En attendant la multiplication déferlante des « objets intelligents », le banal téléphone mobile est un instrument particulièrement performant pour mieux connaître et procéder à une traçabilité de nos interactions sociales. Pour connaître en détail l’intimité de notre vie privée. Certains chercheurs parlent de « fouille de la réalité » (1) pour désigner ce phénomène.
Comme toujours en matière d’innovations technologiques, le premier abord semble porteur de solutions de progrès. Mais, simultanément, la même technologie peut conduire à des exploitations plus contestables. Grâce aux mesures de localisation géographique de nos téléphones mobiles, on peut déjà cartographier les flux de personnes dans une ville. L’expérience a été menée à Rome pour mieux comprendre, en temps réel, les flux de personnes, afin de gérer plus efficacement la circulation dans les rues. La même expérience a été menée pour suivre le déplacement des clients dans un centre commercial. Les données accumulées sont destinées à améliorer nos environnements urbains ou à optimiser les performances des espaces de commerce.
● Mais nos mobiles peuvent non seulement être géolocalisés et suivis mais aussi être mis en relation avec les multiples capteurs qui composent l’infrastructure technologique de notre environnement. La technologie se dissout ainsi dans nos modes de comportements. Les téléphones mobiles savent qui nous sommes ; ils savent aussi capter nos interrelations avec notre environnement quotidien. Ainsi par exemple le protocole Bluetooth peut être utilisé pour enregistrer et tracer nos interactions avec les autres. L’iPhone est équipé d’un accéléromètre qui capte les mouvements de l’appareil et sait ainsi si nous sommes immobiles ou en mouvement. Le microphone de nos mobiles sait analyser le ton de notre voix et détecter nos façons de communiquer avec nos interlocuteurs.
● La fouille de la réalité recouvre des usages infinis allant de la connaissance à la surveillance de nos vies privés. La connaissance de nos comportements présente des avantages indéniables. Ainsi par exemple, la sophistication des algorithmes d’un moteur de recherche comme Google permet, en traquant les mots-clés utilisés dans leurs recherches par de grandes quantités de personnes, d’anticiper les crises épidémiologiques et leur extension géographique (2) . Cette méthode s’est avérée plus efficace que les données récoltées par les organismes de santé officiels pour anticiper la propagation de la grippe.
Quand il s’agit en revanche d’aller encore plus dans l’intimité de nos vies, ces technologies posent débat. Pourra-t-on encadrer la fouille de la réalité ? Pourra-t-on éviter de croiser de multiples données entre elles afin de mieux nous cerner ? Ces questions résisteront-elles à la poussée incoercible des avancées technologiques et à la construction d’un panoptique généralisé ?
● La tentation de tout savoir risque d’être irrésistible. En s’insinuant dans les moindres de nos transactions, l’intelligence ambiante va transformer radicalement notre relation à notre environnement et aux informations qui émanent de nous-mêmes. Pourtant, la vie privée, le droit pour chacun de nous à avoir une « intimité » est essentiel. C’est, du point de vue psychologique, la base de la distinction entre la réalité interne et la réalité externe (3) ; c’est aussi, du point de vue social, la garantie des règles du jeu démocratique. Ce droit est menacé par la « pervasivité » croissante de nos données personnelles exploitées à notre insu ou diffusées par nous-mêmes sous forme de profils sur les réseaux. Big Brother ne nous regarde peut-être pas continuellement, mais il nous suit attentivement à la trace.
(1) : Cf. : Nathan EAGLE & Alex (Sandy) PENTLAND, Reality Mining : Sensing complex social systems, in Personal and Ubiquitous computing, volume 10, mars 2006
(2) : Il s’agit du programme Google Flu Trends. L’entreprise de la Silicon Valley a défini un ensemble de mots-clés en rapport avec la grippe, allant de » thermomètre » à » symptômes de la grippe « , en passant par » douleurs musculaires « . En croisant les données géographiques agrégées et le nombre de recherches utilisant ces mots-clés, il a été possible de tracer la courbe de fréquence des interrogations au fil du temps. Google envisage d’étendre cette méthode à de nombreux pays et à d’autres maladies.
(3) : Cf. : Serge TISSERON, L’Intimité surexposée, Hachette, 2002