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Histoire : le récit rompu

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L’accélération de l’Histoire et la dilatation du présent ont pour effet brutal, et symétrique de l’avenir, de mettre tout le passé à distance. Nous ne l’habitons plus, il ne nous parle plus, il ne nous raconte plus d’histoire, il ne nous apparaît que sous forme de traces interposées, mystérieuses, que nous devons interroger pour mieux comprendre le secret de notre identité. Nous avons perdu pied avec le passé parce que nous avons rompu le fil d’un récit dont nous cherchons à recomposer la trame, par bribes, au prix d’une reconstruction documentaire, archiviste, monumentaliste, testimoniale, qui fait de ‘mémoire’ le nom actuel de l’Histoire.

Pour connaître l’Histoire de leur passé, les hommes ont besoin de récits. C’est ce qui construit leur imaginaire social et national. L’ethnologue Benedict Anderson considère qu’ « au-delà des villages primordiaux où le face-à-face est la règle (et encore…), il n’est de communautés qu’imaginées » (1) , tout comme il n’est de sociétés qu’imaginées.

Pour se remémorer les événements du passé, les sociétés inventent un récit, une narration qui les aide à voir d’où elles viennent, ce qui les fonde et où elles vont. La narration de ce récit par l’historien doit respecter des règles. Depuis la fin du XIXe siècle, les historiens sont mis en garde contre les ornements littéraires et les pièges de l’histoire romantique dans lesquels serait tombé Michelet. Certains historiens modernes considèrent l’Histoire comme un genre narratif comme un autre. Selon les « narrativistes » américains tels que Hayden White ou le français Paul Veyne (2) , l’histoire n’a ni plus ni moins de réalité que le roman et relève du même type d’analyse.

Face à ces thèses, – que suit il est vrai de peu le scandale causé par les positions révisionnistes et négationnistes –, s’affirme la recherche d’une voie moyenne entre réalité et fiction. Elle s’exprime, en particulier, chez Michel de Certeau, Paul Ricœur, ou Krysztof Pomian (3) . Pour ces auteurs, l’histoire est un discours sur la réalité mais c’est aussi une narration qui utilise les ressorts de la fiction : pour Ricœur, l’Histoire met le passé ‘en intrigue’, elle crée du continu entre les traces discontinues de ce passé, elle met en scène des acteurs fictifs comme le peuple, les classes, la nation, elle utilise la métaphore, elle joue sur les temps de la conjugaison, etc. De son côté, le roman, pour toucher son public, se doit d’être vraisemblable, d’être « comme si passé » selon la formule de Ricœur, il cherche à créer, un « effet de réel » mis en évidence par Roland Barthes. « L’histoire est quasi fictive dès lors que la quasi-présence des événements placés ‘sous les yeux’ du lecteur par un récit animé supplée, par son intuitivité, sa vivacité, au caractère élusif de la passéité du passé.» (4)

Ainsi, toute œuvre historique confère à son sujet une certaine individualité : elle lui assigne un début et une fin, elle trace autour de lui une frontière, elle élimine tout ce qui ne s’y rapporte pas. Entre le début et la fin elle ménage des transitions et crée un semblant de continuité dans une matière qui est toujours irrémédiablement lacunaire. Cette conception conduit Jacques Le Goff à écrire : « l’histoire ne peut être une résurrection ou une reconstitution du réel passé, elle en est un ‘arrangement’. » (5)

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● Le récit de l’histoire participe de cette identification nationale, forgée sur un modèle essentiellement fictionnel, dont parle Anderson. Il joue également un rôle majeur, souligné par Paul Ricœur, dans la perception de la temporalité. Mettre en intrigue l’Histoire n’est rien d’autre qu’opérer une synthèse des événements historiques racontés dans un sens temporel. Or, Paul Ricœur constate que cette mise en intrigue de l’histoire, dans le sens d’une relation temporelle inscrite dans un récit est, aujourd’hui, particulièrement problématique. En effet, les modèles apportés par le système hyper-informationnel, constitué d’événements temporellement reliés au présent immédiat et inscrits dans un réseau mondial, compliquent la mise en intrigue à travers le récit historique.

● La modification fondamentale de la perception du temps, ramené à un présent absolu, porte une atteinte fatale au récit historique, pour deux raisons principales. La première tient à la mondialisation des systèmes économiques et hyper-informationnels. Passant par-delà les frontières des États, les événements, les modes, les cultures apparaissent de moins en moins identifiables à un destin exclusivement national. Par surcroît, le monde actuel est un système complexe, dont les composantes interagissent en permanence : un événement qui se produit à l’autre bout du monde impactera directement notre société ; une crise économique en Asie aura des répercussions systémiques sur les marchés européens. Il est donc très difficile d’organiser un « récit » national quand les événements et leur transmission sont mondialisés.

● La deuxième raison tient à la transformation radicale que nous avons observée de la nature du temps. Alors que le récit historique cherche à reconstituer du temps, en situant les événements dans une logique temporelle, le monde actuel cherche plutôt à détruire le temps et à le ramener à un instant immédiat, sans passé ni futur. Le récit propose une genèse, un parcours, et donc une fin, alors que le système hyper-informationnel mondial, établi en réseau, nie cette dimension narrative.

Il n’y a pas de fin dans un réseau, il n’y a que des interconnexions. Un réseau n’a pas le sens du récit. Les récits sont produits en fonction des interconnexions réalisées par les membres du réseau, au naviguant, de nœud en nœud, de lien en lien, dans une rhétorique hypertextuelle que nous avons déjà évoquée. Le système hyper-informationnel actuel n’a pas le sens de la communauté nationale. Il rassemble, face à un événement, sur une période de temps courte, souvent dans une intensité émotionnelle paroxystique, des individualités hétéroclites, issues de cultures et d’entités nationales hétérogènes. Le bien commun n’a dès lors plus de sens, alors que c’est lui qui fonde le récit historique. L’individualité moderne est mondialisée, mais les sociétés contemporaines sont composées d’individualités métissées. Les deux mouvements convergent sur une difficulté majeure des sociétés occidentales : la référence à un passé commun. (6) « Le métissage des sociétés appelle une contestation de la notion de ‘passé commun’. » Les schémas d’intégration des communautés étrangères dans le noyau commun national se heurtent à cette problématique qui s’inscrit dans le vide laissé par l’impossibilité de la référence historique commune.

(1)  Benedict ANDERSON, L’imaginaire national, La découverte, 1996
(2) Cf. : Paul VEYNE, Comment on écrit l’histoire, Seuil, 1996
(3) Cf. : Michel de CERTEAU, L’écriture de l’histoire, Gallimard, 1975) ; Paul RICŒUR, Temps et récit, Seuil , 1983-1985 ; Krysztof POMIAN, Sur l’Histoire, Gallimard, 1999
(4) Paul RICŒUR, op.cit. tome III
(5) Jacques LE GOFF, Histoire et mémoire, Gallimard, 1988
(6) Zaki LAÏDI, op.cit.

 

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