
Nietzsche et les techniques – Nietzsche face aux promesses et périls de la technique, sous la direction de David Simonin – Éditions PUF, 15 octobre 2025 – 372 pages
Dieu est-il mort à cause de la technique ? La volonté de puissance est-elle synonyme d’arraisonnement technique de la nature et d’exploitation de l’homme par l’homme ? Nietzsche a philosophé à coups de marteau et qualifié sa personne de dynamite ; il voyait l’homme comme un pont vers le surhomme, attendait avec impatience d’emprunter le tunnel du Saint-Gothard nouvellement percé et s’est imaginé « aéronaute de l’esprit ».
Avec une conscience aiguë des potentialités et des dangers de la révolution industrielle, Nietzsche a non seulement pensé la technique, mais il en a aussi incorporé les enjeux à sa philosophie. Rares sont les aspects de son œuvre qui sortent indemnes de cette confrontation directe du philosophe avec son temps – qui est aussi le nôtre –, et que l’on aurait tort de réduire trop rapidement à sa critique de la « civilisation de la machine » ou à sa fascination pour le déchaînement d’une puissance prométhéenne. Cet ouvrage interroge les rapports entre technique, puissance, nature et vie, et permet de situer Nietzsche au milieu de ses machines et d’autres grands philosophes de la technique, tels que Marx ou Heidegger.
Sous la direction de David Simonin, Nietzsche et les techniques propose une relecture dense et stimulante de l’œuvre nietzschéenne à partir de ce point aveugle qu’est souvent la question technique, longtemps considérée comme périphérique chez Nietzsche, alors qu’elle en constitue l’un des nerfs les plus sensibles. Le volume montre comment, chez lui, la technique n’est ni simple instrument ni malédiction moderne, mais un révélateur des tensions fondamentales de la vie : l’élan créateur qui porte l’homme vers une intensification de ses forces et, simultanément, le risque d’une hypertrophie qui finit par retourner ces forces contre lui. Loin d’un discours univoque, les auteurs mettent en lumière un Nietzsche attentif aux innovations de son époque, fasciné par leur puissance de transformation, mais aussi lucide sur leur capacité à uniformiser, affaiblir ou détourner la vitalité humaine.
L’intérêt du livre réside dans sa capacité à replacer Nietzsche au cœur d’un dialogue contemporain, en le confrontant aux problématiques de l’industrialisation, aux analyses historiques de Marx et à l’ontologie de la technique formulée bien plus tard par Heidegger. Ce rapprochement permet de mesurer à quel point Nietzsche se distingue des théoriciens pour qui la technique n’est qu’un destin ou une infrastructure : chez lui, elle devient le théâtre d’un combat entre forces actives et forces réactives, entre expansion créatrice et mécanisation appauvrissante. Le lecteur découvre ainsi un penseur qui ne se contente pas d’observer la modernité technicienne, mais qui en fait une épreuve philosophique, un terrain où se jouent la valeur de la vie, la possibilité du dépassement et la tentation nihiliste.
En articulant lectures conceptuelles, éclairages historiques et analyses textuelles, l’ouvrage révèle un Nietzsche profondément contemporain, dont la réflexion sur la puissance, la maîtrise et les dangers de la technique résonne avec nos inquiétudes les plus actuelles : intelligence artificielle, biotechnologies, accélération numérique. Ce qui se dessine alors, c’est une pensée qui invite moins à condamner la technique qu’à en déployer les tensions vitales, en refusant de confondre puissance et domination, maîtrise et appauvrissement, innovation et décadence. Ainsi, Nietzsche et les techniques offre une contribution précieuse à la compréhension d’un philosophe pour qui la technique, loin d’être une simple affaire d’outils, touche aux conditions mêmes de la création, de l’évaluation et de la vie.
Ancien élève de l’École normale supérieure, David Simonin est agrégé et docteur en philosophie de Sorbonne-Université et de l’Università del Salento.
Avec les contributions de Paolo D’Iorio, Guillaume Métayer, Pietro Gori, Yannick Souladié, Frédéric Porcher, Maria Cristina Fornari, Marc deLaunay, Marco Brusotti et Yunus Tuncel.





