Les sociétés complexes contemporaines sont frappées d’un caractère particulier : leur centre de décision unique, l’État, s’est progressivement trouvé placé en compétition au sein d’un espace multidimensionnel et polycentrique.
Moins connu que des théoriciens libéraux, comme Hayek ou Popper, Michael Polanyi est celui qui a le plus inspiré les recherches sur le polycentrisme. Polanyi observe que le polycentrisme existe dans plusieurs niveaux de réalité, fût-elle biologique, physique ou intellectuelle. Le système réflexe de posture qui permet au corps humain de rester en équilibre, de s’asseoir ou de marcher, résout des tâches polycentriques.
La sagesse humaine que Kant définissait comme « la capacité d’harmoniser tous les buts de la vie » est également polycentrique. Comme l’est toute œuvre artistique dont la finalité est de construire une harmonie polycentrique qui lui est unique. Tirant ainsi son idée des ordres spontanés observés dans la nature, Polanyi transpose, dans le domaine social, une théorie des organisations complexes originale. Le polycentrisme désigne alors des sociétés dans lesquelles différentes sphères fonctionnelles coexistent de façon autonome. La politique, le droit, l’économie, l’art, la religion, … sont autant de domaines qui possèdent une logique autonome et qui préservent jalousement leur intégrité (1).
Dans la société libérale contemporaine, la sphère économique par exemple est disproportionnée et voit d’un très mauvais œil toute intrusion de la politique dans son domaine. Quand elle l’accepte, c’est contrainte et forcée, poussée dans ses derniers retranchements, n’y voyant qu’un seul moyen de survie. De la même façon que la politique – au moins en Europe – ne supporte aucune intrusion religieuse dans le sien.
Les sphères peuvent entrer en relation les unes avec les autres mais en aucun cas l’une ne peut théoriquement se considérer comme prépondérante sur l’autre. Il n’y a pas de hiérarchie dans le monde des sphères, mais une architecture qui s’apparente plutôt à celle des réseaux. La complexité des sociétés ne vient pas du nombre de sphères entrant en relation ou de la dimension de certaines d’entre elles, mais bien de cette organisation polycentrique.
La société, jusqu’à il y a deux ou trois décennies, possédait un centre de décision majeur voire exclusif – le pouvoir politique de l’État – et des sphères fonctionnelles périphériques. La complexité de nos sociétés contemporaines vient très exactement de la diversification des centres décisionnels correspondant d’une part, à une différenciation fonctionnelle des systèmes sociaux et d’autre part, à la mondialisation des instances de décision. Aucune organisation hiérarchique ne peut alors contrôler cette multiplicité de centres de décision (2). L’idée qu’une autorité centrale unique puisse accéder à une connaissance synoptique de l’ensemble de la réalité sociale est une illusion. C’est pourtant sur cette illusion que se fondent bon nombre d’idéologies fondées sur le constructivisme social (3) (holisme, socialisme, collectivisme).
(1) Cf. : Michael POLANYI, Logique de la liberté, PUF, 1989
(2) Cf. Daniel INNERARITY, op.cit.
(3) Sur cette notion, qui est devenue un « prêt-à-penser » des sciences sociales contemporaines, voir l’ouvrage fondateur de Peter BERGER et Thomas LUCKMANN, La construction sociale de la réalité, Armand Colin, 1996