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Une nouvelle manière de mesurer la Terre

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La Terre est une sphère, une boule, un globe. Les images hypnotiques de Jean-Pierre Goux nous l’ont fait ressentir comme jamais auparavant. Et en même temps, le sol reste plat, abstraction faite de ses reliefs. Il ne se mesure qu’en ares, en hectares ou en km². Ronde et plate. Telle nous apparait notre planète et nous nous sommes habitués à vivre dans cette contradiction apparente sans plus guère nous en soucier.

Et pourtant cette géométrie est trompeuse, redoutablement trompeuse. Elle ne traduit en rien la réalité vivante de la Terre. Ni la sphère, ni l’étendue infinie ne donnent à comprendre la singularité de notre planète. C’est sans doute finalement une fausse bonne idée de considérer notre planète comme une petite sphère toute mignonne perdue dans l’infini de l’espace naviguant autour de son modeste soleil. Ça nous laisse penser que c’est cette « planète bleue » qui doit être protégée. Mais la planète Terre, c’est Chtôn (1), une énorme masse de roche et de magma recouverte d’un fin manteau d’humus, d’eau et d’air. Un manteau presque évanescent à l’échelle de la Terre. Ce n’est pas la planète qui est vivante mais cette « zone critique » si fragile qui l’entoure.

Voilà une de nos géométries impropres à dire ce qu’est la Terre. Mais la géométrie du sol, celle qui nous est la plus directement accessible la plus ancrée dans la nuit de nos civilisations, en quoi serait-elle trompeuse ? Pour sortir des évidences liées à la culture du cadastre, il est utile de faire un détour par un de ces affreux acronymes que nous ne cessons d’inventer, le ZAN pour « Zéro Artificialisation Nette ». Et si ce n’était pas un simple sigle créant une obligation supplémentaire mais une révolution conceptuelle masquée dans la technocratie ordinaire ? Le ZAN, l’air de rien, change notre géométrie des sols. Ils ne sont plus seulement définis dans le plan (cadastral) mais dans leur profondeur (biologique). Ils entrent dans la troisième dimension et on commence seulement à en imaginer les conséquences. La loi Climat et résilience d’août 21 définit l’artificialisation comme une « altération durable de tout ou partie des fonctions écologiques d’un sol ». On ne parle donc plus simplement d’urbanisation avec ses zones constructibles ou d’imperméabilisation avec ses couches de goudron ou de béton. On parle bien de ce qui se trouve dans le sol et qui assure notamment sa fertilité, sa capacité à absorber les eaux pluviales, à dégrader les polluants…

Le philosophe Philippe Eon le disait très clairement dans la revue en ligne AOC le 1er décembre dernier : « La matière que l’on dit inerte, et sur laquelle s’exerce uniformément le pouvoir technique de l’excavation ou du remblaiement, s’avère être un écosystème avec sa structure, sa microfaune et sa microflore. Ce que l’on traite comme foncier, ou support de l’activité humaine, pour l’acquérir et pour le transformer, est cette zone critique où se produisent les échanges physico-chimiques (eau, carbone, azote) déterminants pour la vie sur Terre ».

Avec ce détour par le ZAN, on comprend que l’acceptation béate de deux géométries séparées, qui nous faisait considérer la Terre comme une « sphère plate » n’était qu’une aporie, un refus de penser. Les deux géométries n’en font en réalité qu’une : la fragile zone critique qui enveloppe Chtôn la boule de pierre, nous la retrouvons sous nos pieds dans ce sol qui prend soudain de l’épaisseur, qui devient, bien plus qu’un « support à activités », la fragile garantie de l’habitabilité de la Terre. La Terre n’est pas cette immense sphère-réservoir de vie ; le sol n’est pas ce plan infini sur lequel nous agissons. Il n’y a qu’une manière de prendre la mesure de la Terre, en prêtant attention à sa zone critique à toutes les échelles, du local au planétaire.

Le Zéro Artificialisation Nette est aujourd’hui l’objet de multiples débats au sein des collectivités territoriales car il oblige à repenser entièrement la logique de développement fondée sur une urbanisation elle-même inséparée de l’artificialisation des sols. De proche en proche, c’est tout l’aménagement du territoire, toute la décentralisation (toujours en cascade du centre à la périphérie) qui sont à refonder. Il faut une politique qui part du sol, de ce qu’il peut supporter, de la manière dont les humains s’organisent pour  y vivre et le faire vivre. Le sol n’est plus une abstraction dont la valeur est liée à la surface mais un bien commun que nous devons à prendre à ménager. Nous ne pouvons pas nous en désintéresser et en confier l’usage aux pouvoirs publics et aux activités économiques. La nouvelle géométrie suppose une nouvelle géopolitique. Dans cette géopolitique-ci, ce ne sont pas les Etats, leurs frontières et leur puissance qui comptent, c’est la fertilité, l’absorption des eaux, la résilience face aux dégâts climatiques qui importent et dont on doit prendre soin. Un autre monde à découvrir ! Bien différent du monde hors-sol de ceux qui espèrent aller terraformer Mars quand ils auront « marsformé » la Terre. Bruno Latour le disait avec force : nous sommes terrestres et il n’y a pas de monde hors-sol.

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Hervé Chaygneaud-Dupuy, Chroniqueur invité de UP’ Magazine – Essayiste – Consultant développement durable et dialogue parties prenantes. Auteur de « Citoyen pour quoi faire ? Construire une démocratie sociétale », éditions Chronique sociale.

(1) Voir Chtôn sur persopolitique : Chtôn est en fait la déesse grecque primordiale de la Terre, avant de s’appeler Gaïa. Quand Chtôn épouse le Ciel, celui-ci lui offre un manteau couvert de forêts, de rivières et de palais. Sans son manteau, Gaïa n’est plus que Chtôn une réalité géologique invivable, une sphère perdue dans l’immensité du vide intersidéral. 

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