L’art des IA, de Jim Gabaret – Éditions Presses universitaires de France (PUF), 15 octobre 2025 – 240 pages
Les IA génératives produisent-elles de l’art ? Peuvent-elles être originales ? Sont-elles les autrices de leurs œuvres ? Les images de Dall-E, Midjourney ou Stable Diffusion, les musiques de Suno ou les textes de ChatGPT peuvent-ils nous procurer des sentiments esthétiques ? Ces questions paraissent incongrues si l’on tient encore ces programmes pour de simples machines, auxquelles il manquerait toujours la conscience, l’intelligence, l’incarnation, la sensibilité, la liberté ou la créativité… Mais si nous prenions la machine pour ce qu’elle est ? Non pas une concurrence ou une imitation de l’humain, dont on aurait beau jeu de souligner les imperfections, mais une nouveauté technique à penser avant de juger.
On doit d’abord demander ce que sont ces IA, ce qu’elles peuvent concrètement, et à quel point il y a un sens à y voir une intelligence à l’œuvre. Il faut ensuite utiliser les outils philosophiques de la phénoménologie de l’art et de la sémiologie pour questionner les œuvres des IA, qui ne manquent ni d’intentions, ni d’incarnation, ni de révélations. Mais peut-être faut-il à l’artiste humain moins d’intelligence que de sensibilité et un sens intuitif charnel qui échapperait à la logique algorithmique ? Rien n’est moins sûr. Pour savoir si l’art admet des figures créatrices comme l’IA, il faut revenir sur l’histoire de son devenir au XXe siècle et mettre l’art en question : comme à chaque révolution technique, de la peinture à l’huile à la photographie, l’humain en étend sans cesse les frontières. Le public s’y montre sensible, et de nouveaux effets esthétiques émergent déjà avec l’IArt.
Dans cet essai stimulant, Jim Gabaret s’empare d’une question brûlante : celle de la place des intelligences artificielles dans la création artistique. Plutôt que de s’en tenir à une opposition stérile entre l’humain et la machine, l’auteur adopte une posture philosophique exigeante : il invite à penser la nouveauté technique avant de la juger moralement ou esthétiquement. En ce sens, L’art des IA s’inscrit dans la tradition critique qui, depuis Walter Benjamin ou André Malraux, interroge les mutations du sensible à l’ère de la reproductibilité technique.
Gabaret ne se contente pas de poser la question provocatrice — « les IA produisent-elles de l’art ? » —, il la déploie comme un fil d’enquête philosophique. L’auteur explore les conditions de possibilité d’un art non-humain, sans céder à la fascination technologique ni au rejet alarmiste. Il mobilise la phénoménologie de l’art, la sémiologie et l’histoire esthétique pour comprendre ce que les productions de l’intelligence artificielle révèlent de notre propre rapport à la création.
L’un des apports majeurs du livre réside dans sa capacité à replacer l’IA dans une continuité historique des révolutions artistiques : l’arrivée de la perspective à la Renaissance, l’invention de la photographie ou du cinéma ont toutes redéfini le statut de l’artiste et de l’œuvre. De même, l’émergence de ce que Gabaret nomme l’IArt (art des intelligences artificielles) ne marque pas la fin de l’art humain, mais une extension de son champ d’expérience. Les émotions, l’interprétation et la réception des œuvres d’IA sont déjà des faits esthétiques observables, signe que la machine, en produisant de la forme et du sens, participe à sa manière au devenir de l’art.
Cependant, l’auteur ne verse pas dans l’angélisme technophile. Il souligne les limites fondamentales de l’intelligence artificielle : son absence d’incarnation, sa dépendance aux données humaines et aux logiques marchandes, ainsi que le risque de normalisation esthétique lié à la standardisation algorithmique. Mais plutôt que d’en conclure à l’impossibilité d’un art machinique, Gabaret y voit une occasion de repenser la définition même de la créativité, comme une relation, un processus, une coémergence entre humains, machines et contextes culturels.
L’art des IA est un essai lucide, nuancé et profondément contemporain, qui refuse les réponses simplistes. En s’appuyant sur la philosophie de l’art, l’histoire esthétique et la réflexion éthique, Jim Gabaret nous invite à dépasser la peur ou l’admiration aveugle pour envisager l’IA comme un nouvel interlocuteur du sensible. Loin d’annoncer la mort de l’artiste, ce livre montre que la rencontre entre l’humain et la machine ouvre un nouvel horizon esthétique, où la créativité devient un dialogue élargi entre nature, culture et technique.
Jim Gabaret est philosophe, enseignant-chercheur à l’Université Paris 1, associé au Centre de Philosophie Contemporaine de la Sorbonne. Normalien, agrégé et docteur en philosophie, il est l’auteur d’une thèse sur « La permanence des objets », de traductions du corpus pragmatiste, d’articles sur les « nouveaux réalismes » et les IA génératives.






