Et si le philosophe le plus moderne du XXIᵉ siècle était né… en 1925 ? Visionnaire du flux, du virtuel et du devenir, Gilles Deleuze a pensé avant tout le monde, notre monde en mutation. Trente ans après sa disparition, il continue d’inspirer ceux qui cherchent à penser le monde autrement. Le livre Deleuze aujourd’hui qui sort aujourd’hui au PUF, ravive la force d’une philosophie du mouvement, de la création et de la différence, précieuse à l’heure des bouleversements technologiques, écologiques et culturels. Le livre rappelle qu’entre IA, écologie et contrôle algorithmique, son œuvre n’a jamais été aussi brûlante. À l’heure où tout semble se standardiser — les idées, les corps, les désirs — relire Gilles Deleuze, c’est rallumer un moteur de liberté. Le philosophe des “multiplicités” et des “devenirs” nous aide à penser le monde comme un champ d’expériences plutôt qu’un système clos.
Philosophe de la différence, du mouvement et du devenir, Gilles Deleuze n’a jamais cessé de troubler les frontières — entre le réel et le virtuel, entre l’art et la vie, entre le désir et la pensée. Trente ans après sa disparition, un petit ouvrage collectif, Deleuze aujourd’hui (PUF), invite à redécouvrir la puissance d’une pensée qui, loin d’avoir vieilli, semble avoir prévu notre époque de flux numériques, de mutations écologiques et d’identités mouvantes.
On l’a souvent dit difficile, abstrait, insaisissable. Pourtant, Deleuze parle de ce qui nous traverse : nos émotions, nos désirs, nos transformations. Dans Deleuze aujourd’hui, les philosophes Camille Chanois et Thomas Detcheverry rassemblent des voix qui redonnent chair à cette pensée du mouvement et de la vie, capable d’éclairer nos crises contemporaines — du numérique à l’écologie.
Ce petit livre (160 pages) joue un rôle de « carte d’usage » de la pensée deleuzienne aujourd’hui, plutôt qu’un traité systématique. Il invite à réinterpréter, à mobiliser, à actualiser, à expérimenter. Mais pour comprendre sa pertinence actuelle, il faut d’abord rappeler qui était Deleuze et quels furent ses apports majeurs.
Gille Deleuze, penseur du mouvement
Gilles Deleuze (1925–1995) est l’un des philosophes français majeurs du XXᵉ siècle. Son œuvre est vaste et plurielle : philosophie pure, arts, cinéma, littérature, politique.
Deleuze est souvent rattaché aux mouvements poststructuralistes, mais il se définit lui-même plus comme un empiriste et un vitaliste, en rupture avec les traditions idéalistes et dialectiques. Son style philosophique est celui du concept : il ne cherche pas à récapituler un système fermé, mais à fabriquer des concepts opératoires — ce que l’on appelle parfois la « philosophie de la création de concepts ».
Dans Différence et Répétition (1968), Deleuze critique la tradition philosophique qui subordonne la différence à l’identité. Il renverse le schème : ce n’est pas la différence qui dérive de l’identique, mais la pensée doit adopter la différence en soi, la répétition comme variation, l’événement, la singularité.
Deleuze conçoit l’être non comme une substance stable, mais comme une multiplicité en devenir. Le virtuel — ce qui potentiellement existe — est tout aussi réel que l’actualisé, mais en mode de puissance. Cette ontologie dynamique permet de penser les transitions, les innovations, les émergences.
En collaboration avec Félix Guattari (notamment dans L’Anti-Œdipe et Mille Plateaux), Deleuze élabore la notion de « corps sans organes », une dimension subversive du désir qui échappe à l’organisation normative des organes. Le désir n’est pas manque, mais puissance de production, d’agencement, de connexion machinique.
Deleuze a présenté la figure des sociétés disciplinaires (Foucault) mais aussi de ce qu’il appelle les sociétés de contrôle, formes plus fluides d’assujettissement à la modernité — formes qui nous semblent aujourd’hui encore plus pertinentes avec l’essor du numérique.
Il a également largement travaillé sur l’esthétique (notamment avec Logique de la sensation) en posant que l’œuvre n’est pas simple représentation, mais génération de forces, de plissements, de réception sensorielle.
Siècle deleuzien ou pas ?
Michel Foucault déclarait en 1970 « Un jour, peut-être, le siècle sera deleuzien« . Cent après la naissance de Gilles Deleuze et trente ans après sa mort, cette prophétie s’est-elle réalisée ? En partie tributaire de l’actualité politique des années 1960, la pensée deleuzienne est désormais mobilisée aussi bien par des penseurs progressistes que par certains courants néoréactionnaires. En effet, « Parmi les usages les plus surprenants, on peut citer la mobilisation, depuis le début des années 2000, et plus encore depuis le second mandat de D. Trump en tant que président des Etats-Unis, de la pensée de Deleuze par les néoréactionnaires américains qui y voient un argument en faveur de la déréglementation de l’économie. Son influence est ainsi palpable dans la pensée de Peter Thiel (fondateur de PayPal), de Marc Andreessen (personnage influent du monde de la technologie) ou de J.D. Vance. » « Cette récupération surprenante tient à la définition que Deleuze et Guattari donnent du capitalisme. Ils envisagent en effet l’éconoie comme uen sphère de la vie sociale chargée de la production de flux de marchandises et structurée ou chapeautée par un pouvoir politique qui en détermine les modalités. Or, selon Deleuze, et Guattari, parmi toutes les organisations sociales, le capitalisme aurait cette grande spécificité qu’il chercherait à saper l’autorité des institutions politiques traditionnelles au profit exclusif de l’accumulation de profit. Il en résulte une tension que Deleuze et Guattari ne cessent de souligner : le capitalisme est à la fois un système d’exploitation des travailleurs et un système d’émancipation des individus vis-à-vis des normes sociales traditionnelles. » (Introduction, P. 7 et 8).
Quels usages pouvons-nous en faire ?
Les contributions réunies dans cet ouvrage illustrent comment l’œuvre de Deleuze permet de penser les défis propres au XXIᵉ siècle — de la gouvernance algorithmique à la crise écologique. Elles font jouer, librement, mais rigoureusement, la pensée deluzienne au sein de domaines jusqu’à présent inédits, comme la sociologie, la cosmologie ou la pédagogie, comme espace deleuzien possible : l’école n’est pas un moule, mais un lieu de transformations, d’expérimentations.
Il ne s’agit pas seulement d’une philosophie abstraite, mais d’une pensée qu’on peut mettre en conversation avec les urgences contemporaines.
Plus que de célébrer Deleuze, les auteurs interrogent ses limites : comment l’actualiser dans un monde numérique, dans l’urgence écologique, dans les inégalités ? Par exemple, l’usage deleuzien dans une analyse de la « gouvernance algorithmique ». L’ouvrage insiste sur la capacité de la pensée deleuzienne à analyser les micro-pouvoirs, les formes de coercition molle, les dispositifs invisibles.
L’ouvrage n’impose pas une lecture dogmatique. Les essais oscillent entre la rigueur philosophique et la mise en relation avec des questions contemporaines. Le lecteur est invité à bricoler ses propres usages deleuziens. Certains textes abordent explicitement l’anthropocène (« Penser la Terre est un événement ») : l’ouvrage montre que Deleuze a des outils heuristiques à offrir aux débats d’aujourd’hui. Comme, par exemple, le point de vue selon lequel penser la Terre est un événement : la Terre ne serait pas un décor inerte, mais un flux d’agencements, de plissements, de transformations.
À quoi sert la pensée de Deleuze aujourd’hui ?
Trente ans après sa disparition, Gilles Deleuze continue d’irriguer la pensée contemporaine comme une source souterraine — parfois discrète, souvent décisive. Ni philosophe du passé ni prophète du futur, il demeure un passeur d’idées qui nous apprend à regarder autrement le réel : en mouvement, en tension, en création constante. Sa philosophie, loin d’être un monument figé, agit comme une boîte à outils toujours ouverte pour penser notre époque faite de flux, de crises et de recompositions. C’est cette vitalité que le livre Deleuze aujourd’hui s’efforce de raviver : montrer qu’au-delà de la théorie, Deleuze nous aide encore à penser, à vivre, à inventer.
Découvrir les formes de pouvoir invisibles
Dans un monde de données, d’algorithmes, de personnalisation, les contraintes ne s’exercent plus seulement par la loi ou la discipline : elles opèrent par modulation, suggestion, incitation. Deleuze, avec sa notion de société de contrôle, était prescient. Une mise à jour de cette notion peut aider à diagnostiquer comment les plateformes, les algorithmes ou les systèmes de recommandation “formatent” les désirs, tracent des profils, contrôlent par incitation. (Une recherche récente propose d’actualiser Postscript on the Societies of Control pour le contexte des big data et analytics prédictifs.)
Penser l’écologie et la Terre autrement
Deleuze ne pensait pas l’homme comme maître de la nature, mais comme partie prenante d’un réseau de forces, d’agencements, de plissements. Sa métaphysique de l’immanence peut aider à formuler une éthique non anthropocentrique, où penser la Terre devient “un événement” (comme l’un des essais du livre). Cette perspective peut nourrir des approches de l’écologie philosophique qui échappent aux dualismes nature / culture.
Imaginer des formes de devenir et d’innovation
Les concepts deleuziens de virtualité, de multiplicité, de devenir (devenir-animal, devenir-femme, devenir-autre) sont des outils puissants pour penser les transitions, les mutations, les ruptures. Dans un monde où les crises (climat, technologique, sanitaire) exigent des réponses non linéaires, Deleuze peut inspirer des pensées de l’expérimentation, du risque, de la variation.
Rendre possible une pédagogie créative
Si l’école est un lieu d’inculcation, Deleuze propose de l’imaginer comme un lieu de transformation, de création, d’agencement de situations. L’éducation devient non pas une transmission fixe, mais un façonnage de potentiels, d’expériences. Le livre s’inscrit explicitement dans cette direction (chapitre sur la philosophie de l’éducation).
Résister à l’uniformisation culturelle
À l’ère des industries culturelles globalisées, des plateformes produisant des contenus standardisés, Deleuze fournit une arme conceptuelle contre l’homogénéisation : valoriser la singularité, le plissement, le déploiement local, la différence. Il incite à ne pas subordonner la création à la demande massifiée, mais à expérimenter des formes qui échappent à la standardisation.
Stimuler la pensée critique et le “penser autrement”
Enfin, au-delà des applications, la pensée deleuzienne est un exercice de libération du “cadre”. Elle pousse à relire les évidences, à désorienter les habitudes de pensée, à construire des concepts non conformes. En cela, elle peut inspirer une attitude critique face aux discours dominants — technologiques, économiques, politiques.
La véritable question n’est pas “Deleuze est-il encore utile ?” — mais “que faisons-nous de Deleuze ?” — c’est-à-dire comment mobiliser une philosophie de la différence, du devenir et de l’immanence pour répondre aux défis contemporains sans trahir sa force radicale.
Photo d’en-tête : Gilles Deleuze







