L’IA explique-t-elle vraiment le rebond du chômage ? Attention à ne pas lui faire porter un chapeau trop large, prévient Gilles Babinet, qui voit se dessiner le phénomène aux États-Unis. Le débat autour de l’IA et du futur du travail est passionnel, d’autant plus qu’il est alimenté par les déclarations de figures emblématiques, comme Sam Altman (OpenAI) ou Dario Amodei (Anthropic) — sans parler des polémistes ou des futurologues français.
Le débat est en effet ponctué d’affirmations tonitruantes : on entend par exemple qu’il y aura 20 % de chômage d’ici à cinq ans, que des conflits sociaux massifs sont à prévoir, voire que le salariat est tout bonnement voué à disparaître.
Autour de moi, j’entends fréquemment cette idée que, “cette fois-ci, c’est différent” parce que — en vrac — ce sont des technologies cognitives, parce que la diffusion de technologies d’IA est plus rapide que toute autre… Néanmoins, écouter les chercheurs, ceux qui ont parfois consacré leur vie professionnelle à réfléchir à ces questions, est salutaire. C’est pour cette raison que j’ai été horrifié, lors d’un dîner cette semaine, d’entendre quelqu’un dire “qu’il ne faut plus les écouter, car ils se trompent tout le temps”.
Il existe pourtant des constantes invariables qui ne fluctuent pas. L’économiste Paul David a ainsi montré que la superposition de techniques nouvelles telles que la voiture à moteur à explosion, et anciennes comme le cheval, peut conduire, dans un premier temps, à une moindre productivité globale — et qu’il faut de longues années avant que les gains de productivité liés aux ruptures technologiques ne se matérialisent vraiment. De même, les travaux sur l’importance de l’antitrust, pour garantir un niveau de concurrence suffisant et éviter une trop grande captation de valeur par les plateformes au détriment des travailleurs, sont essentiels. Ils montrent combien la productivité n’est pas qu’affaire de technologies, mais aussi d’organisation économique : les travailleurs comprennent vite lorsque la valeur créée leur profite.
Lors du Jazz SF Festival qui s’est tenu il y a quelques jours, Sam Altman, interviewé par Kevin Roose et Casey Newton a semblé largement infléchir son discours. À la question : “Pensez vous que le chômage va fortement augmenter d’ici à cinq ans ?”, il a clairement répondu “non”, marquant une rupture avec ses prises de position précédentes. Il a expliqué avoir compris combien l’économie est un système complexe, qui génère sans cesse de nouvelles opportunités.
Mettez-vous dans les années cinquante : auriez-vous imaginé les emplois de profs de yoga ? Il en existe pourtant plus d’une centaine de milliers aux USA. Auriez-vous imaginé les millions d’emplois liés au tourisme de masse ? Aux loisirs ? À la production d’énergie propre… ?
Certes, l’équation IA comprend plusieurs inconnues : l’IA générative surviendra-t-elle bientôt ? Les robots humanoïdes sont ils appelés à se généraliser ? Les coûts — et surtout les contraintes environnementales — seront-ils acceptables ? Il faut d’abord répondre à ces questions.
Mais au-delà, il est intéressant de constater qu’un consensus semble se dessiner entre des chercheurs comme Erik Brynjolfsson (Stanford), Daron Acemoglu (MIT), David Autor (MIT), ou encore Paul Krugman (LSI). Tous soulignent l’hypothèse d’une trajectoire de productivité raisonnable, progressive, et socialement acceptable.
Au cours des quinze derniers jours, l’un des débats qui ont enflammé les médias américains consistait à savoir si les propos tenus par les principaux dirigeants des entreprises d’IA ont une quelconque vraisemblance et si le pays est vraiment sur le point de connaître un choc productif comme nul autre auparavant.
C’est Dario Amodei, le DG d’Anthropic, qui a commencé à mettre le feu aux poudres en affirmant au New York Times que « 50 % des emplois des cols blancs vont disparaître du fait de l’IA dans les cinq ans à venir » et que « le chômage allait rapidement atteindre 20 % des travailleurs aux USA », un chiffre inédit depuis près de cent ans. Ne voulant pas être en reste, les dirigeants d’Alphabet, OpenAI et Xai ont fait des déclarations de même nature, de sorte à bien laisser sous-entendre que leurs services d’IA avaient le même pouvoir.
Les machines surpassent les juniors
Si on a le droit de penser qu’ils cherchent à se justifier des dizaines de milliards qu’ils ont engloutis dans cette technologie, il n’en reste pas moins vrai que le marché du travail se comporte de façon curieuse depuis quelques mois. Pour les étudiants qui viennent d’obtenir leur diplôme, le chômage est soudainement monté à 5,8 %.
Il est plus valorisant pour [les entreprises américaines] d’annoncer qu’elles réduisent leurs recrutements du fait de la performance de l’IA, qu’en raison des politiques erratiques de Trump.
Tout le monde est d’autant plus prompt à accuser l’IA que ce sont les entreprises elles-mêmes qui justifient la baisse de leurs recrutements en expliquant que les progrès de l’IA agentique — une forme d’IA qui permet de décomposer des tâches complexes et de traiter de façon optimale chaque étape — sont tels que les jobs faits par les salariés juniors sont désormais mieux faits par les machines. Ainsi, dans l’informatique, le magazine Fortune observe que les offres d’emploi ont baissé de 27,5 % d’une année sur l’autre, du jamais-vu au moins depuis 2008.
Il est vrai que l’informatique est l’une des expertises les plus aisées à confier à des systèmes d’IA, avec des résultats de plus en plus spectaculaires. Récemment, lors de la remise des prix du concours du meilleur développeur de France (MDF), l’audience présente a été stupéfaite d’apprendre que le bénéficiaire du second prix n’avait pour ainsi dire jamais programmé de sa vie et qu’il s’était aidé d’un service d’IA générative.
Il faut néanmoins garder à l’esprit que le monde du code est familier avec les gains de productivité. Au cours des vingt dernières années, des services comme AWS (outils logiciels et cloud) ou encore GitHub (bibliothèque de solutions en code) ont facilement triplé la productivité des codeurs, sans que le chômage ne les touche aucunement tant la demande était forte.
Progrès spectaculaires
S’il est incontestable que l’IA agentique fait des progrès spectaculaires, le directeur du Bureau of labor and statistic (l’Insee américain) souligne qu’il est beaucoup trop tôt pour attribuer l’évolution du marché de l’emploi à cette technologie. Il est ainsi possible que l’on fasse porter un chapeau bien large à l’IA. Après tout, il est plus valorisant pour IBM, JP Morgan, SalesForce, Walmart, etc., d’annoncer qu’ils réduisent leurs recrutements du fait de la performance de l’IA, qu’en raison des politiques erratiques de Trump.
L’histoire nous enseigne qu’entre l’invention d’une technologie et son utilisation généralisée, de nombreux facteurs surviennent, influant sur sa propagation. Ces facteurs sont parfois contre-intuitifs ; par exemple, les guerres sont connues pour accélérer leur diffusion, et comme l’observe le professeur Ajay Agrawal, une régulation contraignante… facilite souvent leur diffusion. Les États-Unis font le pari inverse, en supprimant presque toute régulation de l’IA.
Certes, mais si les véhicules autonomes se mettaient à se généraliser sans avoir à se plier à des normes exigeantes, les accidents produits aboutiraient à leur rejet par les consommateurs… Rappelons combien les accidents de Tchernobyl et de Fukushima, du fait de l’absence d’autorités de contrôle autonomes et réellement indépendantes, ont retardé la diffusion de cette technologie et même éloigné de plusieurs décennies l’émergence d’une filière nucléaire de quatrième génération.
Gilles Babinet, Coprésident du Conseil national du numérique depuis 2021 et digital champion de la France auprès de la Commission européenne depuis 2013. Auteur de « Green IA L’intelligence artificielle au service du climat », mars 2024 (Éditions Odile Jacob)







