Il n’est ni critique ni chroniqueur et il ne s’agit dans ces lignes qui suivent que de retracer les impressions à la lecture du dernier essai publié par la Professeure de littérature Françoise Lavocat (1), aux éditions Hermann, sous le titre : Les personnages rêvent aussi.
Lorenzo Soccavo est Chercheur en Prospective et Mythanalyste de la Lecture. Sur son blog, il se passionne pour l’immersion fictionnelle, ses travaux portant sur les métalepses narratives, la traversée du miroir par les lectrices et lecteurs de fictions littéraires. Il offre dans l’analyse de ce livre un regard étonnant, passionnant.
L’ouvrage « Les personnages rêvent aussi » nous invite à imaginer une planète Fiction sur laquelle vivraient absolument tous les personnages issus de la littérature. Texte d’une belle intelligence sur les coulisses de la fiction, ce livre est à la fois, sous couvert de fictionnalité, un véritable cours d’histoire de littérature comparée et une bibliothèque, ou plus précisément peut-être une bibliographie kaléidoscopique. Le plus intéressant, à mon sens, est qu’il est aussi une démonstration de la nécessité, au moins parfois, de passer par la fiction pour mieux rendre compte des réalités.
Celles et ceux habitués à une lecture immersive des romans seront comme des niais émus des aventures, des émotions et de l’expression des sentiments des héros de cette histoire, moi-même je l’ai été : démonstration, si cela était encore nécessaire (je pense que cela l’était) de la puissance du langage à nous tromper et à se jouer facilement de notre sensibilité humaine.
Une substitution est souvent la marque d’un sacrifice (Genèse, Abraham…) et le langage serait en soi sacrificiel par rapport à la crudité objectivement et exhaustivement inénarrable des faits. L’on visualise mentalement ce que les mots font apparaître, pas ce qu’ils invisibilisent.
Le point sensible, qui recouvre l’enjeu d’une autonomisation des lectrices et des lecteurs (empowerment, capacitation), d’un exercice de leur liberté de pensée amorcé depuis, au moins, le passage à la lecture silencieuse puis par le développement de l’imprimerie et poursuivi depuis, entre autres pour les plus connus du public, par Roland Barthes et Umberto Eco, autonomisation des lectrices et des lecteurs aujourd’hui amplifiée par l’usage des outils et services numériques, le point sensible donc, est évidemment celui des métalepses.
Dès la page 57 de son livre, Françoise Lavocat (précédemment auteure entre autres de Fait et fiction – Pour une frontière, Editions du Seuil, 2016) est claire sur ce que pourrait apporter sur sa planète fictive le groupe des personnages métaleptiques : « Ils ont tous, en effet, allègrement franchi les barrières constituées par des écrans et des pages, mais toujours à l’intérieur de fictions. »
Si nous jouons le jeu intellectuel, spirituel, qui nous est proposé par Françoise Lavocat avec ce livre, plusieurs questions se posent alors : Quelle sera la réception de cet ouvrage à Shadavar, la ville principale de la planète Fiction dans laquelle se déroule l’action ? Quel impact a-t-il peut-être déjà eu et en ressentirons-nous les effets ? Pourrait-il générer ses propres avatars métafictionnels et par exemple inspirer un serious game ?
En poussant le jeu à l’extrême, nous pourrions même nous demander si ce livre n’aurait pas été dicté par des personnages de fiction à Françoise Lavocat qui aurait, soit à son insu soit volontairement, été la cible consentante d’une opération commando telle que celle présentée précisément dans son livre sous le nom de Mission Sororis, avec pour finalité d’utiliser des « ondes lectorales » pour faire entrer en communication humains et personnages de fiction.
Il se pourrait aussi que ce livre soit prédictif et qu’apparaissent alors assez rapidement dans ce que nous percevons comme « la réalité » le jeu vidéo sur La Comédie humaine et la plateforme de rencontre entre public et personnages dont il est question à la page 153 : « Notre but, c’était de contacter des entreprises qui auraient pu être intéressées par nos projets, le jeu vidéo sur La Comédie humaine et la plateforme de rencontre, et d’entrer en relation avec des humains qui ont réussi à passer la frontière entre fait et fiction, avec l’objectif de nouer de possibles collaborations. Elaborer un projet de recherches, si vous voulez.«
Il se pourrait enfin que la fiction proposée dans ce livre ne soit qu’un leurre masquant un simulacre d’opération Sororis, mais depuis la Terre, à l’encontre des metteurs en scène exagérément égocentriques (principalement ceux d’opéras) et des avatars littéraires jouables de jeux vidéo. Entre autres, les pages 157 et 163 sont éloquentes sur ce point.
Considérer les personnages de fiction comme des créatures extraterrestres avec lesquelles nous pourrions potentiellement entrer en contact est le thème d’une des conférences que je propose.
Le « mur du son » conceptuel qu’il nous faudrait passer relève de la possibilité pour des fictions issues de l’imagination humaine d’acquérir suffisamment de densité pour pouvoir nous être sensoriellement perceptibles.
Je repense, dans un autre domaine, à un article récent, titré : Il faudrait étendre la définition de la vie pour savoir s’il y en a sur Mars (« Les recherches suggèrent que la définition standard de la vie pourrait être trop restrictive pour les complexités de l’espace. ») : ce sont des stratégies cognitives de ce type que nous devrions exploiter si nous voulons obtenir des résultats concrets. Espérons que les futurs travaux de la Red Team, de l’Agence de l’Innovation de Défense du Ministère des Armées, permettront des avancées dans ce sens.
Comme pour les formes de vie extraterrestres, le caractère exclusivement anthropomorphe des personnages serait également à interroger. Je pense notamment au cas de Flatland d’Edwin Abbott Abbott dont les personnages, attachants, ne sont pourtant que des figures géométriques.
Mon point de vue est ici qu’il nous faudrait, sur les questions de métalepses et d’autonomisation des lectrices et des lecteurs de fictions littéraires, passer de la recherche théorique fondamentale à une recherche expérimentale appliquée. Ne pas fantasmer que les personnages viendront un jour à nous, mais aller à eux comme jadis les navigateurs de la période des Grandes découvertes (voir mon concept de fictionaute).
C’est cet esprit qu’il nous faudrait redécouvrir, c’est ce désir qui devrait nous animer.
C’est dans cette perspective que j’étais récemment intervenu à l’occasion du séminaire-marathon du 1er mai 2020, organisé dans le cadre des Rencontres Scénographies et Technologies S&T#3 par Franck Ancel (psychanalyste et explorateur de la numérisation et des créations post-scénographiques) : Voyager dans les livres.
En somme, je crois que nous devrions prendre exemple sur les personnages de la planète Fiction et créer comme eux une société Démiurgis, centre de recherches sur les populations fictionnelles et leurs possibilités d’échanges avec les humains.
Cependant, davantage qu’un plaisant jeu intellectuel, Les personnages rêvent aussi est par rapport à ces questions une véritable réflexion argumentée et impeccablement fondée, comme en témoignent les sources indiquées en making-of à la fin du livre, et cette raison suffit amplement pour en rendre la lecture indispensable à quiconque se sent en affinités avec les mondes fictionnels.
Cet essai est publié dans la collection Fictions Pensantes des éditions Hermann : « Le titre de cette collection est une invitation à considérer la littérature comme un espace de pensée, et les œuvres comme des systèmes signifiants dont le fin mot n’appartient ni à l’auteur ni au lecteur […] Les essais publiés dans la collection Fictions pensantes ont en commun d’interroger la façon dont les textes littéraires pensent. Il s’agit non seulement de comprendre à quoi ils pensent, et dans quels buts, mais aussi comment ils pensent. » (Extrait de la présentation de l’éditeur).
Lorenzo Soccavo, Chercheur en Prospective et Mythanalyse de la lecture
Concepteur de la prospective du livre – Conseil en innovation, conférencier, enseignant formateur au service des professionnels du livre et de la lecture, de l’édition francophone imprimée ou numérique.
L’original de cet article est paru sur le blog prospectivedulivre.blogspot.com. UP’ Magazine le relaie ici avec l’aimable autorisation de son auteur.
(1) Professeure de littérature comparée à l’Université de la Sorbonne Nouvelle et présidente de la SIRFF – Société internationale de recherches sur la fiction et la fictionnalité