À l’heure où chaque clic, chaque déplacement et chaque interaction numérique laissent derrière eux une trace, la question de la protection des données personnelles devient cruciale. Alors que le RGPD devait en être le rempart, les failles persistent, et la complexité des technologies rend le contrôle de nos informations toujours plus illusoire. Pour comprendre les enjeux réels de cette bataille invisible entre protection, innovation et exploitation des données, nous avons interrogé Benoît Bole, Directeur général France de Link Mobility, entreprise norvégienne spécialisée dans les services de communication mobile.
Nos vies connectées reposent sur un paradoxe : jamais, nous n’avons autant partagé d’informations sur nous-mêmes, et jamais, nous n’avons eu aussi peu de prise sur ce qu’elles deviennent. Réseaux sociaux, objets connectés, services en ligne, applications de géolocalisation… autant d’outils qui collectent, croisent et revendent nos traces numériques à des acteurs souvent invisibles.
Face à ce phénomène, le Règlement général sur la protection des données (RGPD), entré en vigueur en 2018, devait instaurer un cadre strict et universel. Pourtant, entre opacité des pratiques, contournements subtils et défis liés à l’intelligence artificielle, le système montre ses limites. Comment les citoyens peuvent-ils réellement reprendre le contrôle sur leurs données ? Quelles failles persistent dans la mise en œuvre du RGPD ? Et surtout, quelles menaces concrètes pèsent sur notre vie privée ?
Autant de questions que nous avons posées à Benoît Bole, Directeur général France de Link Mobility, entreprise norvégienne spécialisée dans les services de communication mobile.
Pourquoi la protection des données est-elle devenue un enjeu vital ?
La donnée personnelle est devenue, en quelques années, la ressource la plus précieuse du XXIᵉ siècle. Invisible, intangible, elle alimente les géants du numérique, les algorithmes de recommandation, les systèmes d’intelligence artificielle et les marchés publicitaires mondiaux. Nos habitudes de consommation, nos déplacements, nos émotions et même nos opinions politiques sont analysés, profilés et souvent exploités à des fins économiques ou idéologiques.
Protéger ses données, ce n’est donc plus seulement une question de confidentialité : c’est une question de liberté et de souveraineté individuelle. Car la donnée, une fois captée, ne nous appartient plus. Elle peut être utilisée pour nous influencer subtilement, orienter nos choix, voire anticiper nos comportements. Dans une société où les frontières entre vie privée et vie publique se brouillent, la maîtrise de l’information devient un enjeu de pouvoir.
La protection des données touche aussi à la confiance — celle que les citoyens accordent aux institutions, aux entreprises et aux technologies qu’ils utilisent chaque jour. Sans cette confiance, le numérique, au lieu d’être un vecteur de progrès, risque de devenir un outil de surveillance et de manipulation. Le scandale Cambridge Analytica, les cyberattaques massives ou les fuites de bases de données sensibles ont rappelé à quel point cette confiance pouvait être fragile.
Enfin, au-delà des individus, c’est l’ensemble du tissu économique et démocratique qui est concerné. Les entreprises, notamment les plus petites, se trouvent souvent démunies face à la complexité des réglementations et aux risques de cyberattaques. Quant aux États, ils doivent arbitrer entre innovation technologique, compétitivité économique et respect des droits fondamentaux.
Ainsi, la protection des données n’est pas qu’un enjeu technique ou juridique : c’est un enjeu de société, au croisement de l’éthique, du droit et de la technologie. Préserver la maîtrise de nos données, c’est préserver une part essentielle de notre humanité dans un monde de plus en plus automatisé.
Entretien avec Benoît Bole, Directeur général France de Link Mobility
C’est dans ce contexte, à la fois complexe et préoccupant, que nous avons interrogé Benoît Bole, Directeur général France de Link Mobility, entreprise norvégienne spécialisée dans les services de communication mobile. À travers cet entretien, il revient sur les principales failles du système actuel, les limites du RGPD et les leviers concrets qui permettraient aux citoyens comme aux entreprises de reprendre le contrôle de leurs données.
UP’ : Les citoyens comprennent-ils vraiment quelles données ils partagent au quotidien et avec qui ?
Benoît Bole : C’est une excellente question. En réalité, pas complètement. La plupart des citoyens ont conscience qu’ils partagent des données personnelles lors de publications de posts, photos et autres sur les réseaux sociaux, de navigation sur le Web, de l’utilisation de leurs boîtes e-mail mises à disposition gratuitement par les grands acteurs de l’internet (GAFAM) ou par le biais des données de géolocalisation de leur téléphone portable. Mais dans l’ensemble, cette notion reste relativement vague, car ils ne saisissent ni l’ampleur, ni la complexité de ce partage, et notamment la quantité de métadonnées (heure, lieu, appareil, durée d’utilisation, etc.) collectées à leur insu, le fait que ces données soient croisées et revendues entre acteurs privés, certains étant inconnus du grand public tels que les courtiers en données. Ces pratiques aboutissent à la construction de profils comportementaux à des fins publicitaires ou politiques, voire même de sécurité nationale dans certains pays.
Certaines enquêtes européennes (CNIL, Eurobaromètre, Pew Research, etc.) précisent qu’environ 70 à 80 % des citoyens se disent préoccupés par la protection de leurs données, mais moins de 20 % comprennent réellement comment leurs données sont utilisées, et seulement une minorité modifie régulièrement ses paramètres de confidentialité ou lit les conditions d’utilisation.
UP’ : Quelles sont les principales failles dans l’application du RGPD aujourd’hui ?
BB : Je peux citer deux principales failles : 1/ Les difficultés d’application extraterritoriale (entreprises hors UE) : Le RGPD fixe des normes juridiques dont le champ d’application excède la compétence territoriale de l’UE, et il est souvent difficile de faire appliquer des mesures et amendes à des entreprises situées hors de l’UE (coopération judiciaire, exécution des décisions, accès aux preuves). 2/ La faible adaptation aux nouveaux risques (IA, traitement massif). Les textes et les lignes directrices doivent être complétés ou précisés pour mieux encadrer l’utilisation des données lors de l’entraînement de modèles d’IA et les algorithmes de profilage des réseaux sociaux.
UP’ : Comment les entreprises ou les applications contournent-elles parfois les règles de protection des données ?
BB : Certaines entreprises ou application peuvent contourner le RGPD de façon subtile plutôt que frontale. Elles jouent sur l’opacité de leurs conditions d’utilisation, la complexité des chaînes de sous-traitance et des transferts internationaux difficiles à suivre.
UP’ : Quelles conséquences concrètes les fuites ou la mauvaise gestion des données peuvent-elles avoir sur un individu ?
BB : Les fuites ou une mauvaise gestion des données peuvent entraîner vol d’identité, vol de données bancaires, extorsion de fonds, atteinte à des données de santé, harcèlement ciblé, profilage abusif, atteinte à la vie privée et à la réputation. Elles exposent aussi l’individu à des publicités manipulatrices et à la perte de contrôle de ses informations personnelles. Exemple : un SMS frauduleux contenant un lien qui vise à récupérer les informations bancaires d’un individu
UP’ : Quels outils ou bonnes pratiques permettent aujourd’hui aux particuliers de reprendre le contrôle sur leurs données ?
BB : Les particuliers peuvent reprendre le contrôle en utilisant des bloqueurs de trackers et navigateurs privés, en configurant les paramètres de confidentialité sur leurs applications et réseaux sociaux et en les vérifiant régulièrement, en gérant attentivement les cookies et consentements, et en exerçant leurs droits (accès, suppression) prévus par le RGPD. Adopter des mots de passe robustes et le chiffrement des communications sont aussi de bons réflexes. Le principe de précaution ou de vigilance est la meilleure des protections afin de ne jamais baisser la garde.
Propos recueillis par Fabienne Marion UP’ Magazine
Image d’en-tête : Image du film original Tron, sorti en 1982 (96min), de Steven Lisberger. Saga high-tech racontant comment le héros Kevin Flynn (Jeff Bridges), un génial concepteur de jeux vidéo qui s’est fait voler ses brevets et ses créations, veut récupérer son dû et trouver les preuves de la spoliation dont il a été victime. Le jeune inventeur décide de pirater les ordinateurs de la société Encom qui l’a spolié et de s’infiltrer dans la mémoire des réseaux informatiques de la compagnie. Un nouvel opus est sorti en salle ce 8 octobre 2025.






