André Klarsfeld
Qu’il soit végétal, animal ou microbien, le vivant est, par définition, dans un perpétuel devenir ; il se transforme, il s’adapte, il évolue, et surtout, il est assujetti au temps qui passe. Pour le vivant, s’extraire du temps, c’est s’extraire de la vie elle-même. Ce temps vécu, c’est celui des rythmes biologiques ; pulsations organiques dont la conscience peine à effleurer la complexité et qui, pourtant, nous donne une perception intuitive du temps. Mais comment le vivant est-il influencé par ces rythmes ?
Rencontre avec André Klarsfeld, professeur à l’ESCPI et auteur de Les horloges du vivant (Odile Jacob), qui nous donne des éléments de réponse aux questions sur le temps, sur les mystères de notre horloge interne et nous fait découvrir l’univers de la chronobiologie, science de la temporalité des fonctions biologiques à travers leurs altérations et leurs régulations.
André Klarsfeld
En effet, une grande partie de ces processus sont périodiques. Certains sont saisonniers ; c’est le cas de l’hibernation ou des reproductions connectées au printemps. Mais ce qui nous intéresse ici sont ceux qui suivent un rythme circadien, d’une durée de plus ou moins 24 heures, comme la température corporelle, la sécrétion d’hormones et évidemment les phases de veille-sommeil.
Le vivant a la capacité de mesurer le temps. Cela s’avère particulièrement pratique afin d’anticiper les besoins physiologiques de l’organisme. La drosophile (modèle biologique particulièrement prisé des chronobiologistes) voit son activité locomotrice augmenter avant le lever du jour et la tombée de la nuit, anticipant l’aube et le crépuscule, alors qu’une mouche mutante arythmique ne s’activera que brusquement à l’allumage et l’extinction de la lumière. Il est en de même avec le taux de cortisol, l’hormone de stress, qui augmente durant le sommeil afin d’être au maximum à l’heure du réveil.
Cette capacité de « métronome » est autonome. Les rythmes circadiens, bien que sensibles à l’environnement, ne sont pas dictés par celui-ci ; ils gardent un tempo remarquablement constant. Les organismes vivent donc un temps « interne » qu’on peut qualifier de « subjectif », indépendant du vrai temps (celui des cycles jour-nuit ou des saisons).
Le spéléologue Michel Siffre pendant son expérience hors du temps, claustré pendant deux mois au fond du gouffre de Scarasson, sans repères temporels, à partir du 17 juillet 1962
Le chef d’orchestre de ce compteur imperturbable, c’est l’horloge interne. Ainsi le tempo est endogène, et de ce fait, il peut être caractéristique de chaque espèce ; chez l’Homme par exemple, la durée du jour « subjectif » est de 25 heures. Cela a pu être observé en 1962, quand Michel Siffre, un spéléologue français, est resté dans une grotte pendant plusieurs semaines sans repère temporel. Parce que sa perception du temps ne correspondait plus au temps solaire, il a pensé, à sa sortie un 17 septembre, qu’on était un 20 août.
Cette horloge biologique a été découverte alors que naissait l’informatique. On peut penser que la prise de conscience de la nécessité d’organiser les machines selon un repère majeur, le temps, a incité à rechercher les supports temporels du vivant.
Les horloges internes ne sont pas dictatoriales ! Elles se recalent en permanence grâce aux signaux environnementaux que sont les variations de température et surtout la luminosité. On retrouve naturellement de telles variations avec l’alternance jour-nuit, permettant une remise à l’heure de l’horloge interne.
L’horloge est localisée dans les noyaux suprachiasmatiques (NSC), dans l’hypothalamus. Chez l’Homme, ce ne sont pas moins de 20 000 neurones qui génèrent l’expression des gènes de l’horloge circadienne. Comme leur nom l’indique, les NSC sont situés au-dessus du chiasme optique, affirmant le rôle prépondérant de la lumière dans la synchronisation de l’horloge interne.
Les adaptations au milieu sont vitales comme chacun l’expérimente quand il voyage. Si l’on part de France afin de se rendre au Québec, l’horloge interne sera en avance (il sera 23 h dans sa tête contre 17 h heure locale). Un bon moyen de se remettre du jet-lag est donc de se soumettre à la lumière de fin d’après-midi québécoises, permettant à notre horloge de se recaler.
Mais dans notre monde moderne, l’exposition prolongée à la lumière, en particulier durant la nuit, se relève être nuisible pour notre santé (risque de troubles du sommeil, mais également de troubles cardio-vasculaires…). Nos horloges sont particulièrement sensibles à la lumière émanant du spectre bleu. Autrement dit, nos écrans nous maintiennent éveillés. Afin de pallier ce problème, André Klarsfeld nous informe qu’il existe une application f.lux qui, à la tombée de la nuit diminue le taux de lumière bleue de nos écrans.
Le rapport de plus en plus fréquent et intime avec les écrans n’est pas notre unique source de désynchronisation ; nos modes de vie nous imposent un tempo souvent inadapté avec nos horloges biologiques. Rythme intensif, travail de nuit, … Trois adultes sur 2000 souffrent de syndrome de retard de phase du sommeil ; leur rythme biologique est normal mais simplement décalé. Ils préfèrent par exemple se coucher à 2 h pour se lever à 10 h. Impensable dans le monde du travail actuel. Pour l’Académie de médecine, il y a vraiment un problème de santé publique avec les personnes contraintes au travail de nuit puisque ces dernières sont beaucoup plus sujettes à certains cancers et aux troubles cardiovasculaires que la population générale.
Ce genre de décalage est d’autant plus prononcé pour les adolescents, dont on sait aujourd’hui que s’ils sont des « lève-tard », c’est parce que leur physiologie les tient, et ne leur permet pas d’être du matin. C’est pourquoi André Klarsfeld avait conseillé à l’Éducation Nationale, dans le cadre d’une réflexion sur les rythmes scolaires, de retarder le début des cours des collégiens et lycéens.
En explorant notre rapport biologique au temps, la chronobiologie nous offre de nouvelles opportunités d’appréhender notre manière de vivre. Il est ainsi possible, par exemple, d’optimiser les traitements contre le cancer ; certaines molécules étant plus efficaces à certaines heures de la journée. Connaître nos rythmes n’est pas uniquement un moyen de les respecter, c’est également un moyen de mieux nous respecter.
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