La démocratie sans emprise ou la puissance du féminin, de Corine Pelluchon – Éditions Rivages, 5 mars 2025 – 208 pages
C’est un essai puissant et actuel que nous propose la philosophe Corine Pelluchon. Il questionne la montée des logiques d’emprise dans nos démocraties en temps de crise et propose en réponse une conception renouvelée de la puissance politique, ancrée non pas dans la domination, la peur ou le contrôle, mais dans une force douce inspirée de l’attention, du soin, de l’ouverture, de la gratitude et de la convivialité.
L’intrigue qui se noue entre les leaders d’extrême droite et une population relève de l’emprise. S’il est nécessaire de pouvoir repérer les autocrates et d’insister sur les garde-fous comme sur les dispositions morales permettant de préserver la démocratie, la spécificité de l’emprise oblige à réfléchir à ce qui rend les personnes perméables au fascisme. Ce dernier encourage les sujets à évacuer leur sentiment d’impuissance en déchargeant leur agressivité sur certains groupes et conduit à un délire à plusieurs. Mais c’est dans ces périodes troublées que la puissance du féminin, qui s’oppose à la force et à l’obsession du contrôle et naît de la gratitude pour le donné, prend toute son importance. Nourrie par le féminisme, la puissance du féminin témoigne de l’amour d’un monde rendant possible l’accueil d’êtres nouveaux et diffuse un esprit de convivialité sans lequel un projet humaniste et écologiste ne peut s’imposer.
La philosophe désigne avec acuité comment certains leaders, notamment d’extrême droite, exploitent la fragilité des individus en les poussant à décharger leur agressivité sur des boucs émissaires, creuset d’un « délire à plusieurs » qui forge une adhésion collective destructrice. En face, Pelluchon propose la « puissance du féminin », nourrie par une éthique du Care et du féminisme, non pas comme un pouvoir genré, mais comme une qualité accessible à tous, fondée sur la reconnaissance de la vulnérabilité humaine, l’amour du monde et l’accueil de la diversité, esquissant ainsi les contours d’un projet humaniste, écologique et démocratique plus inclusif.
L’essai de Pelluchon propose une réorientation politique et philosophique majeure, en ressortant la démocratie d’un face-à-face avec le pouvoir autoritaire et en l’ouvrant à une dynamique relationnelle et empathique fondée sur la considération et la confiance mutuelle plutôt que sur la coercition. Elle construit une philosophie politique éthique, où être au monde signifie reconnaître notre dépendance au vivant, aux autres, à notre environnement, et transformer cette vulnérabilité en ressource démocratique créatrice. Son approche s’inscrit pleinement dans son parcours intellectuel : professeure de philosophie, spécialiste en éthique, bioéthique, écologie politique, elle défend depuis longtemps cette vision du politique nourrie par le souci du prochain et du monde. L’ouvrage s’inscrit dans une époque marquée par la désaffection politique, la montée des extrêmes et les crises écologiques, et offre une lueur philosophique engagée et concrète, un antidote au cynisme.
Ainsi, La démocratie sans emprise ou la puissance du féminin incarne un essai philosophique contemporain qui repense la force démocratique comme une qualité relationnelle et sensible, un appel à repolitiser la vulnérabilité en retrouvant un agir politique plus juste, plus humain et profondément ancré dans une éthique du soin.
Corine Pelluchon, née le 2 novembre 1967, est une philosophe française, professeure à l’Université Gustave-Eiffel (anciennement Paris-Est Marne-la-Vallée), spécialisée en éthique appliquée, philosophie politique, écologie et cause animale. Agrégée de philosophie (1997), elle soutient en 2003 une thèse sur Léo Strauss (« La critique des Lumières modernes chez Leo Strauss ») puis, en 2010, une habilitation intitulée « Bioéthique, écologie et philosophie politique » visant à enrichir la philosophie du sujet
Son œuvre, riche d’une quinzaine d’ouvrages, déploie une pensée originale au carrefour de la corporéité, de la vulnérabilité et de l’éthique du Care. C’est une philosophe engagée et prolifique, dont la force de réflexion repose sur l’interconnexion entre respect du vivant, égalité démocratique et éthique de la vulnérabilité.
Parmi ses publications phares, on peut citer :
- Éléments pour une éthique de la vulnérabilité. Les hommes, les animaux, la nature (2011), pour lequel elle reçoit le prix Moron de l’Académie française
- Les Nourritures. Philosophie du corps politique (2015), récompensé par les prix Édouard-Bonnefous et Paris-Liège, qui repense la démocratie à partir de la matérialité de l’existence.
- Éthique de la considération (2018), où elle propose une morale fondée sur l’humilité, la vulnérabilité et la reconnaissance de l’autre.
- Réparons le monde. Humains, animaux, nature (2020) et Les Lumières à l’âge du vivant (2021), mettant en avant une nouvelle éthique écologique et un humanisme renouvelé.
- L’espérance ou la traversée de l’impossible (2023), une méditation philosophique sur le désespoir et l’action dans la crise écologique.
- L’être et la mer. Pour un existentialisme écologique (2024), qui élabore une pensée où l’eau et la fluidité remplacent la logique de la terre ferme, invitant à repenser notre rapport au vivant.
- Enfin, La démocratie sans emprise ou la puissance du féminin (2025), poursuivant sa réflexion éthique à travers la puissance relationnelle et empathique.
Elle a reçu de nombreux prix distinguant son parcours : le prix François-Furet (2006), le prix Moron (2012), le prix Édouard-Bonnefous (2015), le prix Paris-Liège (2016), le prix Günther Anders en Allemagne (2020), ainsi qu’une nomination de chevalier de la Légion d’honneur (2021) et le prix Leopold Lucas (2025).






