Ça me regarde, co-créé par Arnaud Fimat et Ségolène Delahalle, est une coopérative (SCOP) dont la vocation est d’aider les entreprises à développer leur implication sociétale. Elle répond à un besoin criant de sens des salariés et managers. Ils ont développé un concept qui met en relation des associations pour réaliser des chantiers solidaires avec des salariés et managers d’entreprises. Il sont les leaders des chantiers solidaires en France et ambitionnent pour demain de créer un réseau des entreprises solidairement impliquées. Rencontre.
Pouvez-vous nous dire qui vous êtes ? Votre parcours, ce qui vous a conduit à créer Ca me regarde ?
Arnaud Fimat : J’ai bientôt 40 ans. J’ai eu un démarrage de carrière classique, j’ai débuté chez Thales où j’avais des activités liées à la sécurité, puis j’ai continué pour d’autres grandes entreprises de ce type. Ensuite, je suis entré chez Manutan qui est une grosse PME de la région du nord de Paris, et là j’ai découvert l’environnement de l’immobilier.
Avec le boum du Développement Durable en 2007/2008, Manutan s’est posé la question de ce qui pourrait être fait pour sensibiliser son personnel. Le patron a une idée intéressante : au lieu d’aller chercher un ténor du DD qui déclamerait ses solutions durant la « messe » annuelle, il a voulu créer une équipe participative de collaborateurs pour s’emparer du sujet. Nous avons constitué une équipe d’une dizaine de personnes représentant toutes les directions de l’entreprise afin de réfléchir, en plus de notre temps de travail, c’est-à-dire le soir et le week-end, à ce que pourrait être « Manutan et le DD ».
Nous avons évidemment commencé par trier des déchets, changer les ampoules, imprimer moins, et toutes sortes d’autres actes éco-citoyens jusqu’au jour où nous nous sommes demandé ce que nous pourrions faire dans le domaine sociétal.
Nous avions remarqué que ce volet était rarement traité par les entreprises.
Motivés par cette envie d’agir de manière solidaire, nous sommes allés rencontrer des associations, car il fallait « défricher le terrain », imaginer avec l’une d’entre elles un projet. Ce qui a été un peu compliqué car l’association avait beaucoup de peurs et d’a priori sur le monde de l’entreprise telles que : « qu’est-ce que ces capitalistes qui viennent redorer leur image en faisant une journée de green washing ? »
Puis, nous sommes parvenus à bien travailler avec une première responsable d’association en imaginant ensemble un projet. Douze personnes de Manutan, dont Ségolène – co-fondatrice de Ça me regarde -, sommes partis tester un chantier au sein de cette association. Ségolène, via la communication interne, avait diffusé l’information pour que les salariés soient informés de notre projet. Le message tenait essentiellement en ces mots : « qui a envie de poser une journée de RTT pour partager un engagement solidaire au sein d’une association ? »
Car c’était sous forme RTT ?
AF : Oui, ce qui implique un véritable engagement du collaborateur.
C’est ainsi que nous sommes partis à douze vivre cette première expérience, participer à un chantier solidaire pour une association engagée dans une mission sociale et solidaire.
Là, il s’est passé quelque chose. Il y a eu un véritable déclic, notamment pour Ségolène et moi.
Nous avons renouvelé l’expérience l’année suivante dans le cadre de la semaine du DD impulsée par le gouvernement et nous avons créé un partenariat avec une nouvelle association. A cette occasion, les collaborateurs de Manutan nous ont partagé qu’ils avaient bien compris notre intention et qu’ils ne voulaient pas faire ça une fois de temps en temps mais de manière régulière. Ce qui nous a conduit à accélérer la cadence.
Qu’est-ce qui a créé cet engouement ?
AF : Nous avons été surpris. Nous ne nous attendions pas au décloisonnement que cela a permis au sein de l’entreprise. Un cariste et la DRH se sont embrassés le lendemain et causèrent l’étonnement du reste des salariés ; les autres caristes disant : « mais tu es de quel côté ? Du côté du patron ou du nôtre ? – Pourquoi tu lui fais la bise ? – C’est elle qui m’a appris hier à poser du papier peint. »
Nous avons pris conscience combien ces chantiers étaient extraordinairement efficaces en terme de cohésion. Cela permet de regarder les autres sous un nouveau regard et de se découvrir soi-même aussi, révélant talents et ressources dans cette mise à disposition d’une journée au service d’un projet sociétal ou solidaire.
Alors nous est venue l’envie avec Ségolène de nous dédier à ce type d’actions. Nous avons démissionné ensemble de chez Manutan et nous avons co-crée à partir de rien. Nous avons choisi la forme d’une coopérative, une scop, car nous voulions coucher sur le papier le périmètre de l’entreprise que nous souhaitions créer. Celle-ci permettant de répondre à notre objectif d’être rentable et de réaliser des profits pour nous payer et investir.
Quel est l’objectif de « Ça me regarde » ?
AF : Nous proposons des journées « clé en main » solidaires sur trois formats possibles. Le format classique du séminaire : au lieu de faire du karting, de l’accro-branches et autres activités de team building, Ça me regarde emmène les personnes chez Emmaüs, aux Resto du cœur, au Secours populaire ou sur un chantier nature à ramasser des déchets ou lutter contre une plante invasive.
Le deuxième format c’est le format « historique » c’est-à-dire les RTT. Nous proposons à une entreprise de proposer dans le cadre des RTT une ou plusieurs journées dédiées aux chantiers sociaux et solidaires. Avec la GMF nous avons mis en place six journées sur l’année et avec la Macif quatre journées par an.
L’entreprise propose, le salarié, dispose. Le personnel s’inscrit et pose un engagement en s’investissant aux côtés des associations.
Le troisième format est davantage celui d’une formation, car l’immersion des salariés et notamment dans l’environnement de la grande précarité est un moyen de faire tomber les masques et de créer des moments d’authenticité, rares en entreprise.
Nous nous servons de cette immersion pour travailler la cohésion d’équipe, le stress, les émotions, le leadership. Ceci se produit, une fois que les personnes ont dépassé leurs différences et ont trouvé un espace de rencontre au-delà des hiérarchies.
Car lorsque l’on va « aider » les compagnons d’Emmaüs, on comprend très vite, contrairement aux idées reçues, que ce sont les salariés qui vont prendre une leçon de vie. En effet, chez Emmaüs, il n’y a pas de contrat de travail, il y a 17 nationalités, 55 langues et tout fonctionne sans cadre. Et pourquoi ? Le socle des valeurs est tellement fort que cela fonctionne uniquement sur les valeurs. Et dans l’entreprise dans laquelle il y a beaucoup de cadre et de règles on note plus de dysfonctionnements.
Durant ces séminaires nous effectuons des parallèles entre les deux environnements et nous incitons les participants à en tirer les leçons.
Qu’est-ce que ce « travail » vous apporte ?
AF : Pour Ségolène et moi et depuis peu, avec Cyrielle qui développe désormais Ça me regarde à Lyon, ces journées nous apportent beaucoup de bonheur.
Chaque journée faite ce sont des yeux qui s’ouvrent, des conditionnements et barrières œillères qui s’estompent et cela se passe sans nous. De nombreux participants s’engagent à la suite des chantiers ensuite comme bénévoles dans telle ou telle association.
Nous avons réalisé un séminaire pour des hauts potentiels d’une filière de Total, CCP Composite, et à la fin de la journée, le directeur nous dit : « c’est la première fois qu’ils se parlent ». Cela faisait sept ans qu’il organisait des séminaires de toutes sortes et c’est la première fois qu’ils se parlaient véritablement. »
L’immersion amène l’empathie naturelle. Elle conduit à la posture basse , celle de l’humilité et non la posture haute de l’expert ou du sachant.
Et nous n’avions pas imaginé ces éléments au départ, cela a surgi au fil des expériences.
De ce fait, nous sommes enthousiastes à venir dans l’entreprise. Et en ce qui me concerne, je n’ai pas l’impression de travailler. Nous avons divisé nos salaires par 4 ou 5 avec Ségolène mais nous vivons pleinement ; nous sommes remplis chaque jour par ces expériences. Nous sommes contents de ce que nous faisons. Nous ne sommes pas dans la démarche commerciale de vendre notre business.
Avec nos clients nous co-créons des formats qui répondent à leurs besoins et qui font sens pour l’entreprise et pour l’association. Nous n’avons pas de catalogue de chantiers solidaires, nous élaborons avec le client qui veut travailler une problématique, la réponse adaptée. A nous de comprendre ce que le client veut faire vivre à ses équipes et derrière, nous co-créons la journée. Nous l’impliquons dans la préparation, l’élaboration et parfois même la participation.
De cette manière nous fonctionnons de manière tripartite : l’association, l’entreprise et Ça me regarde.
Quel est votre modèle économique ?
AF : Pour le moment, nous gagnons peu, nous sommes au SMIC, ET nous sommes heureux. Nous avons envie de pousser plus loin le projet. Surtout lorsque nous entendons que des personnes qui font des heures de traitement de données sur Excel prennent des journées sur leur temps de loisir pour aller trier des vêtements chez Emmaüs, cela veut dire qu’il faut aller encore plus loin. Ça marche très bien par recommandation.
On a déjà rencontré 1500 personnes qui ont participé à nos journées ou utilisé leur temps RTT auprès d’associations.
Nous existons depuis trois ans. La première année a servi à nous faire connaître, la deuxième nous avons réalisé des chantiers et pour la troisième année, nous avons fidélisé des entreprises qui reviennent. Le CA est modeste mais en croissance.
Les gens ont besoin de se sentir utiles, de retrouver du sens…
AF : Oui. C’est le sentiment d’utilité qui est perdu en entreprise et nous voyons comment nous pouvons aider à le restaurer. De nombreuses personnes ont beaucoup de mal à se projeter dans le projet de leur entreprise tant il est parfois déconnecté du réel.
Et nous leur faisons vivre des choses tellement simples. Le vrai luxe c’est la simplicité avait dit Picasso. Nous leur faisons vivre des rencontres simples.
Par exemple : nous avons réalisé des journées avec la GMF et la responsable RSE était là pour voir si tout se passait bien, sans participer. J’essaie de la connecter avec un compagnon d’Emmaüs, notamment pour qu’il raconte sa vie. Et il lui explique qu’il a fait la manche pendant 27 ans devant le palais de justice de Paris et que c’étaient les plus belles années de sa vie et qu’il ne comprend pas comment elle fait pour travailler enfermée dans un bureau. Il lui explique qu’il avait les poches pleines, qu’il obtenait beaucoup d’argent, et surtout il se sentait vivant.
Et d’assister à ce constat, cette différence entre elle qui doit très bien gagner sa vie, toutefois avec une mine un peu terne, et lui disant combien il avait été heureux avec 15 euros par jour et qui resplendissait de vie, avec ses 27 ans de rue, sans savoir où il allait dormir le soir, le contraste était impressionnant et les effets sur chacun.
Des bénéficiaires d’associations, notamment chez Emmaüs, nous disent combien ils se sentent heureux et chanceux d’avoir la vie qu’ils ont. Et nous sommes persuadés que chacun peut s’inspirer de l’autre. Cet environnement solidaire peut inspirer l’entreprise sur plein de sujets.
Une expérience m’a vraiment changé : on organise une journée pour le comité de direction d’une société, et lors du débriefing, autour du sujet : « c’est quoi une équipe ? », il y a eu un partage d’impressions et de contacts tels que : « le matin, ils se disent bonjour. Et nous ? ». Une équipe peut peut-être commencer là. Ces constats ouvrent des dialogues authentiques entre les participants. Et le DRH, lui ne disait rien dans son coin. Et je le sollicite et il nous livre : « j’étais avec un homme qui est venu des Balkans à pied, il a laissé sa femme et ses enfants là-bas, j’ai passé cette journée sous la pluie avec lui, on est vraiment pas du même monde ; il pue, c’était vraiment une rencontre improbable et puis il m’a expliqué la ferraille et tout d’un coup il a une bouffée d’émotion, il explique en larmes et il dit à son patron : « peut-être que nous aussi on pourrait apprendre à donner une deuxième chance ». J’en ai encore des frissons. Six mois après sa vie a changé, il s’est montré vulnérable devant ses collègues, il s’est mis à pleurer et désormais sa porte est ouverte.
Ségolène et moi réalisons Ça me regarde pour ces moments-là. Je me lève pour ça.
Evidemment les chantiers doivent être utiles aux associations, mais au-delà de la part visible de l’iceberg, c’est surtout les effets des rencontres (3ème génération) improbables que nous visons. C’est le plus important.
Et c’est de ça dont les gens ont besoin, se reconnecter à des choses simples comme à l’essentiel vécu lors des rencontres.
Quelle serait la citation qui vous inspire, vous caractérise ?
AF : « Soyons le changement que nous voulons pour le monde. » Gandhi.
Cela me donne envie de relater un récent exemple. Il s’agit de la collecte géante de dons chez Coca-Cola. Nous avons disposé d’une salle pour nous pendant une semaine, les personnes de l’association sont venues dire à quoi allaient servir les dons, le vendredi une dizaine d’ambassadeurs Coca-Cola sont venus déposer les dons dans l’association et cela a crée un buzz extraordinaire au sein de l’organisation.
Aider quelqu’un de plus pauvre que soi, cela crée des relations, chacun amène quelque chose et cela permet de partager et d’expérimenter des valeurs communes et c’est de cela dont les gens ont besoin.
Cela tisse des liens entre salariés autres que la feuille de paye. Que chacun puisse donner, cela tisse des liens de qualité et répond au besoin de sens.
A l’instar d’un nuage de tags, quels sont les mots clé qui caractérisent Ça me regarde ?
AF : Rencontre, solidaire, joie, surprise, échange, journée, étonnement, vraie vie et Encore !
Comment vous projetez-vous dans cinq ans ?
AF : Pour ce qui me concerne, j’aimerais pousser une réflexion académique et terrain sur qu’est-ce que les gens viennent chercher dans ces journées solidaires ? Le sujet de la rencontre me passionne.
J’aimerais que l’on vende aux entreprises des rencontres et pas uniquement une journée utile dans et pour une association. Aujourd’hui nous communiquons sur la partie visible de l’iceberg mais celle qui est invisible et essentielle ce sont les rencontres.
Et Ça me regarde dans 5 ans ?
AF : Je voudrais que l’on devienne la référence des chantiers solidaires en France. Avoir créé entre toutes les entreprises et les participants un mouvement d’entreprises impliquées.
Est-ce qu’il y a des personnes qui veulent vous rejoindre ?
AF : Expliquer Ça me regarde aux entreprises c’est très compliqué. Si la journée se passe bien nous sommes très effacés, tout est réalisé en amont dans la préparation et certains ne nous voient pas. Pour ceux qui ont compris notre concept, ils souhaitent être bénévoles et nous demandent comment nous aider.
Quel est l’impact sur vos vies personnelles ?
AF : Aucun. Certes une baisse de salaire, je me fais une fierté d’avoir une courbe salariale en diminution et d’avoir renoué avec le sens.
Et mon épouse m’a dit : « s’il faut vendre la maison pour Ça me regarde on vendra la maison. » C’est un projet qui porte la famille.
Qu’auriez-vous envie d’ajouter au-delà de ces questions ?
AF : Compte-tenu de l’évolution de la société, ce dont je suis persuadé c’est que si toutes les entreprises s’y mettaient alors il serait réellement possible d’améliorer la société et la vie de l’entreprise.
L’effet dans les entreprises qui se sont engagées dans ces chantiers solidaires c’est que la communication, la cohésion se sont améliorées entre collaborateurs. Ils se sentent mieux. Nos chantiers favorisent le bien-être comme la cohésion.
Tout a changé dans ma vie, mes costumes sont au placard, je vais voir les dirigeants en basquettes ! Je suis moi ! Pleinement avec envie, passion, enthousiasme et je dévore la vie !