Comme une preuve de plus que le capitalisme mondial est, dans son genre, extrêmement logique et efficace, des centaines de milliers de conteneurs d’expédition complètement vides sont transportés sur les océans, au beau milieu de la pandémie de Covid-19. Envoyer des cargos à travers le monde lorsqu’ils sont pleins est déjà assez désastreux pour le climat ainsi que pour les écosystèmes océaniques. Mais, face à l’ampleur de la crise climatique, l’expédition de conteneurs vides est carrément inadmissible.
À l’aide des données d’exportation de l’U.S. Customs and Border Protections compilées par la société de données de renseignements commerciaux Import Genius, des enquêteurs de Earther ont analysé des milliers d’enregistrements d’exportation américains marqués « conteneur vide » expédiés par Thor Joergensen A/S, un fournisseur basé au Danemark dont le principal client est Maersk Logistics.
Les enquêteurs ont découvert qu’en 2020, 668 086 conteneurs vides ont été expédiés vers des ports étrangers du monde entier, soit 12 fois plus qu’en 2019. Au plus fort de cette frénésie de conteneurs vides, en novembre 2020, 87 000 conteneurs fantômes ont été exportés, soit 87 fois plus qu’à la même période en 2019.
Comment expliquer cette folie ?
Ce gaspillage serait lié aux habitudes d’achat en ligne qui sont apparues en raison de la pandémie. Si vous vous êtes surpris à faire beaucoup plus d’achats en ligne l’année dernière, vous n’êtes pas seul. Le commerce électronique a connu une croissance estimée à 16,5 % en 2020, pour un chiffre d’affaires mondial de 3 900 milliards de dollars. Cela a été très profitable pour les marchés asiatiques, notamment la Chine, qui ont vu leurs clients, notamment américains, acheter beaucoup plus de produits importés que d’habitude.
Mais, et c’est là où le bât blesse, les ports américains n’ont pas été en mesure de suivre toutes ces importations, notamment parce qu’ils connaissent des pénuries de main-d’œuvre en raison des restrictions imposées à cause du Covid-19. Avec moins de travailleurs pour décharger et déballer toute cette cargaison, un arriéré de conteneurs s’est ainsi accumulé.
Cet arriéré a créé un retard dans la rapidité avec laquelle les marchés étrangers récupèrent ces conteneurs pour les remplir à nouveau. Habituellement, les expéditeurs nationaux attendaient pour envoyer les boîtes géantes à travers l’océan qu’elles soient chargées de marchandises américaines à exporter. Mais comme cela prend beaucoup plus de temps de nos jours et que les expéditeurs à l’étranger cherchent désespérément des conteneurs à remplir avec les marchandises que les Américains achètent, il est maintenant plus lucratif pour les compagnies maritimes de récupérer des conteneurs vides partout où ils se trouvent à l’étranger. Ainsi, de plus en plus, les transporteurs vident les navires sur les quais des grands ports, puis remettent immédiatement les conteneurs vides et déchargés sur les navires pour les renvoyer en Asie.
Pour ce faire une idée de ce grand délire, il faut observer le trafic de la route maritime d’environ 8 850 kilomètres qui relie Los Angeles à Yokohama, au Japon. Depuis janvier 2020, des navires remplis de conteneurs vides ont emprunté cette route 188 fois, totalisant près de 1,5 million de kilomètres parcourus. C’est autant de kilomètres que deux voyages aller-retour vers la Lune.
Il s’agit d’un cauchemar environnemental à plusieurs niveaux. Tout d’abord, parce que certains des articles produits localement, qui seraient normalement placés dans ces conteneurs avant qu’ils ne partent à l’étranger, sont des aliments. Comme l’a récemment rapporté le magazine The Counter, en raison de cette chaîne d’approvisionnement perturbée, de nombreux exportateurs nationaux sont actuellement incapables d’envoyer des denrées alimentaires à d’autres pays. C’est un désastre économique pour les exportateurs et les agriculteurs. Cela signifie également que les denrées alimentaires se gâtent dans les fermes et dans les entrepôts, gaspillant ainsi l’énergie qui a été utilisée pour faire pousser et récolter ces cultures et, dans certains cas, pour les transporter, les transformer et les emballer.
« Les compagnies maritimes ne prendront pas de conteneurs chargés pour l’exportation s’il y a un conteneur vide prêt et disponible pour le retour », a déclaré au Counter Jessica Brady, responsable du marketing et des ventes dans la société de logistique Hillebrand. Pourquoi ? « Parce qu’il est plus rapide de retourner un conteneur vide vers l’Asie qu’un conteneur chargé d’un produit agricole ».
Aggravation de la pollution carbone
L’envoi de toutes ces boîtes vides à l’étranger crée, on s’en doute, une pollution carbone considérable. Le transport maritime est une industrie très polluante, responsable de 2,2 % des émissions mondiales de carbone selon l’Organisation maritime internationale des Nations Unies. Selon une estimation, un seul porte-conteneurs géant peut émettre autant de pollution que 50 millions de voitures.
D’après l’analyse de Earther, depuis janvier 2020, au moins 80 porte-conteneurs différents ont été entièrement remplis chacun avec plus de 900 conteneurs vides envoyés des États-Unis vers des ports étrangers. Ces navires ont effectué plus de 200 voyages.
Pour les compagnies maritimes, cela est rentable, mais seulement parce qu’elles ne sont pas obligées de payer l’addition de leur pollution. En fait, les compagnies gagnent plus d’argent grâce à ce gaspillage de haut vol, tout en se déchargeant du coût environnemental de l’excès de pollution au carbone sur le reste d’entre nous et les générations à venir.
Les analystes s’attendent à ce qu’à mesure que la pandémie s’atténue et que les gens commencent à retourner au travail, la chaîne d’approvisionnement engorgée soit dégagée au cours du premier ou du deuxième trimestre de cette année, mais les problèmes environnementaux liés au transport maritime n’ont pas commencé avec le Covid-19. Au port de Los Angeles, qui est le plus important des États-Unis pour le fret par conteneurs, 75 % de tous les conteneurs qui retournent en Asie sont actuellement vides, a déclaré un responsable du port à Bloomberg ce mois-ci. Mais il a également précisé que ce taux est normalement de 50 % !
L’Organisation maritime internationale vise à réduire les émissions de carbone de l’industrie du transport maritime de 40 % par rapport aux niveaux de 2008 d’ici 2030 et à décarboniser complètement le secteur du transport maritime d’ici la fin du siècle. Le logisticien Maersk, l’un des leaders du secteur, travaille à lancer un navire neutre en carbone d’ici 2023 et à atteindre des émissions nettes nulles d’ici 2050.
Il sera plus facile d’atteindre ces objectifs – ou mieux, d’en atteindre de bien plus ambitieux – si le secteur ne dépense pas ses émissions carbone pour envoyer des navires super-polluants remplis de boîtes vides à travers l’océan. Cela paraît du bon sens, une vertu loin d’être partagée par tout le monde.