On a longtemps considéré les émotions comme des expériences biologiques innées et universelles, bien distinctes les unes des autres. Mais sont-elles vraiment innées ou bien sont-elles le produit de notre culture et de notre environnement ? Cette question fait depuis longtemps l’objet de débats dans le domaine des neurosciences. Des chercheurs de l’Inserm, de l’Université de Caen Normandie, de l’École Pratique des Hautes Études et des CHU de Caen et de Rennes apportent des données cliniques robustes en faveur de la seconde hypothèse. Leurs travaux suggèrent que notre capacité à connaître et à reconnaître les émotions se construit progressivement et dépend de notre connaissance du langage. Leurs résultats sont publiés dans le journal Brain.
Tout au long de l’histoire des neurosciences, la question de l’origine des émotions n’a cessé d’intriguer les scientifiques. S’appuyant sur les théories de Charles Darwin, ceux-ci ont longtemps considéré les états émotionnels comme des expériences biologiques innées et universelles, bien distinctes les unes des autres.
Face au constat que les émotions ne sont pourtant pas définies de la même manière dans toutes les cultures, et que les frontières entre les catégories (joie, tristesse, colère…) ne sont pas les mêmes à travers le monde, cette perspective n’a cependant cessé d’évoluer. Une hypothèse dite « constructionniste » des émotions s’est ainsi développée au cours des dernières décennies, postulant que les émotions ne sont pas innées. Il s’agirait plutôt de concepts appris dans l’enfance et associés à nos sensations physiques.
Ces concepts s’enrichiraient tout au long de la vie, en fonction de nos expériences et de notre environnement. Des données robustes, issues de l’imagerie cérébrale et de la pratique clinique, manquaient toutefois pour confirmer cette théorie.
Pour départager les deux courants de pensée, le chercheur Inserm Maxime Bertoux et l’équipe du laboratoire « Neuropsychologie et imagerie de la mémoire humaine » (Inserm/Université de Caen Normandie/École pratique des hautes études) associés aux CHU de Caen et de Rennes et au GIP Cyceron se sont intéressés à 16 patients atteints d’une maladie neurodégénérative rare, la « démence sémantique ».
Celle-ci se caractérise par une dégradation de la mémoire conceptuelle, c’est-à-dire par une perte des connaissances que l’on a sur le monde et sur le langage. « Les patients ont des difficultés à mobiliser ce qu’ils ont appris tout au long de la vie, par exemple à se rappeler que Paris est la capitale de la France. Ils ont aussi une incapacité à identifier les objets du quotidien et à se rappeler leur fonctionnement ou leur utilité, ou encore à comprendre le sens des mots. Cependant, la dégradation des connaissances conceptuelles associée à cette maladie ne devrait pas avoir d’impact sur la capacité des patients à connaître et à reconnaître les émotions, si celles-ci sont réellement innées », explique Maxime Bertoux.
Réseau cérébral identifié
Les participants ont été testés sur leurs connaissances conceptuelles de quatre émotions : la colère, la fierté, la surprise et l’embarras. Dans un premier temps, ils étaient invités à donner un synonyme de chacune de ces émotions puis à choisir un autre mot s’en approchant au sein d’une liste. Ils devaient ensuite donner un exemple de contexte dans lequel cette émotion pouvait être ressentie puis, parmi une liste de situations, choisir celle qui était la plus susceptible de provoquer l’état émotionnel en question.
Dans un second temps, les participants ont regardé des photos et des vidéos d’acteurs qui exprimaient des émotions. Ils devaient alors reconnaître celle qui était représentée.
Comparée à des participants sains, la mémoire conceptuelle des émotions était plus dégradée chez les participants souffrant de démence sémantique. En moyenne, ces patients étaient par exemple moins capables de donner ou de choisir le synonyme correct d’une émotion particulière mais aussi de sélectionner le contexte approprié dans lequel on peut s’attendre à la ressentir. Ils avaient également une plus grande difficulté à reconnaître les états émotionnels exprimés par d’autres individus, que ceux-ci soient positifs ou négatifs, présentés en photographie ou en vidéo.
En s’appuyant sur ces résultats, les chercheurs mettent à jour une corrélation étroite entre la perte de mémoire des connaissances conceptuelles et la difficulté à reconnaître les émotions et leur caractère positif ou négatif.
Les chercheurs ont aussi eu recours à des techniques d’imagerie cérébrale afin d’identifier les réseaux cérébraux mobilisés lors de la réalisation de ces différents exercices. Leurs résultats suggèrent qu’un même réseau est à l’œuvre à la fois lors des tâches de reconnaissance des émotions faciales et des tâches de mobilisation des connaissances conceptuelles sur les émotions.
« Notre étude souligne l’intrication forte de processus neurocognitifs « affectifs », liés à la reconnaissance des émotions, et « conceptuels » qui étaient supposément distincts. Nous montrons que nos connaissances conceptuelles et notre connaissance du langage ont un rôle déterminant dans la manière dont nous percevons les émotions. Cela nous permet d’apporter de nouveaux éléments pour confirmer la théorie constructionniste des émotions : nous construirions culturellement nos émotions depuis l’enfance », souligne Maxime Bertoux.
Ces travaux présentent aussi un intérêt dans le domaine clinique. En effet, de nombreuses maladies psychiatriques et neurodégénératives entraînent des perturbations émotionnelles.
« Notre étude soutient l’intérêt des approches cognitives, comportementales et émotionnelles dans les maladies mentales ou les neuroatypies. Reconnaître une émotion chez les autres mais aussi réguler nos propres émotions dépendent de notre capacité à avoir appris à les nommer et à les distinguer sur le plan conceptuel », conclut Maxime Bertoux.
Source : INSERN