Face à l’emballement simultané des crises écologiques, économiques, sociales, politiques et existentielles, nos sociétés semblent piégées dans une fuite en avant. Loin de simples dysfonctionnements, c’est un effondrement structurel qui se profile : celui des équilibres vitaux de notre biosphère, mais aussi de nos représentations collectives, de nos institutions démocratiques et de notre capacité à percevoir le réel. Dans cet article, Jacques de Gerlache explore les racines systémiques de cette crise de civilisation, et pointe notamment l’une de ses carences majeures : l’absence, au sein des mouvements socio-politiques constructifs du XXe siècle, d’une métaphysique émotionnelle et spirituelle capable de nourrir des récits mobilisateurs, porteurs d’espoir, d’incarnation et de plaisir partagé à construire ensemble. Il souligne aussi les effets délétères d’un individualisme exacerbé, amplifié par les réseaux dits « sociaux » qui isolent sous couvert de connexion, détournant la conscience collective vers des opinions fragmentées et souvent déconnectées du réel. Pour éviter le naufrage, il appelle à une refondation des valeurs, à un réveil de la conscience et à une réinvention du vivre-ensemble fondée sur la solidarité, la responsabilité et l’imagination.
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Nous sommes à la veille d’une transformation globale. Tout ce dont nous avons besoin est la bonne crise majeure, et les nations vont accepter le Nouvel Ordre Mondial – David Rockefeller
Tant que ça marche ! – un trader
Nos systèmes sociétaux sont de plus en plus confrontés, certes, à des crises écolo-climatiques, économiques, sociales, culturelles et migratoires, sans oublier, bien sûr, les crises sanitaires, alimentaires et politiques, pour ne citer qu’elles. Mais elles sont aussi confrontées à des crises philosophiques : les idéaux que portaient la plupart de leurs expressions, morales et/ou religieuses ne répondant plus aux réalités contemporaines.
Les signes systémiques d’un tel effondrement sont de plus en plus évidents, depuis la disparition mondiale accélérée des coraux marins, cette composante fondamentale à la base de tout système écologique, jusqu’à celle des convictions démocratiques au niveau politique.
La très relative résilience des pseudo-équilibres socio-économiques ou écologiques masque le fait que les ruptures en cascade, comme les avalanches, sont inscrites dans la matérialité historique de l’évolution des faits. L’esclavage du paradigme de la dette, avec celui de la croissance qu’elle impose, y contribuent largement. L’illusion d’évolution linéaire et de confiance en un progrès « inéluctable » et généralisé qui en découle nous fait ignorer que nous avons atteint l’« l’âge des limites ».
Les civilisations « locales ou régionales » ont beau s’être écroulées les unes derrière les autres face à ces contraintes, les appels se sont multipliés ainsi que les signes avant-coureurs, cela ne sert pas d’avertissement face au risque à présent mondialisé d’effondrement tant de notre biosphère que de notre sociosphère par la rupture de ses équilibres dynamiques essentiels y compris climatique, alimentaire, énergétique, aquatique et sanitaire.
Face à ces réalités, on constate une dramatique « fuite mentale » des citoyen(ne)s et leur renoncement à (re)connaître la réalité des faits, cela au profit du confort de leurs représentations au travers d’opinions émotionnelles et subjectives, notamment via des réseaux pseudo-sociaux. Ce monde (télé)virtuel que nous nous construisons sur l’écran noir de nos nuits blanches (1), peu importe qu’il ne corresponde pas à la réalité : du moment qu’il correspond à notre réalité …
Voilà comment se constituent aujourd’hui des hordes d’«individualisés » de moins en moins sereins, de moins en moins épanouis, de moins en moins en harmonie avec leurs proches au point de ne pouvoir pérenniser leurs relations zumaines … Avec ces réseaux pseudo-sociaux, témoignages souvent pitoyables de ce dévoiement des relations humaines, qui fascinent et qui meublent les soirées ou repas au restaurant … L’individualisme devenu obsessionnel, en effet, est ce qui enferme, pas ce qui libère.
Enferme dans nos certitudes évoquées plus haut, dans une tour d’ « n’y pas y voir » …
Il y a longtemps pourtant qu’un René Magritte nous avertissait devant une image la représentant que « Ceci n’est pas une pipe ». Ce n’est pas la capacité de voir et de comprendre qui est donc en cause, mais la volonté morale ou psychologique de le faire : « il n’y a pire sourd que celui qui ne veut pas entendre… ». Et dans ce cas, la tendance sera de nier les erreurs, voire à les aggraver en contestant les éléments qui les mettent en cause lorsqu’ils contredisent les représentations que l’on s’en est fait.
Un problème de ces dérives et des crises qu’elles entraînent est qu’elles s’accompagnent d’une perte de représentativité des partis politiques, et aussi en partie de la représentation syndicale. Face aux impasses sociétales, l’horizontalisation des mouvements d’opinion et ce délitement des corps de représentation citoyenne intermédiaires qui les accompagne accentue cette rupture démocratique, que ce soit par l’abstention aux élections ou en rejoignant des groupes extrémistes, ceux notamment qui, comme depuis toujours dans l’Histoire, militent alors pour des formes de pouvoir autoritaires, voire dictatoriales, le plus souvent totalement éloignées de la réalité des problèmes à régler.
Ce qui a fait défaut aux mouvements socio-politiques constructifs du XXème siècle, c’est une métaphysique spirituelle et émotionnelle, des récits qui, intégrant leurs préoccupations sociétales, créent des passions positives, fassent rêver d’un plaisir à venir et génèrent l’apparition de personnalités incarnant ces idéaux à promouvoir. Comme le démontre l’existence des mythes depuis l’aube de l’humanité, des récits à la fois spirituels et émotionnels constituent une des clés psychologiques indispensables pour dynamiser la création et la réalisation harmonieuse d’idéaux sociétaux. C’est notamment cette dimension duale qui, aux deux siècles précédents, a manqué à la mobilisation autour des idéaux de gestion sociétale collective, tel celui engendré par Karl Marx. Privé de cette dynamique, celui-ci a dès lors dégénéré politiquement en menant aux autoritarismes dictatoriaux et génocidaires que l’on sait. Dimension duale mobilisatrice qui constitue aujourd’hui la carence des mouvements politiques censés représenter les citoyen(n)es et manque toujours aux multiples mouvements de mobilisation.
Et le caractère devenu mondialisé des multiples composantes de cet effondrement éco-lo-no-climato-politique en rendra l’intensité relativement irréversible. L’absence, voire le refus, de vision intégrative – pour ne pas dire systémique, ce « mot-dit » – des enjeux dans leurs dimensions irréductibles rend d’autant plus difficile de rassembler les diverses communautés sociales plus lucides existantes, les seules qui sont en mesure de composer et d’orchestrer harmonieusement – et donc sans cacophonies fatales – des plans coordonnés de gestion de ces crises à la hauteur de leurs enjeux respectifs.
Un de ces éclairages déterminant de la science contemporaine est en particulier celui qui a montré que l’univers évolue spontanément vers un état d’équilibre uniforme, dit « thermodynamique » de ses états matériels et énergétiques, ondes ou matière. Une forme de « finalité » purement matérielle et clairement de nature non « intentionnelle » Celle-ci expliquant que la destinée de tout milieu loin de l’équilibre énergétique, telle une galaxie ou une simple planète, est d’atteindre un état d’uniformité, appelé un état de dés-ordre ou d’entropie maximale. Et la « raison d’être » de toute organisation localisée émergeant spontanément en son sein, du simple cyclone sur l’océan jusqu’aux « multinationales », est alors qu’elle favorise l’évolution de ce milieu vers cet état d’uniformité énergétique. On pourrait évoquer à ce sujet une « loi universelle d’attraction entropique» loi qui s’exerce sur tous les états énergétiques, ondes ou matière complémentaire à la loi universelle d’attraction gravitationnelle (2).
L’évolution des systèmes organisés biologiques puis sociétaux en a alors toujours favorisé les formes les plus sophistiquées qui seront les plus dissipatives et menant à donc l’épuisement progressif des seules ressources disponibles et non renouvelables … Et c’est bien cet état d’épuisement insoutenable de ses ressources que traverse actuellement l’espèce humaine … Contrairement à une idée longtemps véhiculée par ce que l’on appelle le productivisme, il n’y a donc pas nécessairement « création de valeur » mais simplement « extraction » ou « concentration de valeur » puis surtout, « dissipation de valeur » (cfr supra) et, quand on considère le processus marchand dans son ensemble, « détournement de valeur » par rapport à la nature dont sont, par essence, issues toutes les productions humaines.
Mais un enfant de 5 ans comprendrait ça !”
“Allez me chercher un enfant de 5 ans !”
Groucho Marx
De facto, à la différence des sociétés humaines, les communautés végétales et animales n’ont pas tendance à maximaliser la dissipation énergétique de leurs propres structures organisationnelles, mais de les optimaliser. L’économie des structures humaines a en effet comme défaut de combiner à la dissipation générale de l’énergie du système dont elle émerge celle de ses structures sociétales propres au profit grandissant d’une « élite » de plus en plus restreinte. Avec comme conséquence d’en réduire la résilience et donc la pérennité.
Dans le contexte et face à la multiplication grandissante de « colères » et mutineries à bord en particulier de l’Occitanic et à son naufrage annoncé, il y a urgence de soutenir et dynamiser l’émergence de ces collectifs des personnes et mouvements porteurs d’utopies sociétales régénérées, ces « Gilet-te-s de sauvetage », certes contradictoires dans leur diversité, et de les nourrir de ces lumières nouvelles. La cristallisation de la situation de crise socio-économique et politique rencontrée par de nombreux pays ont heureusement matérialisé une première coalescence de multiples mouvements associatifs autonomes au sein, par exemple, du mouvement des « indignés », du mouvement du G1000 ou d’autres initiatives comparables, démontrant que la quête d’alternatives grandit et se développe. Leurs principales caractéristiques sont de matérialiser ce refus de la situation existante, de ces systèmes de représentations confisqués par des « fédérations » parti-cratiques, syndi-cratiques ou autres, mais aussi d’aspirer à « autre chose ». Une « autre » responsabilité face aux réalités contemporaines, une « autre » autonomie face aux impératifs sociaux, économiques et philosophiques, une « autre » solidarité face à la montée des ravages de l’individualisme, du communautarisme et du libéralisme forcené.
Encore faut-il qu’elles ne retombent pas dans les ornières du passé ou sous la coupe d’(un)intégriste(s) qui les détourne(nt) de leurs aspirations.
Echappant ainsi à la désintégration des systèmes traditionnels de représentation politique, ils constituent une unique opportunité, à bord de leurs « canots de sauvetage » solidarisés, d’harmoniser une « mobilisation générale » de l’ensemble des forces encore vives pour engendrer ces métamorphoses vitales susceptibles de « renverser la vapeur », de « changer de cap », et ainsi éviter un naufrage civilisationnel.
Nourrie du mythe de la science, la société abandonne même aux experts le soin de fixer des limites à la croissance.
Or, une telle délégation de pouvoir détruit le fonctionnement politique ; à la parole comme mesure de toutes choses, elle substitue l’obéissance à un mythe […] »
Ivan IllichLe marché n’a jamais fonctionné sans Etat. Aujourd’hui on ne connaît que deux marchés sans Etat, la Somalie et le marché mondial.
Nous vivons donc dans une Somalie planétaire c’est-à-dire un régime de non-droit.Aujourd’hui le marché mondial est un avion sans cabine de pilotage ! »
Jacques Attali
Une telle initiative internationalisée ne sera au départ n’être qu’une dynamique « chaotique » et inorganisée rassemblant des initiatives qui auront en commun, outre la dénonciation de situations intolérables et sans issues, sinon catastrophiques, que la volonté d’inventer « autre chose ». A ceux qui accepteraient de la rejoindre et de l’animer, de catalyser les interactions entre ses éléments de manière à ce qu’un courant convectif les traverse et les entraîne vers une cohérence dont pourrait émerger une vision du monde allant au-delà de celles qui ont prévalu jusqu’ici, transcendant sans les renier nécessairement des schémas à l’évidence périmés. Engendrer ainsi une conscience humaine globale et transcendée allant, elle aussi « au-delà » de son état présent et donc une éthique de responsabilité renforcée, éthique indispensable à toute transformation épanouissante de nos sociétés gangrenées. Et cela dans la diversité des opinions ou des modèles proposés.
L’exécution et les interprétations publiques de telles symphonies transculturelles, avec la possibilité d’improvisations pour autant qu’elles en respectent l’harmonie d’ensemble, seraient mobilisatrices de larges opinions publiques, comme celles se rassemblant lors de grands festivals. Dans ce contexte, une construction politique de type nouveau suggérée par Jean et Lucien Sève (3) ressemblerait à une fédération de collectifs thématiques, un mouvement sans personnalisation autour d’un leader et sans focalisation sur les élections sur le modèle de l’association ATTAC , qui chargés, chacun dans un domaine, de refonder des propositions, ce qu’ils nomment « conquérir une hégémonie culturelle » .
La révolution qui permettra de remettre au centre, non plus le pouvoir ou l’avoir, mais l’« être », dans sa dimension collective de peuple et individuelle de personne, sera une rupture. Des retrouvailles ! »
Jean-François Kahn
Elles pourraient notamment contribuer à la nécessaire transfiguration de certaines Valeurs sociétales, dites « universelles , qui contribuent à la cohésion sociale et à la construction d’une société juste et équilibrée et notamment :
- privilégier la croissance de la Valeur de Bien-Etre plutôt que celle de Bien-Avoir ; dans un monde aux ressources limitées et mal partagées, chacun(e) a-t-il/elle besoin d’accumuler des biens (telles des perçeuses – dont on ne se servira qu’un nombre dérisoire de fois …) plutôt que de partager des services dits « circulaires » entre locations, prêts, échanges, dons et mises en commun ;
- intégrer le fait que la Valeur de Liberté si largement revendiquée est en réalité une Valeur d’Autonomie ayant nécessairement des limites relatives et constitutives au sein du groupe sociétal auquel appartient chaque individu ;
- promouvoir l’exécution et le contrôle de la Valeur de Gouvernance, cette forme de justice en temps réel qui, telle la police de la route, relève les « infractions » et prévient des accidents au moment où ils peuvent se produire plutôt que de les juger et les condamner à postériori.
- transfigurer la Valeur d’Egalité en Equité et celle de Fraternité en Convivialité.
Induire par le biais d’un processus dynamique de « résonance épi-générique », cette re-constitution systémique d’un « Tout sociétal » intégrant aussi sa dimension « bio-planétaire » intrinsèque, dimension trop ignorée jusqu’ici (4). Tout ceci au travers d’un (r)établissement de l’équilibre entre une liberté dans la pratiques des activités, notamment économiques, et un contrôle du respect des normes sociétales adoptées par le biais de lois, d’institutions et de politiques publiques qui constituent la base de l’équilibre soutenable de leurs structures et de de fonctionnement.
Entre efficacité et résilience sociétale et face à la dynamique des risques de crises auto-destructrices et de leurs évolutions métastasiques, un tel processus re-constitutionnel aurait donc, pour les citoyens et leurs parties prenantes, la mission de réinterpréter et de reformuler ces « Valeurs essentielles » et de les constituer en « principes fondamentaux » de gestion des communautés humaines dans leur diversité et leur irréductible complexité. Composer et orchestrer en harmonie sur cette base partagée une musique qui serait une forme de Constitution universelle dont l’interprétation de concert aurait pour objet de générer la croissance du bien-être plus que celle du bien-avoir dans l’euphorie d’un bonheur partagé.
Principes intégrant mieux à côté de celle de Droit cette dimension de Responsabilité, tant humaine qu’écologique, tant personnelle que civique, et énonçant à partir de celles-ci les Principes d’une Gouvernance qui permet d’anticiper les dysfonctionnements sociétaux plutôt que de les sanctionner à postériori.
Mais comment mieux (faire) comprendre tout cela ??
Si tu es seul à rêver, ce n’est qu’un rêve ; si vous rêvez à plusieurs, c’est la réalité qui commence. »
Chant populaire brésilienKo-yaa-nis-katsi » un état de la vie qui appelle un autre mode de vie en langage hoppi.
Aussi un film de Godfrey Reggio avec la musique de Philip GlassLa décroissance bienheureuse à laquelle nous sommes de plus en plus nombreux à aspirer, sans trop savoir comment y parvenir,
c’est d’abord la décroissance de l’égo, de ses passions et de ses illusions. »
Lama Denys Rinpoché
Pour l’intelligence, le mot en anglais signifie d’abord « connaissance », d’où cette confusion des francophones dans l’interprétation de l’expression « artificial intelligence ». Car en français, intelligence signifie plutôt « interprétation » plus ou moins combinaison(s) créative(s) d’observations, de connaissances ; pour reprendre les termes de Gérard Balantzian : les capacités de relier, s’adapter, comprendre , inter, ressentir, pressentir, entendement, deviner … Et comme le dit René Padieu, une capacité qui « semble analogique à l’inspiration artistique : où viennent la symphonie, le poème ou le tableau quasi malgré lui à l’esprit de l’artiste. »
Et « raisonner, c’est lier ce qui est divers et séparer ce qui est « uni ». Capacité créative dont ne sont pas encore doués les algorithmes …
Mais les capacités humaines elles aussi sont limitées, ce qui, suite aux enfermements paradigmatiques et idéologiques, nous rend comme l’exprime encore Gérard Balantzian : être capables de prendre des décisions intelligentes et de faire en même temps certaines conneries : suite aux angles morts ? aux Ego ? aux passions ? aux rideaux culturels ? aux peurs ?
Raisonner, c’est lier ce qui est divers et séparer ce qui est uni. »
Ce qui est alors déterminant, c’est la capacité de conscience qui émerge de celle de l’intelligence, celle qui permet de réanimer, de rassembler et d’exprimer des expériences cognitives mémorisées pour pouvoir les partager avec d’autres : initialement sans doute pour échanger et partager des informations à propos de sources d’aliments, de danger, d’abri, …
Une capacité de conscience qui n’est d’ailleurs pas une capacité exclusivement humaine mais déjà parfois animale, comme c’est bien établi aujourd’hui, Avec cette différence que les non-humains ne sont sans doute pas en mesure de (ré)activer délibérément les éléments de leur mémoire pour les partager.
Cette capacité de partage est celle qui a créé, au-delà d’une dimension génétique, une dimension « épigénétique », celle d’apprentissage chez les animaux mais qui dans l’humanité est la dimension culturelle, elle aussi transmissible via des sons, gestes, mots, dessins, écritures, constructions, ….
C’est ce qui fait que chaque individu d’une espèce est donc intrinsèquement et dès avant sa naissance partie intégrante de sa communauté sociale, ce qui induit pour les humains la nécessité de corriger l’affirmation de René Descartes en l’exprimant de cette manière : « Ils pensent, donc je suis.«
C’est donc un tel « Grand matin » qu’il est nécessaire aujourd’hui de mieux éclairer et susciter pour aider les générations montantes à échapper à ce possible prochain naufrage ou qui en ré-émergeraient au terme d’une nuit peut-être profonde. Faire en sorte que cette perspective d’une nouvelle aube soit véritablement mobilisatrice vers une humanité rassemblée, grandie, mûrie, apaisée, enrichie des découvertes et des leçons d’une génération qui n’aura pu vraiment les (faire) vivre. Pour cela, il faut agir. Vite mais sans précipitation, agitation n’est pas mouvement (5).
Je sais la beauté de ce que j’ai trouvé,mais je sais aussi que je n’en suis pas le créateur.
Je ne fais que rassembler des choses qui étaient déjà là. »
Robert Wyatt
Sauf percée énergétique majeure, peu probable dans un délai rapproché, et qui bouleverserait fondamentalement nos modes de production et d’échanges socio économiques, les flux favorables à l’émergence d’états néguentropiques sociétaux seront irréversiblement moins abondants des flux extrêmement concentrés au profit d’une minorité d’alliances prédatrices et dominantes car mondialisées. Nos sociétés sont donc condamnées à changer de modèles, sauf à privilégier une situation protégeant ces alliances élitistes dans des forteresses dignes d’un nouveau Moyen-âge.
Plutôt qu’un développement durable illusoire voire cynique, sans doute faut-il promouvoir un art de vivre plus réaliste qui fasse s’épanouir l’espèce humaine en symbiose avec toute l’écosphère, un peu comme le « buen vivir » issu de la vision quechua de l’harmonie et récemment intégrée à la Constitution de l’Équateur ou le «Bonheur Intérieur Brut » que, malheureusement, les Bhoutanais n’ont pas encore vu se matérialiser concrètement. Entreprendre la métamorphose de notre propre état de « chenille » comme de celui de nos sociétés humaines, impose d’en imaginer “au delà” les états « papillon » (6) .
La solidarité est la résolution de l’ «équation humaine» par excellence : combiner l’épanouissement des groupes sociaux et celle de chaque individu qui en est issu. La compréhension des systèmes complexes, physiques ou biologiques, nous a révélé qu’un élément essentiel de leur émergence et de leur maintien est la nature irréductible des interactions entre leurs éléments. La solidarité n’est donc rien d’autre que la condition essentielle de (sur)vie de nos sociétés et civilisations humaines dans leurs multiples dimensions : affectives, spirituelles, culturelles, mais aussi sociales, organisationnelles, technologiques, économiques et financières.
Le principal espoir que cette autre intelligence du réel émerge plus largement réside donc dans celui d’y sensibiliser les plus jeunes générations. La Petite Poucette à laquelle s’adresse le sociologue Michel Serres (7) est sans doute, comme le fut un jour la légendaire Jeanne d’Arc, un porte-étendard des générations montantes, celles qui pourraient trouver les amorces de pistes leur permettant de trouver une cohérence qui serait plus large et plus profonde face aux paradoxes apparents des représentations de notre monde, de nos écosystèmes et de nos sociétés humaines. Et ainsi procéder eux-mêmes à cette recomposition constructive plutôt que destructrice qui leur permettra de faire face aux enjeux et aux défis immenses que leur posent, que leur poseront les crises actuelles, quelle qu’en soit la nature. Elles seront plus enclines à échapper, malgré les tentations multiples de la virtualité électronique, chimique ou alcoolique, voire dogmatique, aux idées toutes faites, comme le démontre leur mobilisation grandissante rappelant celle, en partie avortée, de la génération des années soixante …
Dans ce contexte, il est essentiel d’en avoir la lucidité pour y faire face et ne pas se réfugier dans un optimisme de circonstance qui ne fait que nous projeter plus rapidement dans un mur ou dans un précipice. Car, si crises et limites il y a, celles-ci sont franchissables à condition que l’on soit en mesure de les appréhender, de les accepter et surtout de les transcender. Pour cela, il est devenu essentiel et urgent d’accepter de voir, de penser, de regarder, d’apprendre, de comprendre, d’être et d’agir « au-delà ». Accepter de remettre en question(s) ce qui fut pendant des vies l’essence même de nos valeurs, de nos convictions et de nos actions. Un tel changement de paradigme n’est jamais simple et, comme l’exprimait le physicien Max Planck, « une idée nouvelle ne triomphe jamais, ce sont ses adversaires qui finissent par mourir ». N’est-ce pas précisément la capacité de conscience imaginative dont se prévaut notre espèce qui devrait nous permettre d’esquiver cette menace ou, à tout le moins de la postposer ?
Mais n’est-il pas justement pas déjà trop tard que pour convaincre l’humanité actuelle du caractère essentiel – au sens propre du mot – de ces dimensions irréductibles au cœur de nos enjeux fondamentaux ? ?
Si l’union fait la force, la force n’a jamais fait l’intelligence. »
Pierre DesprogesIt’s too late for sustainable development ».
Dennis Meadows, 2012Nous ne pouvons pas prévoir le futur, mais nous pouvons le préparer. »
Ilya PrigogineSi l’individu ne devient pas pacifique, une société qui est la somme de ces individus ne le deviendra jamais. »
Mathieu Ricard
Pourquoi dans toute société d’abondance relative et transitoire, les citoyens se laissent-ils ainsi anesthésier par leur situation et leurs prédateurs, comme le montre quasi invariablement l’histoire des empires du passé ? Sommes-nous condamnés, malgré la pseudo-conscience et la connaissance dont nous nous prévalons aujourd’hui, à revivre les mêmes scénarios et leurs mêmes chutes, au sens propre et au sens figuré ?
La balle est donc dans (v)notre camp. Le nôtre, le vôtre, pas celui des politiciens, des académiciens, des seuls « experts » en sciences du passé. C’est en ce sens que la solution de la crise est dans nos (vos) têtes : c’est réellement une crise de civilisation qui ne peut se réduire à aucune de ses parties. Et pour pouvoir en intégrer toutes les dimensions, nous devons apprendre à regarder au-delà de ces apparences trompeuses, voire fallacieuses.
Jacques de Gerlache, Eco-toxicologue, professeur à l’institut Paul-Lambin à Bruxelles. Conseiller scientifique auprès du Conseil fédéral belge du développement durable. Manager du site www.greenfacts.org
(1) En référence à la chanson de Claude Nougaro
(2) Le principe d’émergence – Partie 2. https://www.youtube.com/watch?v=3wDLbwaOpck
(3) https://journals.openedition.org/lectures/26188
(4) http://www.afscet.asso.fr/Ande21/deGerlache-Corsi-Ande2021-presentation.pdf
(5) Le principe d’émergence – voir autrement. – Une courte vidéo d’animation : https://www.youtube.com/watch?v=v_F20If0-P0
(6) Jacques de Gerlache & Patrick Corsi. A Multidimensional and Harmonized Systemic Integrative Approach For Managing Complex Societal Challenges. Res-Systemica Volume 21, 2021 http://www.res-systemica.org/afscet/resSystemica/vol21-printemps-2021/res-systemica-vol-21-art-08.pdf
(7) Michel Serres Petite Poucette, Editions Le Pommier
Image d’en-tête : Illustration ©UP’ Magazine







