nos besoins, de nos modes de production, de consommation et d’habitat.

Vers une « politique de la re-visibilisation » : la re-construction d’un rapport au monde

Pour échapper à cette impasse, Draelants appelle à une véritable « politique de la re-visibilisation ». Cela signifie trois chantiers concrets, mais ambitieux :

  • Rendre visibles nos dépendances matérielles — retracer les flux de production, d’énergie, de ressources — refuser la “magie de la marchandise sans histoire”.
  • Rompre le privilège sensoriel — refonder les infrastructures et les modes de vie pour reconnecter nos corps à leurs environnements, partager la vulnérabilité plutôt que l’isolation.
  • Produire un savoir incarné et situé — sortir de l’abstraction scientifique pour réinscrire le climat dans le vécu, dans la réalité quotidienne des corps et des territoires.

Cette démarche ne sera pas confortable. Elle obligera à revisiter nos conforts, à rendre visibles des chaînes habituellement ignorées — pipelines, mines, transports, infrastructures. Elle compliquera la “belle image” de la modernité. Mais pour Draelants, c’est la seule voie pour qu’une démocratie écologique devienne possible : un monde où chacun peut voir, sentir, comprendre les conséquences de ses choix, et — collectivement — décider d’un avenir.

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Pourquoi ce diagnostic est essentiel aujourd’hui

En 2025, alors que les effets du changement climatique — canicules, événements extrêmes, pressions migratoires, crises énergétiques — se multiplient dans le monde entier, l’enjeu n’est plus seulement celui de la vérité scientifique. Il s’agit de faire en sorte que cette vérité soit vécue, ressentie et politiquement active.

L’analyse de Hugues Draelants éclaire l’un des plus grands obstacles à l’action : non pas l’ignorance, mais l’invisibilité organisée. Tant que nos sociétés continueront à fonctionner sur le modèle d’un confort désincarné, la crise restera une abstraction. Rendre visible le monde derrière le bouton-lumière, la pompe à essence, le panier de courses — c’est redonner à chacun la possibilité de décider.

C’est pourquoi « L’occultation du changement climatique » n’est pas seulement une critique théorique : c’est un appel à repenser notre manière d’habiter le monde — non comme consommateurs anonymes, mais comme être sensibles, responsables, enracinés.

Lire l’analyse complète d’Hugues Draelants

(1) Hugues Draelants est professeur de sociologie à l’UCLouvain et chercheur au GIRSEF. Spécialiste des inégalités scolaires et des politiques éducatives, il a notamment publié Comment l’école reste inégalitaire (Presses universitaires de Louvain, 2019), Manuel de sociologie de l’éducation (avec B. Cattonar, De Boeck, 2022) et L’évidence des faits (avec S. Revaz, PUF, 2022). Ses recherches actuelles portent sur la sociologie de l’éducation au changement climatique, dans le cadre du projet CLIMEDUC qu’il coordonne.
(2) Greenbacklash. Qui veut la peau de l’écologie, ouvrage collectif avec Laure Teulières, Steve Hagimont, Jean-Michel Hupé (dir.) – Éditions du Seuil, 2025

Photo d’en-tête : Effets du changement climatique en Indonésie. Inondations avec plus de 1000 morts – Photo Sk Hasan Ali/Shutterstock

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