Réuni ce 15 décembre 2025, le Conseil national de l’industrie a sonné l’alarme. Confrontée à une concurrence internationale jugée de plus en plus déloyale, la France exhorte la Commission européenne et les États membres à accélérer et à renforcer leurs réponses. Défense commerciale, préférence européenne et protection des filières stratégiques : Paris plaide pour un changement de méthode afin de préserver la capacité industrielle du continent.
Une industrie européenne à la croisée des chemins
À l’issue de la réunion de son Comité exécutif, le Conseil national de l’industrie (CNI) – instance de dialogue réunissant l’État, les filières industrielles et les organisations syndicales – a dressé un constat sans détour : l’industrie européenne traverse une période critique. Dans un contexte géopolitique instable et de compétition internationale accrue, plusieurs filières clés sont fragilisées, de l’acier à l’aluminium, de la chimie au verre, en passant par les médicaments critiques et les pièces mécaniques.
L’automobile, pilier historique de l’industrie européenne et engagée dans une transformation structurelle profonde, concentre une grande partie des inquiétudes. Pour exemple, l’arrivée massive sur le marché européen de véhicules électriques chinois, souvent proposés à des prix très inférieurs à ceux des constructeurs européens et bénéficiant de soutiens publics importants dans leur pays d’origine, cristallise ces tensions. Elle met sous pression les chaînes de valeur européennes, interroge l’équité des règles de concurrence et ravive le débat sur la capacité de l’Europe à protéger et à accompagner sa propre transition industrielle. Face à ces tensions, la France appelle à une mobilisation européenne « concrète et ambitieuse » pour protéger l’appareil productif, maintenir la production sur le sol européen, préserver l’emploi industriel et soutenir durablement la compétitivité.
Près d’un an après le Pacte pour une industrie propre et seize mois après le rapport Draghi, le message est clair : le temps des diagnostics est révolu. Le Gouvernement, en lien étroit avec le CNI, demande désormais la mise en œuvre rapide de mesures opérationnelles et un sursaut collectif de l’Union européenne face à la lenteur des décisions.
Accélérer et renforcer les outils de défense commerciale
Premier axe d’action identifié : la transformation des outils de défense commerciale européens, jugés aujourd’hui trop lents et trop complexes. Il s’agit en premier lieu des instruments antidumping et antisubventions, des mesures de sauvegarde, ainsi que des mécanismes de contrôle des investissements étrangers et des subventions étrangères sur le marché intérieur. Conçus pour un environnement commercial plus stable, ces outils peinent aujourd’hui à répondre à des stratégies industrielles agressives, rapides et massivement soutenues par des États tiers.
La France plaide pour leur évolution vers des instruments plus rapides, plus simples et plus stratégiques : renforcement des équipes chargées des enquêtes, raccourcissement des délais de procédure, déclenchement plus systématique d’actions d’office par la Commission européenne, et élargissement des enquêtes à des familles de produits ou à des chaînes de valeur entières lorsque les distorsions le justifient. L’objectif est clair : passer d’une logique essentiellement réactive à une capacité de protection industrielle réellement dissuasive, soit pouvoir enquêter non seulement produit par produit, mais aussi à l’échelle de familles de produits et de chaînes de valeur entières, lorsque la situation l’exige. Une approche jugée indispensable pour protéger à la fois l’amont et l’aval industriels face à des pratiques de dumping ou de subventions massives.
L’Union européenne dispose déjà d’un arsenal de défense commerciale, mais celui-ci est largement jugé insuffisant face aux nouvelles formes de concurrence internationale. Les principaux outils existants :
- Les droits antidumping, qui visent à sanctionner des importations vendues à un prix artificiellement bas.
- Les droits antisubventions, destinés à neutraliser les effets de soutiens publics massifs accordés par des États tiers à leurs industries.
- Les mesures de sauvegarde, utilisées en cas d’afflux soudain d’importations menaçant une filière européenne.
- Le contrôle des investissements étrangers, pour protéger des actifs et technologies stratégiques.
- Le règlement sur les subventions étrangères, qui permet de corriger les distorsions de concurrence sur le marché intérieur.
Pourquoi ces outils ne suffisent plus ?
Parce qu’ils sont souvent lents, complexes et conçus produit par produit, alors que les stratégies industrielles concurrentes agissent à l’échelle de chaînes de valeur entières, avec des soutiens publics massifs et rapides.
Ce que la France propose de changer :
- Accélérer les procédures et renforcer les moyens d’enquête de la Commission européenne ;
- Permettre des enquêtes plus larges, portant sur des familles de produits ou des chaînes de valeur complètes ;
- Faciliter les actions engagées d’office par la Commission, sans attendre une plainte formelle ;
- Mieux articuler défense commerciale, politique industrielle et objectifs climatiques.
L’enjeu : Passer d’une défense commerciale essentiellement réactive à une véritable protection stratégique, capable de sécuriser les investissements, l’emploi industriel et la souveraineté économique européenne
Protéger les secteurs stratégiques et assumer une préférence européenne
Deuxième priorité : garantir une protection effective des secteurs stratégiques européens. Le Gouvernement insiste notamment sur la nécessité de renforcer l’efficacité du Mécanisme d’Ajustement Carbone aux Frontières (MACF), qui entrera en vigueur le 1ᵉʳ janvier 2026.
Destiné à aligner les importations sur les exigences européennes en matière de décarbonation, le MACF devra, selon la France, être complété pour éviter les contournements. Paris plaide pour une extension de la protection aux produits situés en aval des chaînes de valeur, un soutien aux exportations européennes et une taxation à l’échelle des pays producteurs afin d’empêcher que certaines productions dites « vertes » ne masquent une réalité industrielle fortement carbonée.
Parallèlement, la France appelle à la mise en œuvre d’une préférence européenne assumée et ciblée, dans le cadre de l’Industrial Accelerator Act (IAA). À l’image de ses partenaires internationaux, l’Europe est invitée à assumer des avantages financiers et réglementaires pour les entreprises qui investissent et produisent sur son territoire. Réglementations sectorielles, aides publiques et commande publique doivent être pleinement mobilisées pour bâtir une industrie européenne résiliente et souveraine.
Concilier transition écologique et trajectoire industrielle
Troisième enjeu central : l’articulation entre objectifs environnementaux et avenir industriel. S’agissant de la réglementation sur les émissions de CO₂ des véhicules, la France défend une approche pragmatique, liant ambition climatique et réalité industrielle.
Le Gouvernement se dit ouvert à des flexibilités, notamment sur la neutralité technologique et les objectifs à l’horizon 2035, à condition qu’elles s’accompagnent d’incitations claires au maintien et au développement de chaînes de valeur industrielles européennes compétitives. Les véhicules électriques répondant à des critères de production européenne devraient ainsi bénéficier de modalités préférentielles, afin d’apporter des marges de manœuvre aux constructeurs engagés dans la production locale.
« Les règles du jeu ont changé »
Pour Roland Lescure, ministre de l’Économie, des Finances et de la Souveraineté industrielle, énergétique et numérique, l’heure est à la fermeté : « Les règles du jeu ont changé, soyons fermes. L’Europe ne doit pas rester les bras croisés face aux déséquilibres causés par des pratiques déloyales. Nous devons collectivement accélérer et renforcer nos mécanismes de protection pour protéger nos industries, garantir notre souveraineté, produire européen et conserver notre rang de puissance mondiale. »
Même tonalité du côté de Sébastien Martin, ministre délégué chargé de l’Industrie : « L’Europe ne peut pas rester la seule grande puissance à exposer son industrie à une concurrence déloyale. Défendre notre base industrielle, c’est préserver notre compétitivité, nos chaînes de valeur et notre capacité à produire sur le continent. » Dans une interview pour les Echos, il enfonce le clou : « Notre industrie est menacée par une concurrence déloyale, il faut faire acte de résistance ». Dans ce contexte de morosité pour l’industrie tricolore, le ministre insiste sur le rôle de l’État pour sauver les usines en danger et met en avant les investissements en cours.
À travers cet appel, la France trace une ligne claire : sans réaction rapide et structurée, le risque est celui d’un décrochage industriel durable. À l’Union européenne désormais de transformer l’alerte en action.
Quelles pistes aujourd’hui pour affronter ces « nouvelles règles du jeu » ?
Face à cette concurrence internationale déloyale et à un environnement géopolitique incertain, la France et plusieurs partenaires européens explorent et défendent un ensemble de pistes concrètes pour renforcer l’industrie européenne. Ces pistes, déjà débattues à Bruxelles et auprès des États membres, s’articulent autour de quatre axes majeurs : la défense commerciale, la préférence industrielle, la transition écologique active et l’innovation stratégique.
Moderniser et accélérer les outils de défense commerciale
L’un des premiers enjeux consiste à rendre les instruments de protection commerciale plus efficaces et réactifs, c’est-à-dire accélérer les enquêtes antidumping et antisubventions, en simplifiant les procédures et en augmentant les moyens des services concernés au niveau européen, pour contrer plus rapidement des pratiques jugées déloyales, mais aussi étendre les enquêtes à des familles de produits ou des chaînes de valeur complètes, plutôt qu’à des produits isolés, afin de mieux refléter la réalité complexe des marchés modernes et enfin, renforcer la coopération entre États membres pour partager données, analyses et moyens d’action, afin d’éviter les doublons et de maximiser l’impact des mesures.
Objectif : rendre la Défense commerciale un outil réellement dissuasif et non seulement réactif.
Assumer une préférence industrielle européenne
Pour que l’Europe reste un espace de production compétitif, il faut développer une préférence européenne ciblée, inspirée de pratiques déjà appliquées par d’autres grandes puissances, qui offre des avantages réglementaires, fiscaux ou contractuels aux entreprises produisant sur le territoire de l’Union, mobiliser la commande publique européenne pour favoriser, à performances équivalentes, les fournisseurs européens et débloquer des incitations financières structurantes (prêts bonifiés, garanties, fonds de soutien à l’investissement) pour accompagner les choix industriels risqués mais stratégiques.
Objectif : rendre l’Europe attractive pour la production industrielle, pas seulement pour la consommation.
Faire du climat une source de compétitivité, pas une contrainte
Plutôt que de percevoir les objectifs climatiques comme un facteur de coût, l’Europe cherche à en faire un levier de compétitivité : il faut pour cela renforcer le Mécanisme d’Ajustement Carbone aux Frontières (MACF) pour qu’il protège davantage les industries européennes et évite les contournements (par des produits dits « verts » produits dans des conditions très carbonées), encourager l’innovation dans les technologies propres (hydrogène vert, matériaux bas carbone, recyclage avancé) par des financements ciblés, mais aussi associer des mécanismes incitatifs aux objectifs réglementaires, afin que les entreprises qui investissent dans des technologies propres soient récompensées sur les marchés européens.
Objectif : transformer la transition écologique en avantage comparatif.
Investir massivement dans l’innovation et les technologies du futur
L’Europe sait que pour rester compétitive, elle doit miser sur l’avenir : elle doit enforcer le financement de la recherche-développement, notamment dans les domaines stratégiques comme les semi-conducteurs, l’intelligence artificielle appliquée à la production, la biotechnologie ou les batteries de nouvelle génération, soutenir les chaînes d’approvisionnement critiques (matières premières, composants essentiels) en diversifiant les sources d’approvisionnement ou en relocalisant certaines étapes clés et créer des écosystèmes d’innovation industriels régionaux, favorisant les synergies entre PME, grandes entreprises, universités et centres de recherche.
Objectif : changer de logique et ne plus seulement “réagir”, mais anticiper et créer.
Mettre en place un cadre européen de coopération renforcée
L’Europe ne peut pas réussir isolément. Elle doit donc réaffirmer le rôle du multilatéralisme commercial, notamment via l’Organisation mondiale du commerce (OMC), pour faire respecter des règles équitables. Elle doit aussi construire des alliances industrielles stratégiques avec des partenaires ayant des standards similaires (Canada, Japon, Norvège, etc.) et harmoniser certaines normes et standards industriels européens pour faciliter l’échelle et réduire la fragmentation du marché.
Objectif : faire de l’Union européenne un acteur unifié et non un marché éclaté.
Soutenir une vision industrielle cohérente à long terme
Au-delà des mesures techniques, les dirigeants européens soulignent la nécessité d’un cap stratégique clair afin de mettre en place une une stratégie industrielle européenne intégrée, liant compétitivité, souveraineté et transition climatique, ainsi qu’une meilleure coordination entre politiques industrielles, commerciales, fiscales et énergétiques et un dialogue plus étroit avec la société civile et les acteurs du terrain, afin que les politiques soient autant efficaces qu’acceptées.
Objectif : transformer la vision en action durable.
Pourquoi ces pistes comptent
Ces orientations ne sont pas de simples idées car elles répondent à une réalité déjà perceptible sur les marchés mondiaux : des pratiques commerciales agressives ; des chaînes de valeur de plus en plus intégrées et concurrentielles ; une demande mondiale accrue pour des produits “verts” qui ne doivent pas se traduire par un désavantage industriel ; une géopolitique du commerce de plus en plus complexe.
Pour la France, et pour une grande partie des partenaires européens, il ne s’agit plus seulement de préserver des emplois ou des usines, mais de garantir que l’Europe reste un acteur industriel majeur, résilient, innovant et capable de peser à l’échelle mondiale.
(Source : CP n°210 ministère économie)






