Ce 10 septembre 2025, la France s’est figée sous le mot d’ordre « Bloquons tout ». Derrière les barricades, les affrontements et les blocages, ce n’est pas seulement l’austérité qui est rejetée, mais tout un ordre politique et social en train de vaciller : perte de légitimité des institutions, défiance radicale, effondrement du compromis social, biopolitique de l’austérité et disparition d’un imaginaire collectif. Entre affrontements avec les forces de l’ordre, instabilité politique et tensions budgétaires, le pays semble pris dans une crise multiple aux répercussions profondes. Plus qu’une révolte passagère, ce 10 septembre révèle une France en quête d’un nouvel horizon.
La France traverse une crise multifacette — politique, sociale, économique et sécuritaire — à un niveau comparable à celui des grandes mobilisations de ces dernières années. Le mouvement du 10 septembre symbolise une crise de consentement citoyen, d’autant plus préoccupante dans un contexte préélectoral marqué par la montée des extrêmes. Il restera sans doute comme un signal d’alarme : celui d’une France au bord de la rupture. Alors que le gouvernement impose une cure d’austérité brutale, le pays a basculé dans une journée de colère où tout un peuple a choisi de « bloquer » pour se faire entendre. Derrière les barricades et les affrontements, c’est une fracture plus profonde qui s’exprime : une défiance radicale envers un pouvoir vacillant, une société épuisée par l’injustice, et une République menacée d’implosion. Plus qu’un simple mouvement social, cette mobilisation révèle une crise systémique qui place la France face à ses contradictions les plus intimes.
Pierre Rosanvallon a longuement écrit sur la « contre-démocratie » (1), c’est-à-dire la façon dont les citoyens exercent un pouvoir d’obstruction et de sanction face aux élites politiques. Il a montré que la démocratie contemporaine ne se limite pas au vote et à la représentation. Elle fonctionne aussi par la surveillance, l’empêchement et la sanction exercés par les citoyens. La journée du 10 septembre illustre pleinement cette dynamique : faute de confiance dans les institutions, une partie du peuple choisit d’entraver le fonctionnement de la société pour rappeler aux élites leur vulnérabilité. Dans cette logique, les blocages, les grèves et les manifestations ne sont pas des dérives mais l’expression d’une autre forme de citoyenneté, certes conflictuelle. Ce que Rosanvallon avait identifié comme une politique de la défiance devient ici un mode d’action dominant, révélant une démocratie fatiguée, où la légitimité institutionnelle ne suffit plus et où l’opposition s’exprime par l’obstruction.

Journée du 10 septembre 2025 : la France à l’épreuve de la contestation
En ce 10 septembre 2025, la France a connu une nouvelle journée de mobilisation citoyenne. Le mot d’ordre était clair : « Bloquons tout ». Dans les rues de Paris comme en province, des milliers de manifestants se sont rassemblés pour dénoncer l’austérité budgétaire, les inégalités sociales et la perte de confiance envers un pouvoir jugé sourd aux préoccupations populaires.
Dès l’aube, des barrages ont été installés sur les autoroutes,des dépôts logistiques ont été bloqués et des barricades ont surgi dans plusieurs grandes villes. Les forces de l’ordre, déployées massivement — plus de 80 000 agents — ont multiplié les interventions, donnant lieu à des affrontements violents et à près de 300 arrestations, dont 200 rien qu’à Paris. L’atmosphère a rappelé, par son intensité, les heures les plus tendues de la crise des retraites ou des gilets jaunes.
Cette journée de mobilisation ne tombe pas au hasard. Elle coïncide avec l’arrivée à Matignon de Sébastien Lecornu, nouveau Premier ministre, qui succède à François Bayrou renversé par un vote de défiance. Ce changement, le énième en quelques mois, illustre l’instabilité chronique d’un exécutif fragilisé et sans majorité claire. Derrière la colère sociale se cache donc aussi une crise politique profonde.
Un contexte explosif : austérité et fractures sociales
Au cœur de la contestation se trouvent les mesures d’austérité adoptées par le gouvernement pour tenter de contenir une dette publique qui frôle désormais les 114 % du PIB et un déficit de près de 6 %. Le plan d’économies, évalué à 44 milliards d’euros, prévoit la suppression de jours fériés, un gel des retraites et des coupes massives dans les services publics. Autant de décisions vécues comme une attaque directe contre le pouvoir d’achat et la justice sociale.
Michel Foucault a montré dans ses cours au Collège de France comment l’État moderne exerce un pouvoir qui ne passe pas seulement par la répression, mais par une gouvernementalité, c’est-à-dire l’organisation de la vie sociale à travers des dispositifs économiques et administratifs (2). L’austérité en France illustre cette logique : suppression de jours fériés, gel des retraites, coupes dans les services publics – autant de décisions qui paraissent techniques mais qui affectent directement les corps et les existences. La contestation sociale est alors une révolte contre cette rationalité gestionnaire qui réduit les individus à des variables budgétaires. Foucault aurait sans doute vu dans le « Bloquons tout » une insurrection contre la biopolitique austéritaire, un refus de se laisser gouverner uniquement au nom des chiffres et du déficit.
La rue réagit donc avec force, mais le malaise dépasse la seule dimension économique. Beaucoup dénoncent un système institutionnel paralysé, une succession de Premiers ministres qui ne parviennent pas à incarner une ligne politique claire, et un président affaibli, Emmanuel Macron, dont l’autorité paraît s’éroder aussi bien à l’intérieur qu’à l’international.
La France actuelle semble prisonnière d’un paradoxe décrit par Antonio Gramsci, comme « [une] crise consiste dans le fait que l’ancien meurt et que le nouveau ne peut pas naître » (3). L’ordre ancien – un système politique centré sur les partis traditionnels et un compromis social hérité des Trente Glorieuses – s’effondre sous les coups de la dette, de l’austérité et de la défiance. Mais aucune alternative crédible n’a encore émergé. Dans ce vide, prospèrent les extrêmes et les forces de contestation radicale. Pour Gramsci, ce moment d’interrègne est particulièrement dangereux, car il ouvre la voie à ce qu’il appelait des « monstres » : des régimes autoritaires, des idéologies simplistes ou des formes de mobilisation violente, qui tentent de combler l’absence de projet collectif. La France semble précisément dans ce temps suspendu, où la désagrégation du vieux monde ne s’accompagne pas encore d’une renaissance politique, et où le risque est que la colère sociale se transforme en basculement vers une alternative illibérale.
La formule de Lénine — « Ceux d’en haut ne peuvent plus, ceux d’en bas ne veulent plus » — demeure un point de repère pour penser les crises politiques. Mais les événements récents et les analyses philosophiques invitent à en déplacer le sens. Dans une tribune parue dans Libération le 4 septembre dernier, le philosophe Michaël Fœssel a proposé la notion d’involonté pour décrire une forme nouvelle de résistance. Loin d’un programme ou d’une volonté collective, il s’agit d’un geste intime, individuel, presque silencieux : un refus d’obéir, une suspension du consentement, sans qu’un projet alternatif ne soit encore formulé. La révolte n’y est pas organisée mais vécue à la première personne, comme un « je ne veux plus » qui échappe à toute planification. Michaël Fœssel explique : « C’est d’abord un mouvement de refus. Un refus qui correspond à l’air du temps, un refus individuel, une individualisation de la révolte puisque le mot d’ordre de cette journée « Bloquons tout » était « Restez chez vous.«
Blanche Leridon, directrice éditoriale de l’Institut Montaigne, de son côté, voit se dessiner un autre visage de la crise démocratique. Dans Le Monde, elle décrit l’émergence de deux mondes démocratiques parallèles : l’un qui valorise la souveraineté immédiate de la volonté populaire, quitte à se passer de contre-pouvoirs ; l’autre qui demeure attaché à l’État de droit et aux garanties institutionnelles. La démocratie, selon elle, se déchire désormais de l’intérieur, au sein même de ses propres principes.
Les manifestations du 10 septembre 2025, réunies sous le mot d’ordre « Bloquons tout », incarnent ce double diagnostic. Leur organisation horizontale, sans leader identifié, montre qu’une multitude de refus individuels — chacun décidant de bloquer une route, de se joindre à un rassemblement, de s’absenter du travail — peut se muer en puissance collective. Ce n’est pas une idéologie unifiée qui rassemble, mais l’addition d’involontés singulières. Et pourtant, cette agrégation dessine un affrontement avec le pouvoir en place, révélant la fracture démocratique que Leridon décrit.
Ainsi, la crise actuelle de la démocratie se manifeste à deux niveaux : par le haut, dans l’opposition entre conceptions rivales de la légitimité politique ; et par le bas, dans la prolifération de refus individuels qui, en s’additionnant, produisent des événements collectifs. Ce double mouvement dessine une politique du retrait et du blocage, où la puissance d’agir ne se construit plus par adhésion à un projet commun, mais par la rencontre contingente de résistances dispersées.
Une crise multiple : politique, sociale, économique et sécuritaire
L’analyse de cette journée du 10 septembre montre que la France traverse une crise à plusieurs niveaux. Tout d’abord, crise politique : l’instabilité gouvernementale mine la confiance et nourrit le sentiment de vacance du pouvoir. Puis crise sociale : la mobilisation témoigne d’un rejet massif de l’austérité et d’un sentiment d’injustice généralisée. Ensuite, crise économique : entre pressions budgétaires, dette élevée et croissance fragile, le pays se trouve dans une impasse qui rappelle, à une échelle bien plus vaste, les crises de la zone euro au début des années 2010. Et, enfin, crise sécuritaire : l’ampleur du déploiement policier et la violence des affrontements confirment une radicalisation de la contestation.
Pour Cornelius Castoriadis, toute société repose sur un imaginaire instituant, c’est-à-dire un horizon commun qui donne sens au vivre-ensemble (4). Or, ce que révèle la mobilisation du 10 septembre, c’est l’effondrement de cet imaginaire républicain. L’égalité, la solidarité et la justice sociale, qui structuraient encore l’imaginaire collectif français au XXe siècle, ne sont plus perçues comme des promesses crédibles. L’austérité et la défiance ont miné la croyance dans la capacité des institutions à garantir ces valeurs. Ce qui demeure, c’est un vide symbolique, où chacun agit par colère, par survie ou par rejet, mais sans projet commun. Castoriadis avertissait que lorsqu’une société perd son imaginaire fondateur, elle entre dans une crise d’institution de sens, une crise plus profonde que l’économie ou la politique : une crise existentielle.
Hannah Arendt, dans La crise de la culture (5), expliquait qu’une crise survient quand les catégories politiques établies cessent de répondre aux réalités vécues. Elle expliquait que les crises ne sont pas simplement des accidents de parcours, mais des révélateurs brutaux de la fragilité des institutions. Mais aussi qu’elles surviennent lorsque les catégories héritées cessent de correspondre au réel. C’est exactement la situation française : les canaux traditionnels de la représentation – partis politiques, syndicats, Parlement – apparaissent impuissants à répondre aux attentes de la société. Ce divorce entre gouvernants et gouvernés n’est pas seulement conjoncturel ; il traduit une érosion du sens même du politique, un effondrement de l’autorité légitime. Pour Arendt, cette perte de confiance est le point de bascule d’une démocratie vers l’instabilité, car elle prive la société de la capacité d’agir ensemble.
Le « Bloquons tout » n’est pas seulement une révolte sociale : c’est la manifestation d’une rupture entre le peuple et l’État, une perte de légitimité du pouvoir qui, chez Arendt, est le signe d’un basculement vers l’inconnu.
Quelles conséquences à moyen terme ?
L’impact de cette crise dépasse largement la seule scène nationale. Sur le plan économique, l’instabilité et la conflictualité sociale risquent de peser sur l’investissement, de réduire la consommation et de fragiliser la note financière de la France. À l’échelle européenne, l’affaiblissement de Paris réduit la capacité de la France à jouer son rôle de moteur dans l’UE. Politiquement, la contestation nourrit une dynamique dangereuse pour l’exécutif : la montée continue du RN, aujourd’hui crédité d’un tiers des intentions de vote, pourrait transformer cette crise sociale en tremplin électoral pour l’extrême droite.
Le 10 septembre 2025 ne peut pas se lire seulement comme une journée de blocages ou de tensions sociales : il incarne une crise systémique au sens fort du terme qui donne l’image d’une France enfermée dans un cycle de défiance et de désillusion, sans horizon politique clair. La crise française n’est donc pas seulement économique ou sociale, elle est institutionnelle, culturelle et existentielle. Mais elle est également anthropologique et politique puisqu’elle elle traduit à la fois une perte de confiance dans les institutions et une rupture du lien entre gouvernés et gouvernants. C’est l’épuisement d’un modèle politique et l’absence d’un horizon commun pour refonder la société.
Fabienne Marion, Rédactrice en chef UP’ Magazine
(1) Pierre Rosanvallon – La contre-démocratie. La politique à l’âge de la défiance (Seuil, 2006)
La légitimité démocratique (Seuil, 2008)
(2) Michel Foucault : Sécurité, territoire, population (cours au Collège de France, 1977–1978, Gallimard/Seuil, 2004)
Naissance de la biopolitique (cours au Collège de France, 1978–1979, Gallimard/Seuil, 2004)
(3) Antonio Gramsci : Cahiers de prison (1929–1935, trad. française chez Gallimard)
(4) Cornélius Castoriadis : L’institution imaginaire de la société (1975, Seuil)
Les carrefours du labyrinthe (plusieurs volumes, 1978–1999)
(5) Hannah Arendt : La crise de la culture (1961, trad. française, chez Gallimard, 1972)
La condition de l’homme moderne (1958)
Pour aller plus loin :
- Ecouter sur France Culture Pierre Rosanvallon : « La réponse à la crise démocratique doit émerger en dehors des partis politiques »
Photo d’en-tête : AFP







