Alors que l’IA bouleverse nos pratiques quotidiennes, le monde de l’enseignement supérieur se trouve lui aussi confronté à une transformation profonde : ChatGPT dans les copies, IA qui génère des QCM en quelques secondes, assistants virtuels qui révisent avec les étudiants… Le monde de l’éducation est en train de vivre une petite révolution. Comment s’y retrouver, entre enthousiasme et inquiétude ? L’ouvrage collectif L’éducation à l’épreuve de l’intelligence artificielle, dirigé par Ambroise Baillifard et Henrietta Carbonel, publié aux éditions Épistémé, explore les usages émergents de ces technologies dans le champ éducatif. Entre promesses, inquiétudes et interrogations éthiques, il offre, contre toute attente, un panorama nuancé des mutations en cours. Un regard lucide et concret sur ce que l’IA change déjà dans nos salles de classe et universités.
D’emblée, le projet éditorial se distingue par son ambition : comprendre ce que l’IA change concrètement dans les pratiques pédagogiques et institutionnelles, en particulier dans le contexte suisse. Les contributions réunies sous la direction d’Ambroise Baillifard examinent des expériences très actuelles, depuis la génération automatique de questionnaires jusqu’aux dispositifs d’accompagnement individualisé des étudiants. L’intérêt réside dans ce va-et-vient constant entre études de cas, retours d’expérience et analyses critiques, qui permet de dépasser les discours trop abstraits.
Ce qui frappe à la lecture est la volonté d’adopter une approche équilibrée. L’ouvrage se garde autant de l’angélisme technologique que de la peur viscérale. Il reconnaît le potentiel des outils d’IA pour enrichir la pédagogie et améliorer certains processus, tout en soulignant les risques liés aux biais, à la protection des données ou à une automatisation excessive de l’enseignement. Ce double regard donne au texte une densité qui reflète bien la complexité du sujet.
La réflexion ne se limite pas à l’usage instrumental des technologies. Elle s’élargit vers des questions éthiques et formatives : comment accompagner les enseignants et les étudiants dans l’acquisition d’une véritable littératie algorithmique ? Comment leur permettre non seulement d’utiliser les outils, mais aussi de les questionner, d’en comprendre les limites et d’en évaluer les implications sociales et cognitives ? Dans cette perspective, l’éducation à l’ère de l’IA apparaît comme un espace de discernement critique plus que comme un terrain de simple adaptation technique.
Les études présentées rappellent également que l’impact de l’IA n’est pas uniforme. Les contextes disciplinaires, les ressources matérielles et les cultures institutionnelles façonnent la manière dont ces technologies sont perçues et intégrées. En étudiant plusieurs établissements de formation, l’ouvrage évite ainsi toute vision déterministe ou homogène, et met en lumière l’importance des environnements locaux.
Certes, certaines limites apparaissent. La portée géographique, concentrée sur la Suisse, peut réduire la possibilité de généralisation. De même, l’accent est davantage mis sur les usages actuels que sur une prospective à long terme : les scénarios radicaux de transformation du rôle de l’enseignant ou des modèles d’évaluation ne sont qu’esquissés. L’ouvrage pourrait aussi aller plus loin sur les questions d’inégalités d’accès et sur la gouvernance institutionnelle des choix liés à l’IA dans l’éducation.
Ces réserves ne diminuent pas la valeur du travail accompli. L’ouvrage pose des jalons essentiels pour comprendre ce moment charnière. Il montre comment les rôles évoluent : l’enseignant devient davantage accompagnateur et guide critique, tandis que l’étudiant doit apprendre à conjuguer usage des outils et développement d’une pensée autonome. Il rappelle également que certaines pratiques traditionnelles – l’écriture, l’argumentation, l’évaluation réflexive – demeurent irremplaçables et doivent être préservées face à la tentation de la délégation complète. Il met aussi en garde contre une dépendance excessive à l’IA et insiste sur la nécessité d’un cadre éthique et politique solide, garant de transparence et de responsabilité.
Regards croisés – Autres approches
Cet essai collectif prend toute sa mesure lorsqu’on le met en regard d’autres publications récentes sur l’IA et l’éducation. Aux États-Unis, des chercheurs comme Christopher Dede et John Richards (The 60-Year Curriculum) insistent sur le rôle de l’IA dans la formation continue et le développement de compétences sur l’ensemble de la vie professionnelle. Leur perspective, résolument prospective, envisage l’IA comme un catalyseur de nouveaux modèles d’apprentissage tout au long de la vie, avec une attention forte aux logiques de marché et d’employabilité. L’approche est donc plus systémique et centrée sur l’économie du savoir, là où l’ouvrage dirigé par Baillifard et Carbonel privilégie le terrain pédagogique et institutionnel.
En France, Serge Tisseron (L’emprise insidieuse des machines parlantes) (1) ou encore Éric Bruillard (2) s’attachent à une critique plus anthropologique et culturelle des intelligences artificielles : « Enceintes connectées, chatbots, assistants vocaux… Google, Amazon, Facebook et Apple ne cachent pas leurs ambitions de faire de ces nouveaux outils domestiques un cheval de Troie capable de capturer nos données les plus intimes. Mais, au-delà de l’atteinte à notre vie privée, les machines parlantes inaugurent une révolution anthropologique majeure qui touche au cœur même de notre humanité. Le fonctionnement mental, la fabrication des liens, l’attachement et l’organisation sociale en seront bouleversés. » Ils mettent en garde contre une perte de repères symboliques et une dépendance cognitive croissante aux outils génératifs.
Comparé à ces analyses plus alarmistes, L’éducation à l’épreuve de l’intelligence artificielle adopte un ton plus pragmatique, cherchant à équiper les acteurs éducatifs pour naviguer dans ce nouveau paysage plutôt qu’à dénoncer un péril civilisationnel.
D’autres ouvrages anglo-saxons récents, comme ceux de Wayne Holmes ou de Neil Selwyn, interrogent les liens entre IA, inégalités et privatisation de l’éducation. Leur critique cible davantage le rôle des grandes entreprises technologiques et les logiques de gouvernance mondiale. Sur ce point, l’ouvrage suisse apparaît moins centré sur les rapports de force internationaux que sur la dimension locale et institutionnelle de l’intégration de l’IA.
Quelles pistes pour l’avenir ?
En prolongeant la réflexion, il apparaît que l’éducation ne peut pas affronter seule le défi de l’intelligence artificielle. Plusieurs pistes émergent. D’abord, le besoin d’alliances internationales : l’IA ne connaît pas de frontières, et penser son usage éducatif requiert un dialogue entre pays, afin de partager des régulations, des bonnes pratiques et des principes éthiques communs. Ensuite, la nécessité de co-construire avec les étudiants : ceux-ci ne doivent pas être réduits à des usagers passifs des nouvelles technologies, mais devenir acteurs de leur intégration, capables d’exprimer leurs attentes et leurs inquiétudes. Enfin, il s’agira de renforcer la formation continue des enseignants, non seulement sur le plan technique, mais aussi critique, pour qu’ils gardent une autonomie intellectuelle et une capacité de choix éclairé face aux outils proposés.
À travers ces pistes, l’essai dirigé par Ambroise Baillifard et Henrietta Carbonel trouve toute sa portée : non pas fournir des réponses définitives, mais ouvrir un espace de réflexion et d’expérimentation pour construire une éducation capable de relever, sans naïveté ni panique, l’épreuve de l’intelligence artificielle.
(1) Tisseron S. L’emprise insidieuse des machines parlantes – Éditions Les Liens qui Libèrent, 2020
(2) Bruillard, Éric. Quelle IA générative dans l’enseignement supérieur ? Retours du colloque SITE2025. Distances et médiations des savoirs, n° 50, 2025






