Terriens ou Martiens ? La question peut paraître oiseuse. Elle semble pourtant avoir déjà été tranchée dans l’esprit des propagandistes de la fuite en avant technologique et des décideurs qu’ils hypnotisent. Et nous ne cessons d’y répondre nous-mêmes par nos modes de vie, par leur effet global cumulé. En dépassant les capacités de charge de la planète (que l’on mesure avec l’« empreinte écologique ») ou en franchissant (pour considérer une autre batterie d’indicateurs globaux) les « limites planétaires », nous agissons quasiment tous comme si nous disposions d’une autre planète – comme si Mars s’apprêtait à nous accueillir ! Ce « nous » masque certes des inégalités dans la responsabilité, mais il s’agit ici d’aborder un autre aspect du problème.
Le niveau global où se situent les indicateurs pertinents pour évaluer l’impact de nos activités sur la planète est, pour nous autres humains, d’ordre purement scientifique. Il renvoie à une dimension de la réalité à laquelle nos sens ne nous donnent aucun accès et il n’est actuellement pris en charge par aucune instance politique.
Le Conseil de sécurité des Nations Unies veille à la paix mondiale mais pas au non-franchissement des limites planétaires, même si les questions environnementales peuvent désormais y avoir droit de cité. L’Accord de Paris de 2015 a représenté à cet égard un réel progrès.
Dans un ouvrage qui vient de paraître (Écologie intégrale : pour une société permacirculaire, Éditions Puf), nous proposons de faire entrer cet horizon global dans l’arène démocratique. Nous proposons de transformer en objet de décision politique (en prenant l’échelle d’une nation particulière) la question du non-franchissement des limites planétaires. Et nous prétendons que la réponse à cette question conditionne la faisabilité d’une économie authentiquement circulaire. La seule qui nous permette de continuer à vivre sur Terre.
Des indicateurs dans le rouge
Quel que soit l’indicateur choisi, nous avons déjà franchi les limites de la Terre. Nous consommons désormais à l’échelle mondiale 1,7 planète, c’est-à-dire plus de ressources que la Terre n’est capable de nous en procurer sans dégradations. En 2017, le jour du dépassement des capacités terrestres a eu lieu dès le 2 août. Depuis, nous vivons à crédit.
De manière générale, les flux de matières mondiaux croissent plus rapidement que le PIB mondial, et ce depuis le début des années 2000. Dans l’article qu’il a rédigé pour l’ouvrage Dictionnaire de la pensée écologique (2015), l’ingénieur François Grosse rappelle ainsi :
« La consommation mondiale d’acier pendant l’année 2011 – environ 1,5 milliard de tonnes – est supérieure à la production cumulée de fer de toute l’espèce humaine jusqu’à 1900, depuis les origines préhistoriques de la sidérurgie. Un paramètre déterminant de ce bouleversement est l’ »invention » de la croissance économique : pendant les millénaires précédents, le PIB mondial a augmenté à un rythme inférieur à 0,1 % par an […], soit une augmentation cumulée de moins (voire beaucoup moins) de 10 % par siècle. À l’échelle de l’évolution des sociétés, la transformation de l’économie humaine depuis un ou deux siècles constitue donc un choc, auquel rien n’a préparé notre espèce. »
Ce choc est perpétué par notre système économique, essentiellement pour deux raisons : les pays riches maintiennent coûte que coûte leur niveau de consommations matérielles et les classes moyennes des pays émergents accèdent aux modes de vie occidentaux.
Si l’on se tourne du côté de l’autre indicateur global, celui des limites planétaires, la situation n’est guère plus rassurante. Sur les neuf limites dont le franchissement ferait basculer le système-Terre dans un état inédit par rapport à celui que nous avons connu depuis la fin du précédent âge glaciaire, nous en avons déjà franchi quatre : dans le domaine du climat, de la biodiversité, de l’usage des sols et concernant les flux de phosphore et d’azote associés à nos activités agricoles.
Le piège environnemental
Rien de bien visible ne se passe pourtant, objectera-t-on. Tel a longtemps été le cas, en effet. Mais plus maintenant. Il n’y a désormais guère de lieu sur Terre où, d’une manière ou d’une autre, on ne perçoive le changement climatique : qu’il s’agisse de la fonte rapide de nombreux glaciers ainsi que de celle du Larsen C dans l’Antarctique Ouest, de la hausse des températures en Arctique (20 °C au-dessus des moyennes saisonnières fin 2016 et début 2017), de l’élévation du niveau des mers dans l’océan Indien ou de vagues de chaleurs, d’inondations, de cyclones ou de typhons, en Asie comme en Amérique du Nord.
Nous touchons ici au cœur du piège environnemental : nous pouvons dégrader la planète longtemps sans conséquences visibles ; quand elles le deviennent, il est trop tard pour se prémunir des dommages associés au niveau de dégradation atteint. Nous en sommes là pour le climat au moins. Et même si nous parvenons, quasiment par miracle, à ne pas trop excéder une augmentation de la température moyenne à la fin du siècle de 2 °C, ce n’est pas une promenade climatique qui nous attend !
Jusqu’où irons-nous sur la voie qui demeure encore celle de toutes les nations, poursuivant la croissance de leur PIB, laquelle se traduit immanquablement en consommation croissante de ressources ? Jusqu’à l’effondrement ? Nous ne nous aventurerons pas à répondre. Rappelons seulement que le fameux Rapport Meadows de 1972 sur les limites à la croissance prévoyait que, dans l’hypothèse alarmante où l’on ne ferait rien pour changer les choses, les courbes retraçant nos activités économiques et la démographie mondiale entre 2020 et 2040 s’inverseraient rapidement, sous la forme d’une profonde dégradation économique et sociale.
Bornons-nous à constater que la mollesse de nos réactions, le primat que nous accordons en tous points ou presque à notre modèle économique nous conduisent nécessairement, dans une course à l’uniformisation des pratiques qui n’a jamais été officiellement approuvée par quelque instance démocratique ou scientifique que ce soit, à une fuite en avant technologique.
Mars, l’impossible option
Cette fuite en avant constitue de fait une fuite en avant spatiale. Continuer sur notre lancée suppose que nous allions, dans un avenir relativement proche, chercher des matériaux sur d’autres planètes et, au final, que nous changions de planète !
Tel est d’ailleurs bel et bien l’imaginaire qui sous-tend les activités d’une société comme Space X fondée par l’entrepreneur Elon Musk. La planète candidate la plus proche n’est autre que Mars. Or, il n’y a pas d’atmosphère sur Mars qui permette de respirer ou de se protéger des rayonnements cosmiques délétères. Sa surface est, semble-t-il, passablement chlorée.
Quant à « terraformer » Mars, un temps presque infini serait nécessaire. Sans compter qu’il faudrait y transporter des milliards d’habitants… avec quelle énergie et quels matériaux ? Pour l’heure, Musk n’est à même de proposer à ses admirateurs qu’un aller simple. Soulignons encore que selon les calculs du physicien Gabriel Chardin, une horde humanoïde passant d’une planète analogue à la nôtre à la suivante – en y maintenant un taux de croissance annuel de 2 % – détruirait en 5 000 à 6 000 ans l’univers dans un rayon de dix milliards d’années-lumière.
Il serait grand temps de sortir de ce rêve cauchemardesque et de se rendre à l’évidence : nous n’avons qu’une seule planète et guère d’autre issue que de composer avec ses limites.
Se rendre à cette évidence, c’est se donner pour objectif, à une échéance de grosso modo deux à trois décennies (comme le suggère notamment, parmi bien d’autres, la stratégie énergétique 2050 de la Confédération helvétique), le retour à une empreinte écologique d’une seule planète tout en cherchant à inverser les tendances en matière de dépassement des limites planétaires.
Recycler ne suffira pas
Le retour à une seule planète, c’est précisément l’objectif qui a été proposé le 25 septembre 2016 au peuple suisse, lors d’une initiative populaire intitulée « Pour une économie durable et fondée sur une gestion efficiente des ressources (économie verte) ». Si le « non » l’a largement emporté, le « oui » s’est imposé dans des villes comme Zurich, Genève ou Lausanne. Cette traduction politique des limites planétaires est la condition nécessaire d’une économie circulaire qui répondrait réellement aux enjeux qui sont désormais les nôtres.
C’est le taux de croissance de la consommation des ressources qui, rappelons-le, conditionne la circularité d’une économie. On ne recycle en effet différentes matières qu’après des temps de résidence dans l’économie qui sont variables, mais qui peuvent atteindre plusieurs décennies.
Avec un taux de croissance annuel supérieur à 1 %, la part recyclée finit par ne représenter qu’une portion assez faible de la matière consommée au moment de la réintroduction de la matière recyclée dans le cycle des activités économiques.
Recycler ne suffit donc pas : c’est à une véritable restauration de la planète qu’il convient de s’atteler, avec le retour à une empreinte d’une seule planète. D’où l’idée d’une économie régénérative, restaurant de fond en comble les sols, réduisant fortement les activités extractives, substituant massivement aux matières premières classiques des matières recyclées ou biosourcées, inversant les courbes de dégradation, redonnant un sens au travail, etc.
Pour une société permacirculaire
C’est cette économie que nous qualifions de « permacirculaire ». Nous entendons par là une économie qui veille non seulement aux synergies locales entre usines et entreprises et aux arrangements « micro » de recyclage et de fonctionnalité, mais qui, contrairement à l’économie circulaire standard, se soucie également d’une réduction globale des flux de matière et des rythmes de croissance et d’un changement de fond dans la culture, allant vers davantage de sobriété vécue et des technologies plus simples.
La vision actuelle de l’« innovation » et de l’« écologisation » de l’industrie inscrit toute la réflexion au sein d’un seul paradigme : celui de la « croissance verte », réputée magique en ce qu’elle ne requiert pas de changement dans notre culture et dans nos modes de vie. Cette monomanie bloque les voies d’expérimentation autres – dans l’économie sociale et solidaire ou à travers des choix de vie plus radicaux de « suffisance ».
Une des thèses majeures que nous défendons est que la permacircularité peut être atteinte avec une pluralité de trajectoires économiques, allant des approches permacoles, enracinées et expérimentales (par exemple la communauté de Schweibenalp en Suisse) jusqu’à des productions très capitalistiques de services ou d’objets, utiles aux autres secteurs (par exemple le recyclage des pièces automobiles), en passant par une économie sociale, environnementale et solidaire et des activités bancaires davantage orientées vers la « suffisance ».
L’unique contrainte, mais elle est absolue, est que chacune de ces approches fasse ses preuves à l’intérieur d’un même cadre uniforme : celui du retour à une seule planète.
La « croissance verte », à elle seule, n’a aucune chance de nous permettre de réaliser cet objectif. Une société permacirculaire offrirait ainsi un cadre éminemment plus pluraliste et plus démocratique, mais aussi plus cohérent, que celui proposé actuellement par ceux qui ne jurent que par une seule et unique voie d’avenir.
Dominique Bourg, Philosophe, professeur à la Faculté des géosciences et de l’environnement, University of Lausanne et Christian Arnsperger, Professeur en durabilité et anthropologie économique, Faculté des géosciences et de l’environnement, University of Lausanne
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.