Faut-il le répéter à nouveau ? La sixième extinction a déjà commencé. Les scientifiques nous le disent et redisent : cette extinction n’est pas due à un événement naturel catastrophique, mais à l’homme. La perte non naturelle de biodiversité s’accélère et si elle se poursuit, la planète perdra de vastes écosystèmes et les biens de première nécessité qu’ils fournissent, notamment l’eau douce, la pollinisation et la lutte contre les parasites et les maladies. Une mauvaise nouvelle est tombée cette semaine : cet effondrement s’accélère beaucoup plus que ne le prévoyait la plupart des experts. Nous perdrons 500 espèces de vertébrés terrestres au cours des vingt prochaines années, soit l’équivalent des pertes que la planète enregistre naturellement en 16 000 ans !
Selon une recherche publiée ce 1er juin dans les Actes de l’Académie nationale des sciences, nous sommes plus rapides et plus proches du point d’effondrement que les scientifiques redoutaient. Le taux d’extinction des espèces de vertébrés terrestres est nettement plus élevé que les estimations précédentes, et la fenêtre critique pour prévenir les pertes massives se fermera beaucoup plus tôt que prévu – dans 10 à 15 ans.
« Nous sommes en train d’éroder les capacités de la planète à maintenir la vie humaine et la vie en général », alerte Gerardo Ceballos, écologiste à l’Université nationale autonome du Mexique et auteur principal de la nouvelle étude.
Le taux actuel d’extinctions dépasse largement celui qui se produirait naturellement, a constaté le Dr Ceballos et ses collègues. Les scientifiques savent que 543 espèces ont disparu au cours des 100 dernières années, un chiffre qui prendrait normalement 10 000 ans à s’accumuler. « En d’autres termes, chaque année au cours du siècle dernier, nous avons perdu le même nombre d’espèces que celui qui est généralement perdu en 100 ans », a déclaré le Dr Ceballos.
Si rien ne change, environ 500 autres espèces de vertébrés terrestres vont probablement disparaître au cours des deux prochaines décennies seulement, ce qui représente des pertes totales équivalentes à celles qui auraient eu lieu naturellement sur 16 000 ans.
Pour déterminer combien d’espèces sont au bord de l’extinction, le Dr Ceballos et les co-auteurs Paul Ehrlich, biologiste de la conservation à l’université de Stanford, et Peter Raven, environnementaliste au jardin botanique du Missouri, se sont tournés vers les données de population de 29 400 espèces de vertébrés terrestres compilées par l’Union internationale pour la conservation de la nature. Parmi ces espèces, 515 – soit 1,7 % – sont en danger critique d’extinction, ont-ils constaté, avec moins de 1 000 individus restants. Environ la moitié de ces espèces comptent moins de 250 individus.
Les chercheurs ont également examiné des espèces dont les populations se situent entre 1 000 et 5 000 individus. Lorsque les scientifiques ont ajouté ces 388 espèces à leur analyse initiale, ils ont constaté un chevauchement géographique de 84 % – principalement dans les tropiques – avec les espèces du groupe en danger critique d’extinction.
Effet domino
La perte de certaines d’entre elles déclenchera probablement un effet domino qui en enverra d’autres dans une spirale descendante, menaçant en fin de compte des écosystèmes entiers, selon les auteurs. Le Dr Ceballos a comparé ce processus à l’enlèvement des briques du mur d’une maison. « Si vous enlevez une brique, il ne se passe rien – peut-être qu’elle devient juste plus bruyante et plus humide à l’intérieur », dit-il. « Mais si vous en enlevez trop, votre maison finira par s’effondrer ». Les écologistes doivent donc considérer que toutes les espèces dont les populations sont inférieures à 5 000 individus sont en danger d’extinction, ont conclu le Dr Ceballos et ses collègues.
« Il s’agit d’une augmentation substantielle de ce que nous avons généralement considéré comme étant en danger », a déclaré au New York Times Daniel Blumstein, un écologiste de l’Université de Californie à Los Angeles, qui n’a pas participé à la recherche. La nouvelle étude souligne également l’importance de protéger les populations individuelles d’animaux, et pas seulement une espèce en particulier. Sur la base d’une analyse des aires de répartition actuelles et historiques des espèces gravement menacées, les chercheurs ont calculé que plus de 237 000 populations individuelles ont disparu depuis 1900.
À mesure que les populations disparaissent des zones géographiques, la fonction de l’espèce y disparaît également. La disparition des abeilles dans une région géographique par exemple, porterait un coup économique de plusieurs milliards d’euros, mais l’espèce elle-même survivrait toujours quelque part ailleurs dans le monde. « Le déclin des populations d’espèces communes – prédateurs supérieurs, herbivores à gros corps comme le rhinocéros, pollinisateurs et autres – a des effets importants sur le fonctionnement des écosystèmes même lorsqu’ils sont loin de l’extinction », a déclaré Rebecca Shaw, scientifique en chef du Fonds mondial pour la nature, qui n’a pas participé aux recherches.
Le Dr. Ehrlich a souligné que les conclusions générales de l’étude étaient presque certainement une sous-estimation flagrante de la véritable portée du problème de l’extinction. Leur analyse n’a pas pris en compte les plantes ou les espèces aquatiques ou invertébrées, et elle n’a inclus qu’environ 5 % des vertébrés terrestres pour lesquels les scientifiques disposent de données de population.
Prendre vraiment conscience
La question de l’extinction est présente dans les médias, et le grand public sait de quoi il s’agit. Mais en a-t-il pleinement conscience ? « Le fait que si peu de gens soient conscients de la crise imminente est une cause de la crise elle-même » déclarent les auteurs de l’étude. La plupart des gens pensent que la perte d’un petit animal ou d’une plante n’a pas une grande importance. Mais ils ignorent que le rôle d’une plante ou d’un animal particulier dans un écosystème n’est pleinement apparent qu’après la disparition de l’espèce en question.
Les pigeons voyageurs, par exemple, se comptaient autrefois par milliards. Leur appétit vorace pour les graines a limité la croissance de la population d’autres espèces mangeuses de graines, notamment les souris à pattes blanches – le réservoir naturel de la bactérie qui cause la maladie de Lyme. Après l’extinction du pigeon voyageur, les populations de souris à pattes blanches ont explosé et les risques pour la santé humaine ont augmenté. Les impacts de l’extinction du pigeon voyageur, écrivent les chercheurs dans Science, « se font encore sentir un siècle après la mort du dernier pigeon voyageur ».
Alors que l’homme continue d’empiéter sur la nature et la faune, le Dr Ceballos et ses collègues mettent en garde contre une série d’impacts en cascade – y compris l’apparition plus fréquente de nouvelles maladies et de pandémies. Le coronavirus qui a lancé la pandémie provient d’un animal sauvage, selon la plupart des scientifiques. « Le vaccin contre le Covid-19 était l’habitat naturel du coronavirus », affirme le Dr Ceballos. « La pandémie est un excellent exemple de la façon dont nous avons mal traité la nature. »
Avec suffisamment de pertes d’espèces, les écosystèmes finiront par s’effondrer, déstabilisant les économies et les gouvernements et déclenchant des famines et des crises de réfugiés. « Mais il y a des mesures qui peuvent être prises dès maintenant », a déclaré le Dr Ceballos. « Le problème le plus fondamental est de réduire l’échelle de l’entreprise humaine, en particulier ses demandes de consommation sur la biosphère », abonde le Dr Ehrlich.
Pour réaliser ces changements, il faudra élire des dirigeants qui donnent la priorité à l’environnement, à la redistribution des ressources et au ralentissement de la croissance de la population humaine. Pour aider à organiser ces efforts, les chercheurs Ceballos et Ehrlich ont lancé une nouvelle initiative mondiale : Stop Extinction. Celle-ci vise à fournir un cadre pour la création de nouveaux accords nationaux, ainsi que des outils pour éduquer et mobiliser le public sur la crise d’extinction en cours.
« Nous devons tous comprendre que ce que nous ferons dans les cinq à dix prochaines années définira l’avenir de l’humanité« , martèlent-ils.
« Il est grand temps de réagir » écrivait Gilles Boeuf dans UP’, « et de considérer comme aussi importante que le changement climatique accélère la perte de la biodiversité. Nous ne consommons que du biologique et ne coopérons qu’avec du biologique ! Aussi doit-on admettre une fois pour toutes notre indissociable relation à la vie sur la planète et à la biodiversité : chaque fois que nous l’agressons, nous nous auto-agressons (et notre économie trinque). » Le biologiste, ancien directeur du Museum d’Histoire naturelle de Paris concluait : « Pour une espèce qui a choisi de s’appeler sapiens, cela paraît bien stupide ! Méritons durant ce siècle ce terme dont nous nous sommes affublés, nous qui n’avons toujours pas dépassé le stade de l’Homo faber. »
On peut retrouver des exemples de cette stupidité partout sur la planète. La dernière en date est à attribuer à Donald Trump, un maître en la matière. Au moment où nous écrivons ces lignes, il s’apprête à signer un décret ordonnant aux agences gouvernementales de renoncer aux lois environnementales qui protégeaient de longue date l’environnement, la biodiversité et prévenait la perte d’espèces en danger. Selon le Washington Post, ce décret permettra à l’administration Trump, sous prétexte « d’urgence économique actuelle » d’accélérer l’approbation fédérale de nouvelles mines, d’autoroutes, de pipelines. Clairement, l’Amérique de Trump n’a que faire de la sixième extinction.
Sources : PNAS, New York Times, Science