La Tribune tente de survivre ; France Soir enterre son édition papier ; plan d’économie au sein des Echos… qui sera le prochain ? Et pourtant, France Soir fonctionnait à l’origine presque comme un blog, en temps réel avec ses huit éditions quotidiennes. Il y a donc des morts, des éclopés qui essaient de s’en sortir : de grandes batailles entre groupes de presse traditionnels et ces nouveaux géants comme Google, Apple, Amazon qui tentent d’instaurer de nouvelles règles de jeu. Pourtant, persistent encore quelques irréductibles qui viennent bouleverser les modes de fonctionnement de la presse française (les gratuits). Ou encore quelques inconditionnels amoureux du papier contre les geeks du numérique : déclencheront-ils une nouvelle guerre des générations ?
Comment ajouter de la valeur à l’information
La presse écrite est confrontée depuis une dizaine d’années à une crise qui l’oblige à repenser son modèle industriel et économique. Si les magazines spécialisés et les hebdomadaires d’actualité sont parvenus à préserver leur diffusion, tel n’est pas le cas de la presse quotidienne d’information générale qui subit une diminution de ses ventes et de ses recettes publicitaires. La proportion de Français déclarant lire tous les jours un quotidien payant diminue ainsi régulièrement : de 43 % en 1989 à 36 % en 1997 puis à 29 % en 2008. Les raisons de cette crise sont bien connues, mais on peine à dégager les moyens d’y remédier. Le formidable essor d’Internet a en effet créé une très grande facilité de diffusion de l’information que les internautes ont pris l’habitude de consommer de façon gratuite.
Bien qu’en augmentation constante, les recettes publicitaires en ligne sont encore loin de compenser la perte de revenus provoquée par la baisse des ventes de journaux imprimés. De nombreuses formules ont été expérimentées en vue de créer un modèle économique. Tournant le dos au modèle du « tout gratuit » envisagé à l’origine, les sites des journaux font désormais payer une partie croissante de leur contenu. Le marché des tablettes tactiles semble des plus prometteurs pour faciliter cette rémunération.
Déjà vendu à 40 millions d’exemplaires, dont plus d’un million en France (soit près de 90 % des ventes de tablettes), l’iPad est avant tout considéré comme un outil de consommation de médias : nomadisme intégral, possibilité de connexion permanente, manipulation instinctive et ludique, taille adaptée à la lecture, haute qualité visuelle, système d’exploitation permettant une infinité d’innovations…et quelques pressions du doigt suffisent pour acheter un journal ou un abonnement. Le point de vente s’est rapproché au maximum du client, pour arriver jusque sur sa table de nuit.
Quelques modèles d’importance
Anticipant une baisse probable du prix des tablettes, des centaines de journaux et magazines de tous les pays, ont investi dans la création de versions multimédia spécialement adaptées à l’iPad. Et des journaux conçus exclusivement pour l’iPad sont vite apparus. Fin 2010, le groupe Virgin lanceProject Magazine, mensuel « design, science, mode et business », vendu 3 euros au numéro ou 16 euros pour l’année. Pour Virgin, le défi consiste à intégrer du son et de la vidéo, tout en conservant une mise en page et un look proches de ceux d’un magazine papier haut de gamme : il faut éviter que le produit ressemble trop à un site Web « classique » car, dans ce cas, les lecteurs, habitués à la gratuité de l’Internet, rechigneraient sans doute à payer. Début 2011, le groupe Murdoch se lance à son tour sur le marché du « journal iPad », avec The Daily, quotidien généraliste doté d’une importante rubrique « people » abondamment illustrée. L’abonnement coûte 1 dollar par semaine ou 40 dollars par an. En novembre, The Daily comptait 120 000 lecteurs par semaine, dont 80 000 abonnés payants. Selon les chiffres publiés par Murdoch lors du lancement, il lui en faudrait 500 000 pour être rentable.
Dans leur sillage, de nombreux journaux sont en train d’inventer des objets hybrides, en s’appuyant sur le contenu éditorial de leurs suppléments du week-end : sélection d’articles remis en page et enrichis, vidéos plein écran, jeux et animations 3D, publicités interactives… Dans un premier temps, ces nouveaux magazines de fin de semaine sont gratuits. D’autres supports de presse réfléchissent quant à eux à des solutions mariant papier et numérique, comme la solution SmartPaper inventée et développée par SmartSystem. (Source : Yves Eudes / Le Monde déc 2011)
Les enjeux
Les enjeux de la presse numérique ne sauraient toutefois se réduire à la seule dimension économique. La lecture traditionnelle du journal papier laisse place en effet à une relation beaucoup plus interactive entre l’internaute et le journaliste dont le monopole dans la fabrication de l’information semble remis en cause. Les journaux en ligne doivent donc se réinventer, innover et trouver de nouveaux atouts pour se différencier et valoriser l’information produite.
La presse écrite française traverse actuellement une crise. Au déclin de sa diffusion liée à l’évolution des modes de vie, s’ajoutent la baisse des recettes publicitaires dans un contexte de crise économique et le développement d’une nouvelle offre numérique. En effet, l’évolution technologique bouleverse non seulement le modèle économique de ce média, mais aussi ses modes d’organisation, ses métiers et ses contenus. Des États généraux de la presse écrite ont été organisés en 2008, afin de « préserver l’un des biens les plus précieux de la démocratie : une presse écrite indépendante, transparente et pluraliste ». Cependant, l’arrivée du numérique ne doit pas être uniquement perçue comme une menace pour la survie de la presse. Elle représente aussi une opportunité considérable de développement et de réinvention de ce secteur afin de séduire les lecteurs, et en particulier les nouvelles générations. La rapidité de l’évolution technologique et des changements d’usages est telle, qu’il n’est pas aisé d’analyser la situation de la presse au défi du numérique. Allons-nous vers une dématérialisation totale du support de la presse ? Pour Frédéric Filloux, directeur général d’Epresse, il n’y a plus d’autre choix. Il ne se prononce pas sur la date de la disparition de la presse papier en France – pronostiquée pour 2029 par un cabinet de consultants anglo-saxons -, mais il fait le constat suivant : « Pour la couverture de l’actualité chaude, le papier n’a plus de justification, il est devenu anachronique. Quoi qu’on fasse, les articles d’actualité vont basculer complètement sur les smartphones et les tablettes. » L’information en ligne offre-t-elle des possibilités en matière d’ouverture de débats ou fait-elle au contraire peser de forts risques de concentration des opinions ? Quels modèles économiques semblent les plus adaptés ?
La recomposition du paysage de la presse écrite
En France, le développement de l’information en ligne précède celui d’Internet, puisque ses origines remontent à la télématique et au minitel. En effet, nombre de journaux français mettent au point dans les années 1980 une version adaptée à ce support, certains offrant même des services spécialisés, à l’image du suivi de la bourse proposé par Les Échos. Une décennie après, l’essor de l’Internet grand public pousse les grands groupes de médias à investir dans des sites de presse en ligne (par exemple, ceux de Libération et du Monde apparaissent en 1995). Ces derniers se contentent alors principalement de transposer les éditions papier en format numérique, à l’exception des journaux économiques qui font rapidement le pari du numérique en offrant des contenus rédactionnels spécifiques. Progressivement, l’intégralité des titres généralistes propose des versions web enrichies qui trouvent très vite un large public. Plus récemment, des journaux exclusivement disponibles sur Internet, les « pure players », comme Rue 89 et Mediapart, voient le jour et se composent d’articles souvent plus variés et engagés que ceux des sites d’information généraliste. Enfin, les smartphones et les tablettes numériques constituent de nouveaux supports pour l’information en ligne, ce qui entraîne la création d’applications dédiées.
Cette évolution technologique s’est doublée d’un changement des usages. Le numérique entre ainsi dans les moeurs des lecteurs de presse français. Selon une étude réalisée par l’institut GfK en association avec l’Agence France-Presse, 42 % des personnes interrogées déclarent avoir lu des articles proposés par la presse numérique lors des trois premiers mois de 2011. Ainsi, selon Médiamétrie, les sites d’information généraliste ont enregistré une progression de 16 % de leur audience quotidienne en mars 2011 comparativement à mars 2010. Chaque jour, près de 6,6 millions d’internautes se connectent en France pour consulter les informations sur ces sites d’actualité. Lors de leur recherche en ligne, 79 % des lecteurs numériques privilégient les sites des quotidiens nationaux, loin devant ceux de la presse quotidienne régionale et de la presse magazine. Ce basculement d’usage n’est pas pour autant exclusif puisque près de la moitié des lecteurs numériques continuent de consulter les journaux papier. Cependant, l’essor du numérique a deux impacts principaux sur la presse papier. Le premier porte sur l’arbitrage des consommateurs en termes de temps : l’arrivée de ce nouveau support réduit de fait l’attention et le temps consacrés à ceux préexistants. Le second concerne l’arbitrage financier : les consommateurs ont tendance à privilégier Internet, synonyme de gratuité.
Le déclin de la presse papier
L’érosion des ventes des quotidiens et des magazines n’est que partiellement amortie par des stratégies d’augmentation des prix. De plus, les annonceurs publicitaires, souhaitant bénéficier de l’audience la plus large possible,redistribuent leurs dépenses vers Internet, souvent au détriment de la presse. La baisse des revenus publicitaires fut particulièrement marquée en 2009 : – 17,6 % pour les quotidiens nationaux, – 18,1 % pour les magazines et – 28,3 % pour la presse gratuite. Les charges d’exploitation restent, quant à elles, d’une grande stabilité : les frais d’impression comme de papier n’ont que peu varié dans le temps compte tenu des coûts incompressibles d’impression et du renchérissement du prix de la pâte à papier (+ 70 % entre juin 2009 et juin 2011). En outre, l’irrégularité croissante des lectures (avec une fluctuation plus importante en fonction des événements) rend difficile l’ajustement du nombre d’exemplaires livrés par point de vente (aujourd’hui au nombre de 23 000 à 30 000 selon la définition retenue). Les groupes sont donc contraints d’arbitrer entre une réduction de l’assiette de distribution, qui se traduit inévitablement par une perte de lectorat, ou un maintien de l’assiette, avec une augmentation des invendus.
C’est donc le modèle industriel de la presse papier, reposant sur des économies d’échelle, qui est aujourd’hui en grand péril. La presse en ligne entraîne en effet une compression des coûts de production (on estime ainsi que le basculement sur le web ferait économiser 35 % de ces coûts). Le circuit entre l’écriture de l’article et sa diffusion est réduit au minimum. La phase industrielle disparaît, ce qui représente une économie significative de frais d’impression, de papier et de masse salariale. La suppression de la distribution physique minore encore les coûts, accélère et permet la diffusion à toute heure et en tout lieu. Dans de telles conditions, les dirigeants des organes de presse pourraient être tentés de prendre la masse salariale comme variable d’ajustement. 13 500 emplois de journalistes ont été supprimés aux États-Unis entre 2007 et 2010. Un cercle vicieux s’est ainsi progressivement installé : plus les journaux perdent de l’argent, plus ils sont tentés de réduire la taille de leur rédaction, quitte à produire un contenu appauvri de moins en moins susceptible de se distinguer du tout-venant de l’information en ligne. Toute la difficulté est en effet de produire une information de qualité à un coût bien inférieur à ce que peut représenter une rédaction classique avec ses services (politique, société, international, culture, économie, etc.) et ses journalistes de haut niveau capables de créer une information à forte valeur ajoutée comportant des analyses, des mises en perspective ou des reportages.
Quel visage pour le secteur de la presse de demain ?
La presse française bascule progressivement vers le numérique, sans qu’il y ait pour l’heure de modèle stabilisé. Elle est en phase d’investissement, d’expérimentation, de positionnement stratégique, mais aussi d’observation des habitudes de consommation, qui sont pour une large partie déterminées par la qualité et la diversité de l’offre. Il est donc difficile d’extrapoler les usages actuels pour en déduire les évolutions futures.
Deux scénarios d’évolution semblent les plus probables : soit la coexistence des deux médias avec possibilité de renforcement mutuel ou au contraire d’amoindrissement des capacités respectives en fonction des stratégies de différenciation adoptées et des choix faits en matière de modèle économique ; soit la substitution du numérique au support papier. Les versions imprimées diminueraient progressivement avec le renouvellement générationnel (les « digital natives ») et l’innovation technologique. Ce scénario serait synonyme d’un bouleversement complet des métiers et des ressources financières des groupes de presse.
Le bouleversement d’un métier
L’information en ligne et son mode de consultation, plus rapide et plus fragmenté que ne l’est la lecture classique de la presse papier, ont obligé les journaux à changer leur mode de production de contenu. Car la rédaction « web » repose sur une évidente contrainte de réactivité : l’information en continu pousse les rédacteurs à écrire des articles courts – 3 000 à 4 000 signes – incorporant des termes très explicites pour que l’article soit référencé au mieux par les moteurs de recherche. Le temps imparti à la vérification de l’information tout comme à la correction s’en trouve nécessairement réduit. Le rapport réalisé par le cabinet Technologia sur le travail des journalistes révèle ainsi que 68 % d’entre eux estiment devoir travailler plus vite qu’auparavant ce qui donne à penser que « la vérification, pierre angulaire de fierté professionnelle des journalistes, reste une exigence largement respectée, mais bute de plus en plus sur le temps qu’on peut lui accorder, qui se raréfie ».
La difficulté est ainsi de préserver ce qui constitue le coeur de métier du journalisme tout en veillant à adapter la profession aux nouveaux impératifs de l’ère numérique. Faire évoluer la profession sans la dénaturer supposerait sans doute un enrichissement de la formation initiale et continue. Un antagonisme certain existe entre rédaction papier et rédaction web car de nouveaux schémas d’organisation doivent se mettre en place. Si les enjeux liés à l’information en ligne sont de mieux en mieux intégrés, beaucoup reste à faire aussi en matière de compétences informatiques. L’université de Columbia vient ainsi de lancer le premier double diplôme de journalisme et de web développeur afin d’éviter la séparation professionnelle entre forme et contenu. Sans aller jusque-là, le développement de modules d’ingénierie informatique, d’infographie et de data journalisme lors de la formation initiale des journalistes permettrait de favoriser l’innovation.
(Source : Centre d’analyse stratégique nov. 2011)
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