Afrique de l’Ouest. Un chimpanzé s’approche d’un grand arbre. Il s’accroupit et se met comme en méditation (en prière ?) un long moment. Puis, soudainement, il se relève, prend une grosse pierre et la dépose sur un monticule d’autres pierres déjà rangées par ses congénères au pied de l’arbre. Des cris stridents, puis il repart brusquement dans la jungle.
Cette scène étrange a été enregistrée à de plusieurs reprises par des scientifiques : elle les a laissés profondément perplexes. Les singes pratiquent-ils là un rituel sacré que l’on croyait réservé exclusivement aux humains ? Leur étude révolutionnaire vient de paraître dans la revue Nature.
La scientifique Laura Kehoe de l’Université Humboldt (Berlin) et de l’Institut Max Planck d’anthropologie évolutionniste (MPI-EVA, Allemagne), qui a cosigné cette étude publiée par Nature avec 80 de ses confrères, n’en revient toujours pas. « Ce que nous avons vu était exaltant, dit-elle. Un grand chimpanzé mâle s’approche d’un arbre mystérieux et fait une pause. Il regarde rapidement autour de lui, saisit une roche et la jette de toute sa force au niveau du tronc d’arbre ». Elle poursuit, encore sous le coup de l’émotion : « Rien de tout cela n’avait été vu avant et cela m’a donné la chair de poule ».
Que les chimpanzés sauvages utilisent des outils, on le sait depuis les années 1960. C’est la célèbre primatologue Jane Goodall qui a découvert ce phénomène. Elle a observé et patiemment documenté comment ces singes utilisent des brindilles, des feuilles, des bâtons et certains groupes utilisent même des lances afin d’obtenir de la nourriture. Les pierres servent aussi aux chimpanzés à casser des noix ou à couper de gros fruits. De temps en temps, les chimpanzés jettent des pierres avec force pour marquer leur position dans une communauté.
Jane Goodall
Mais ce que les scientifiques ont découvert dans l’étude publiée le 29 février dernier est d’une toute autre nature. « Ce que nous avons découvert n’est pas un événement ponctuel aléatoire. C’est une activité répétée, sans lien clair pour obtenir de la nourriture ou affirmer un statut » déclare Laura Kehoe. Elle ajoute cinq mots qui pourraient déclencher une véritable révolution : « Ce pourrait être un rituel ».
Les chercheurs ont donc élargi leur champ d’investigation à plusieurs régions d’Afrique de l’Ouest, pour identifier des arbres possédant à leur pied ou dans le tronc d’arbres creux, des accumulations de roches. Des piles qui rappellent de très nombreux monticules ou cairns que l’on connait partout dans le monde, mais qui sont d’origine humaine et remplissent des fonction précises : soient rituelles, soit d’appropriation, soit de marques d’orientation. En Afrique, les scientifiques connaissent des arbres considérés comme « sacrés » au pied desquels des populations autochtones déposent des pierres. Mais il s’agit de populations humaines, pas de singes !
La carte montre les emplacements de toutes les populations de chimpanzés étudiés à travers l’Afrique , y compris les quatre sites de recherche temporaire PanAf (TRS) où le comportement de jets de pierres accumulatives a été observé ( cercles blancs ; 1: Boé, Guinée-Bissau, 2: Sangarédi, Guinée; 3: Mt . Nimba, Libéria; 4: Comoé GEPRENAF, Côte d’Ivoire).
Les équipes de l’Institut Max Planck ont donc voulu en avoir le cœur net. Ils ont repéré plusieurs dizaines d’arbres comportant ces tas de pierres et ont installé une soixantaine de caméras espions dans différentes régions d’Afrique occidentale. Les nombreuses images obtenues sont sans appel : ce sont bien les singes qui déposent les pierres au pied des arbres. « Les caméras ont filmé les chimpanzés en train de ramasser des pierres sur le côté, ou à l’intérieur des arbres puis les jeter sur ces arbres tout en émettant de grands cris », explique Ammie Kalan, autre membre de l’équipe de recherche. Un comportement observé particulièrement chez les mâles adultes, même s’il a aussi été constaté chez des femelles et de jeunes chimpanzés.
Pour Christophe Boesch, l’un des signataires de l’étude, « Cela représente le premier enregistrement d’observations répétées de chimpanzés présentant une utilisation d’outils (les pierres) à des fins autres que la recherche/extraction de nourriture, pour ce qui semble être des arbres ciblés ». Il ajoute lui aussi : « Il est probable que cela ait une signification culturelle ».
( A) chimpanzé adulte mâle jetant une pierre en hurlant (Boé, Guinée-Bissau et Comoé GEPRENAF, Côte d’Ivoire). ( B) Boé, Guinée-Bissau: pierres accumulées dans un arbre creux; un site de jets de pierres accumulées par des chimpanzés; et les pierres accumulées entre-deux racines contrefort
En général, les chercheurs sont des gens prudents. Ils avancent donc plusieurs hypothèses pour expliquer un phénomène. Dans le cas de nos chimpanzés, les scientifiques avancent trois pistes d’explications.
La première, à laquelle ils semblent ne pas beaucoup croire, serait qu’en projetant les pierres contre certains arbres, les singes produiraient un son caractéristique, comme celui que fait un tambour. Certains arbres produiraient des sons plus impressionnants que d’autres et, du fait de leur bonne acoustique, pourraient devenir des endroits de visite populaires. Cette explication tient difficilement car on voit parfaitement bien sur les vidéos des singes qui ne projettent pas les pierres mais les déposent en tas, presque précautionneusement. Sans émettre le moindre bruit.
La deuxième explication s’apparenterait à ce que l’on observe dans de nombreuses populations humaines primitives. L’amoncellement de tas de pierres servirait à marquer un territoire ou à indiquer un chemin. Cette pratique a été une étape dans l’évolution du comportement humain. Les chimpanzés sont-ils en train de l’emprunter eux-aussi ?
La troisième explication est la plus intrigante. Les singes marqueraient, par ces amoncellements de pierres, des arbres distinctifs, des arbres « sacrés ». Cette pratique est observée dans de multiples populations humaines ; elle est un des premiers signes de vie culturelle chez l’humain. Les comportements des chimpanzés d’Afrique occidentale sont-ils de même nature ? Voit-on dans cette étude, pour la première fois des animaux s’adonner à une activité culturelle ?
Le mystère est entier et ouvre des pistes de recherche fascinantes que les scientifiques comptent bien développer sans tarder.
Car il y a urgence. L’homme est en train de décimer les chimpanzés d’Afrique. Leur population, par exemple en Côte d’Ivoire, a diminué de 90 % au cours des 17 dernières années ! Si rien ne change, dans moins de trente ans, il n’y aura plus un seul chimpanzé à l’état sauvage en Afrique. Leur extinction ne serait pas seulement une perte critique de la biodiversité, mais une perte tragique pour notre propre patrimoine … culturel.
Cet article a été originellement publié le 5 mars 2016
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