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Urgence : la logique de l’instant

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Pendant longtemps, le mode d’action dans l’urgence est resté cantonné dans des modalités d’exception. Le recours à l’urgence était un dispositif exceptionnel destiné à contourner la pesanteur des structures habituelles dans le domaine médical, judiciaire, économique, politique ou social. L’exception de l’urgence n’est plus la règle aujourd’hui car le phénomène est devenu, en quelques années le mode privilégié de régulation sociale et une expression prépondérante d’organisation de la vie collective.

Les pratiques de l’action urgente et de la fourniture toujours plus rapide de réponses appropriées débordent souvent les limites du nécessaire et finissent par s’ériger en idéologie. L’urgence est un des symptômes majeurs de l’état confusionnel de notre temps. Il traduit le désarroi de la société qui ne sait plus où donner de la tête pour comprendre et appréhender un monde échappé du réel, qui craque sous le poids des problèmes qu’il faudrait parvenir à régler « à temps » avant qu’ils ne dégénèrent davantage, qui vit sur le rythme tyrannique du temps réel, qui est soumis à l’intense pression des lois du marché et de la concurrence à l’étage des nations, des entreprises comme à celui des individus (1).

● L’urgence est une notion floue dont les contours sont multiples. Elle désigne simultanément une situation, un jugement et une action : « une situation est urgente parce que, jugée urgente, elle appelle une réponse urgente (2). » Le premier sens du mot est objectif puis glisse vers une réalité souvent subjective, en référence au système de valeurs de la société ou de la personne qui décide de l’urgence. Ce glissement sémantique explique la dangerosité du concept : il transite d’une nécessité justifiant une réponse rapide vers une manière de faire plus ou moins systématique.

● Dans le cadre de l’entreprise, la logique de l’instantanéité a fait basculer la compétition du champ de l’espace à celui du temps. On gagne désormais de nouveaux marchés en allant plus vite, en gagnant du temps, en réagissant instantanément. Cette polarisation sur le temps transforme la façon dont l’entreprise se projette dans l’avenir. Son horizon se résout au court-terme, comme un écho au tempo général de nos sociétés. « L’idéologie du ‘court-termisme’ déclasse en temps irréel celui du long terme, du calme, de la patience, de la constance sur la longue période. Il ne serait ni technologique ni managérial. » (3)

Derrière cette idéologie se cache une philosophie de l’action fataliste : le marché serait comme une « main invisible » qui enverrait des opportunités à saisir. L’entreprise idéale doit donc être en constante flexibilité, tournée vers l’accueil des opportunités plutôt que vers leur véritable sélection opérée dans une perspective à long terme.

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● Toutefois, cette idéologie de l’urgence a démontré son immense dangerosité lors de la crise financière de l’automne 2008. Elle a laissé soudainement apparaître le gouffre entre l’économie dite « réelle » et les pratiques des professionnels des marchés financiers. L’horizon de temps d’un trader dans une salle des marchés n’est pas le même que celui du commun des mortels : son court terme c’est une minute, son moyen terme est la demi-heure et la clôture de la séance quotidienne représente pour lui le long terme. Ce mode de fonctionnement fut longtemps perçu comme celui de champions surdoués et surpayés. La catastrophe de 2008 finit par démontrer une leçon de simple bon sens : la conduite en état d’urgence est une conduite à l’aveugle qui mène inévitablement à ce que Paul Virilio appelle « l’accident intégral ».

(1) Cette réflexion sur l’urgence est inspirée des travaux de Nicole AUBERT : Le culte de l’urgence, la société malade du temps, PUF, 2000, – Le sens de l’urgence, in Sciences de la Société, n° 44, 1998, et – avec Francis JAUREGUIBERRY, L’urgence comme symptôme et analyseur de la société hypermoderne, in Programme « Travail et Temps », Ministère de la Recherche, Juin 2000
(2) Christine CHODKIEWICZ, L’urgence en matière de conflits de juridictions, Thèse, Doctorat de Droit sous la direction de Paul Lagarde, Université de Paris I
(3) Jean-Claude USUNIER, Une critique de la fonctionnalité de l’urgence, in Temporalistes, n° 29, 1995

 

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