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Le paradoxe de Babel : Penser une société écologique anti-crise

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Les récits de la tour de Babel et de l’arche de Noé devraient être relus à la lumière des situations que nous imposent la pandémie de coronavirus. En ces temps de crise globale de durabilité, leur relecture nous offre des éclairages saisissants. C’est ce que nous propose François Valleys, un philosophe établi à l’autre bout du monde, au Pérou. Une lecture inspirante et vivifiante, nécessaire dans cette période de méditation sur notre avenir immédiat.

Le court conte de Babel, dans le livre de la Genèse, décrit en quelques lignes un problème de l’humanité que l’on ferait bien de méditer en ces temps de crise globale de durabilité. Contrairement au contexte du récit précédent, celui de Noé où c’était la méchanceté humaine et la terre « remplie de violence » qui conduisait Dieu à lancer le déluge, l’histoire de Babel commence dans l’harmonie et le consensus : les humains parlent la même langue, ils ne forment qu’un peuple et sont tous d’accord pour travailler ensemble, bâtir une grande ville qui leur permette de « se faire un nom » et de ne pas se disperser. Babel commence donc par l’union et la coordination collective, une humanité urbanisée, industrieuse, répugnant à l’éparpillement, sans conflits ni violences. On pense bien sûr tout de suite à notre actuelle globalisation, littéralement une vie urbaine faite de larges coopérations collectives pour la « croissance » et le « développement », grâce à des prouesses techniques qui mènent jusqu’aux cieux, le tout dans une seule langue, l’anglais remanié en « globish ». Babel, nous y sommes, nous la voulons.

Le Dieu de Babel semble être un partisan des thèses écologistes du Club de Rome : « Halte à la croissance ! »Or, là encore, comme dans les récits précédents, Dieu va intervenir pour contrecarrer le projet humain. Son souci cette fois-ci n’est plus la méchanceté des hommes, ou leur désobéissance, mais le fait qu’ils n’aient plus de limites. Dieu s’inquiète : « Maintenant rien de ce qu’ils projetteront de faire ne leur sera inaccessible ! », selon la traduction de la Société Biblique Française aux éditions du Cerf. La traduction des Moines de Maredsous (1992) est encore plus d’actualité managériale : « S’ils commencent ainsi, rien ne les empêchera désormais d’exécuter toutes leurs entreprises ! ». Nous voilà donc face à une situation étrangement bien connue : la toute puissance industrielle aux entreprises fabuleuses, ennemie jurée des limites (Impossible is nothing), des barrières (douanières) et des communautarismes (isolationnistes) qui émiettent l’humanité en marche vers le progrès et le dépassement perpétuel (transhumanisme), se heurte tout à coup à une inquiétude fondamentale face au caractère destructeur de l’hybris civilisationnelle. Le Dieu de Babel semble être un partisan des thèses écologistes du Club de Rome : « Halte à la croissance ! »[1].

L’astuce divine consiste curieusement ici à créer la confusion et l’incompréhension entre les hommes, au risque de voir se reproduire les violences que Dieu abhorrait pourtant au début du récit de Noé : « Allons, descendons pour mettre la confusion dans leur langage, en sorte qu’ils ne se comprennent plus les uns les autres ! ». Après cette introduction du bruit et du quiproquo dans la communication humaine, Dieu fait exactement ce que redoutaient les hommes, il les disperse sur la face de la terre. Les voici désormais autant de communautés plurielles aux langues diverses, habitants des niches écologiques différentes, rendant l’urbanité impossible : « et ils arrêtèrent la construction de la ville ». Ainsi se termine la courte histoire. Le Dieu de Babel aime la diversité, et il l’aime horizontale, à la campagne.

En époque Covid-19 , on y songe à deux fois avant de s’emporter contre le projet divin du dispersement et de la multiplication des petites communautés autonomes isolées.Une interprétation moderne de ce récit pourrait critiquer Dieu de nous avoir fait pareil cadeau empoisonné de la diversité des langues et des peuples, racine de tous les chauvinismes, nationalismes, guerres, misères, racismes, colonisations et dominations du monde. Mais en époque Covid-19, on y songe à deux fois avant de s’emporter contre le projet divin du dispersement et de la multiplication des petites communautés autonomes isolées. N’est-ce pas parce que nous sommes tous réunis coude à coude dans cette ville globale planétaire que le virus s’est si facilement transformé en pandémie, au lieu de se limiter à une localité ? Et n’est ce pas cette même culture urbaine compulsivement industrieuse de l’illimitation qui nous a conduit à l’impasse actuelle de l’insoutenabilité du développement, la prédation généralisée, l’effondrement des bio et ethno-diversités, donc à la montée des crises sanitaires, économiques, sociales et écologiques ? Que n’avons-nous suivi le conseil divin de la dispersion et du maintien des petites communautés villageoises éloignées les unes des autres, au lieu de nous enticher de la cité globale babélienne !

Nous sentons pourtant, en tant que modernes, un sourd malaise à l’évocation du retour à la dispersion communautaire rurale. L’entente universelle nous attire et elle passe par la communauté de communication et de gouvernance commune. Nous tenons au progrès. Kant le premier, penseur de l’universalisme éthique et politique, de la Société des Nations républicaines unies en un projet de liberté et rationalité, fustigeait la vie paisible des « Bergers d’Arcadie » [2] dont l’existence monotone ne valait, selon lui, pas mieux que les moutons qu’ils faisaient paître, et il encensait (dangereusement) notre nature belliqueuse qui nous plonge dans la misère mais aussi dans l’effort de nous en sortir par la raison et le développement. Peut-il y avoir développement et progrès dans la dispersion et l’incompréhension ? Et même, si notre problème est celui d’assurer aujourd’hui la perpétuation de l’humanité face à la société globale du risque (Ulrich Beck [3]), comment ne pas désirer une coordination mondiale pour affronter les crises ensemble, ce qui implique justement que les scientifiques et politiques parlent d’une seule langue, sinon d’une seule voix, pour s’entendre sur les meilleures solutions ?

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Or voici le paradoxe de Babel : Il nous faut aimer les limites et les diversités pour ne pas risquer d’écrouler d’un coup un édifice humain ivre de dépassement constant, mais il faut aussi nous unir et comprendre ensemble pour préserver ce même édifice humain de la violence déchaînée par les différences incomprises. L’humanité doit être unie pour survivre, mais elle doit être diversifiée et singularisée en une myriade de communautés plurielles, pour survivre. La solution de ce paradoxe me semble résider en trois points qui définissent le cadre philosophique et culturel de la révolution écologique qui nous interpelle :

Il y a crise quand tous les individus du système font la même chose au même moment.1- C’est bien le seul et même Dieu (écologiste) qui fait se regrouper les vivants, tous dans le même bateau construit par Noé sur ses conseils, et qui disperse ensuite tous les humains dans des communautés linguistiques et géographiques distinctes partout sur terre pour éviter la Babel mono-culturelle et mono-économique. C’est le même amour de la survie et du « développement durable » qui fait lutter ensemble face au déluge (le changement climatique) en prenant soin de toutes les espèces (biodiversité) et qui coordonne les moyens de cette lutte par la relocalisation des activités dans le respect des ethno-diversités. Pas de durabilité sans diversité et donc sans amour des limites et de la pluralité. La leçon de Babel, c’est que la définition de la crise d’un système est toujours celle-ci : il y a crise quand tous les individus du système font la même chose au même moment. La tour de Babel que tous construisent est ainsi la représentation symbolique de l’uniformisation crisique, donc du danger d’écroulement terminal. Il faut être tous ensemble sur l’Arche de Noé contre le regroupement monolithique des urbains de Babel et sa croissance insoutenable. Ce n’est plus un conflit entre droite et gauche, mais entre hauteur et horizontalité.

2- L’union pour la survie dont il s’agit est donc tout le contraire de l’uniformisation des langues, discours et pratiques. Ce qu’il faut maximiser n’est pas l’optimisation de chaque solution dans une course à la perfection, qui a fait que, par exemple, tous les médicaments soient pratiquement produits par un seul pays, solution « optimum » pour les prix mais catastrophique pour la sécurité sanitaire mondiale. Ce qu’il faut maximiser est au contraire l’autonomie et la résilience de chaque communauté par des économies localement autosuffisantes. La relocalisation écologique des activités et des humains ne signifie pourtant pas un isolement, car elle se nourrira bien sûr, à l’heure d’internet, de l’échange d’idées et de partage des bonnes pratiques résilientes (permaculture par exemple) entre les communautés, ainsi que de l’entraide pour la réparation et régénérescence des communautés les plus meurtries par les plus nanties (car le malheur des uns fait le malheur des autres si certaines communautés sont franchement plus attirantes que d’autres). Sciences, arts et techniques circulent intensément dans un monde post-babélien voué à la relocalisation des économies anti-crises, mais pas trop l’argent, plutôt conçu sous forme de monnaies locales.

Une nouvelle valorisation des limites doit naître en « ringardisant » la prédation du productivisme consumériste3- La révolution culturelle à laquelle le conte de Babel nous invite est de ne plus confondre l’universel avec l’uniformisation, l’idéal avec l’optimisation, la limitation avec la frustration, le bonheur avec l’excitation, l’humain avec le désir permanent du surhumain, et le consensus avec la panacée. L’optimisation de la partie conduit toujours à la ruine du tout, pour cause de mépris des équilibres et des seuils. Une nouvelle valorisation des limites doit naître, non seulement en « ringardisant » la prédation du productivisme consumériste, comme le réclame justement Aurélien Barrau, mais encore en ringardisant aussi le transhumanisme irrité par les imperfections humaines et agité par la haine de la mortalité. Il faut arrêter aussi de mépriser le rural et de le confondre avec l’arriéré, comme le fait sournoisement notre publicité et même notre système éducatif. Pourra-t-on alors, loin de Kant, aimer de nouveau les bergers d’Arcadie, ou les villageois du Tao Te King (aphorisme 80) qui ne désirent pas sortir de leur commune de toute leur vie, tant ils se sentent heureux de leur sobriété ? Il est notable que, déjà, la Bible et le Tao s’accordaient sur ce point, que reprend Pierre Rabhi [4].

Reste le risque d’auto-exclusion et de renfermement de ces communautés autonomes aux langues opaques, vite accusées d’autarcie, voire d’autisme, et mises au pilori du « communautarisme » par la pensée métropolitaine mainstream imbue de son universel. Personnellement, j’ai toujours plus rencontré de sectarisme dans la pensée urbaine moderne que dans les communautés indigènes généralement inspirées par une grande spiritualité et un don d’écoute. Mais soit ! admettons que la tactique de dispersion du Dieu de Babel puisse être dangereuse. Comment dès lors interpréter charitablement le don divin de la diversité des langues et des ethnies, sans risquer ni retour à la bougie ni grégarisme haineux de l’autre ?

La subtilité du message de la Genèse tient sans doute aux énormes richesses de la pluralité, que Hannah Arendt tenait pour la condition humaine par excellence [5], et qui n’est ni la répétition de singularités étanches, ni une étape dépassable dans une unité plus grande. La pluralité des langues ouvre sur l’effort de la traduction, les ponts tendus entre le même qui se sait à l’étroit chez soi et les autres. La traduction mutuelle, sans aucun dépassement dialectique vers une langue impériale (monstrueux et médiocre globish), est ce qui garantit la vie de l’esprit loin des trivialités de la pensée unique. Cette richesse culturelle nourrit les sciences, les arts, les politiques et les éthiques. Vous vouliez sauver le progrès ? Alors sauvez la pluralité, justement !

À l’heure d’Internet, n’ayons pas peur de l’autisme communautaire.À l’heure d’Internet, n’ayons pas peur de l’autisme communautaire. Les paysans interconnectés inventeront mille semailles de haute science agroécologique. Le développement endogène n’a jamais fait la guerre. Méfions-nous plutôt de la Tour de Babel de bien des Ecoles de commerce qui n’enseignent plus qu’en anglais une seule vérité économique, celle-là même qui nous conduit au déluge. C’est là où les puissants s’éduquent, prompts à vouloir la sécurité absolue au prix de la liberté et qui déjà rêvent d’un contrôle virtuel permanent des citoyens à l’ombre d’un totalitarisme high-tech, pour la gestion optimale des crises par une obéissance babélienne.

Pratiquons ensemble le respect et l’amour de nos diversités et la mutualité qui en est le fruit, dans de petites organisations, loin des tours où le sommet ne sait plus rien du sol. Il est d’autres hauteurs plus sages : Là-bas, dans les Andes, les parents donnent à chaque enfant un animal domestique dont il doit prendre soin, pour que les deux s’élèvent mutuellement, la bête et l’humain, en réciprocité [6]. Là-bas, sans doute, on connaît le secret d’une éducation écologique post-babélienne. Il faudra faire l’effort d’aller l’y apprendre en quechua.

François Vallaeys, Philosophe – Professeur universitaire fondateur et directeur de l’Union de Responsabilité Sociale Universitaire Latino-américaine (URSULA) au Pérou / qui promeut une éducation supérieure responsable. Auteur « Pour une vraie responsabilité sociale. Clarifications, propositions » Editions PUF, 2013

[1] Club de Rome, Les limites à la croissance (1972).
[2] Kant: Idée d’une histoire universelle du point de vue cosmopolitique (1781).
[3] Beck: La société du risque (1986)
[4] Pierre Rabhi, Vers la sobriété heureuse (2010).
[5] Arendt, La condition humaine, (1958).
[6] Pour plus d’information (en espagnol) voir par exemple : http://www.pratec.org/wpress/pdfs-pratec/grain-805-la-crianza-reciproca-biodiversidad-en-los-andes-ok.pdf

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Photo d’entête : Egal, istock by Getty images

Publié la première fois sur UP’ Magazine le 3 août 2021

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