Face à une crise qui dure, une économie de survie se développe : il faut dépenser moins et générer des revenus complémentaires. Comment ? En partageant tout ce qu’on peut : sa voiture, son logement, ses outils, son bout de jardin, son temps, ses compétences,…
A l’occasion de la dernière rencontre de Questions Numériques en février dernier, à la Gaieté Lyrique, la Fing a édité un cahier d’enjeux, outil au service de la réflexion stratégique, qui aborde le temps des ruptures, à l’intersection des innovations techniques, des mutations économiques et des transformations sociales. Un outil de prospective créative unique qu’UP’ vous propose d’aborder.
L’internet joue son rôle de support, mais les services de consommation collaborative, qui visaient une cible de « bobos », sont pris de court. Le partage est avant tout local, ce qui le facilite et le limite à la fois.
Les territoires sont les premiers à se mobiliser pour accompagner ce mouvement. Seuls ou en compagnie de grands acteurs de l’économie locale, ils organisent des systèmes d’échange locaux appuyés sur des monnaies dédiées ; ils multiplient les lieux de travail et autres équipements partagés ; ils organisent des « marchés » de colocation, d’autopartage, d’entraide, d’achats groupés,… Ils aident les entreprises locales à mutualiser leurs ressources (logistique, comptabilité…) ou encore, à développer de nouvelles activités : le dépôt-vente local devient aussi un intermédiaire grâce auquel les habitants achètent et vendent sur des sites, comme eBay ou LeBonCoin.com.
Pour les entreprises, aussi, posséder devient coûteux et complexe. Après avoir externalisé et cédé tout ce qu’elles pouvaient, certaines y voient aussi l’opportunité de réorganiser le marché à leur bénéfice : vendre des services plutôt que des objets, louer, vendre en copropriété, organiser le partage de leurs produits… Du coup, les entreprises industrielles ont intérêt à produire des objets durables, faciles à réparer, dans des gammes simplifiées.
Les politiques prennent le relais. Des incitations fiscales et réglementaires invitent à concevoir les espaces, les produits, les services, sous une forme qui en maximise le taux d’utilisation par le partage et la mutualisation. La fiscalité du patrimoine augmente considérablement pour tous les biens non partagés, de même que celle des revenus financiers.
Petit-à-petit, la « dé-possession » devient autre chose qu’une contrainte, un champ d’innovation.
Un imaginaire positif du partage émerge, issu des théoriciens de la décroissance – dont certains dénoncent d’ailleurs une récupération marchande de leurs thèses : « moins de biens, plus de biens (et un impact écologique diminué) ! » La possession, le patrimoine, cessent d’être des valeurs positives : à la recherche de légèreté et d’agilité dans un monde dur, les plus jeunes les voient même comme un poids, un frein à la mobilité. (Zweig le disait déjà en 1944 !)
Cette transformation qui touche tant la production que la consommation, a en revanche un effet économique paradoxal : en permettant de satisfaire de nombreux besoins à un coût moindre, elle réduit mécaniquement le PIB. Il va vraiment falloir mesurer autrement la richesse !
Les principales tendances motrices
– La crise économique et écologique qui devient également sociale et politique
– Les réseaux sociaux qui aident à transformer la contrainte (et la rage contre le « système ») en énergie positive, tournée vers la recherche de solutions à la fois personnelles et collectives.
Les signes avant-coureurs
– Le développement de différentes formes de « consommation collaborative » : achats groupés, partage de ressources et de capacités, « consumer to consumer » (don, troc, location, revente de biens,…).
– L’économie de « fonctionnalité » : faire payer un service (trransport, chauffage, éducation, culture, soins,…) ou l’usage d’un bien plutôt que ce bien lui-même.
– La multiplication des espaces partagés, depuis les « coworking spaces », jusqu’aux Fab Labs, en passant par les jardins partagés.
– L’extension de formes « hybrides » d’emplois : multi-employeurs, auto-entrepreneurs, portage salarial,…
Les raisons de douter
– Dans l’histoire, la réponse aux grandes crises n’émerge pas des manières dont les gens s’organisent pour survivre, mais plus généralement de chocs politiques : le New Deal, la guerre… Face aux difficultés économiques, la révolte ou le repli apparaissent au moins aussi probables que la solidarité et la résilience.
– Le développement de formes de consommation et de production collaboratives peut aussi avoir deux autres résultats : soit la destruction des modèles économiques établis, sans que de nouveaux modèles ne parviennent à prendre le relais ; soit, l’accaparement par les grands intermédiaires, nouveaux ou établis.
Les signaux à surveiller
– L’émergence et l’extension des pratiques de production et de consommation collaborative à l’échelle locale, particulièrement dans les zones et les populations les plus touchées par la crise.
– Le développement des monnaies alternatives
– L’intervention des institutions locales ou nationales pour favoriser et organiser les formes collaboratives.
Qui annonce une telle rupture ?
– Jérémy Rifkin, depuis « L’âge de l’accès » (Editions La Découverte 2000) à « Une nouvelle conscience pour un monde en crise. Vers une civilisation de l’empathie (Edition Les liens qui libèrent 2011).
– Rachel Botsman et Roo Rogers, « What’s Mine is yours : The rise of collaborative consumption » (Edition Harper Business 2010)
– Lisa Gansky « The Mesh : why the future of business is sharing’ (Edition Portfolio 2010)
– Yann Moulier-Boutang « L’abeille et l’économiste » (Edition Carnets Nord 2010)
Qui est concerné ?
D’abord, les individus qui passent rapidement d’une économie de survie à une « autre économie ». Ensuite, les acteurs publics (principalement locaux) qui choisissent d’acompagner le mouvement en mettant en place les conditions et les infrastructures nécessaires. Puis les entrepreneurs (commerciaux ou sociaux) appuyés sur des outils numériques, qui proposent des solutions opérationnelles, organisent les médiations, inventent les modèles d’affaires,… Enfin, les grandes entreprises, qui font progessivement évoluer leurs modèles de production et de distribution, leurs gammes, leurs relations avec les consommateurs et avec les écosystèmes locaux d’innovation.
Ce qu’il faudrait faire pour que ce scénario devienne crédible et souhaitable
Premièrement, affirmer des principes : ni coercition, ni culpabilisation ! Puis créer un imaginaire positif du partage et de la non-possession : légèreté, économie, résilience, lien,..
Ne pas opposer les modèles, mais les faire fonctionner ensemble : assurer une lisibilité réciproque et une interopérabilité des modèles économiques commerciaux classiques, collaboratifs, sociaux, publics,…
Il faudrait des infrastructures du partage, de la collaboration et de l' »économie de l’accès » : pour facilier à la fois l’innovation, l’usage et le passage à l’échelle :
– Tiers de confiance, de mutualisation des risques
– Plateformes de matching entre offres et demandes, de traçage des disponibilités et des échanges, d’évaluation, de compensation,…
– Lieux partagés et flexibles de travail, de stockage, d’échange, de coconception et de coproduction,..
– Interfaces de représentation, d’agrégation, d’interaction,…
– Ressources techniques partagées : données, applications, machines, outils, logistique,…
Il faudrait une fédération à plusieurs niveaux des « réseaux sociaux » locaux et des dispositifs d’échange, ce qui suppose d’en considérer l’interopérabilité comme une priorité.
il faudrait l’émergence, spontanée ou aidée, de médiateurs et prestataires en bout de chaîne :
– Dépôts-ventes locaux, intermédiaires entre l’échangeeee microlocal et des plateformes telles qu’eBay, PriceMinister, ou LeBonCoin
– « Objethèques »
– Coaching, formation, assistance, partage de compétences,…
Il faudrait enfin une intervention délibérée des acteurs publics :
– Pour faire émerger et rendre pérennes les infrastructures du partage et de la collaboration
– Pour inciter (de manière règlementaire, fiscale, tarifaire,…) au partage et à la mutualisation
– Pour réguler les échanges et éviter la constitution de nouveaux monopoles.
Reste à se poser une dernière question : ce scénario est-il souhaitable ?
(Source : La fing / Daniel Kaplan)
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