Le droit français offre ainsi une nouvelle catégorie juridique – « êtres vivants » – sans pour autant mettre en place un régime spécifique – « régime des biens ». Cette incohérence amène à penser que les animaux sont considérés à la fois comme des sujets et des objets de droit. Ce paradoxe pourrait toutefois être résolu par la reconnaissance de leur personnalité juridique.
Le temps de l’affirmation
Déjà évoquée au début du XXe siècle par des juristes comme Edmond Picard, Edouard Engelhardt ou encore René Demogue, l’idée d’une personnalité juridique qui pourrait être conférée à l’animal a été reprise par Jean‑Pierre Marguénaud dans les années 1990.
Ce n’est pourtant qu’aujourd’hui qu’un véritable mouvement semble amorcé, ne serait-ce que parce qu’une partie de la communauté scientifique spécialisée en droit des animaux n’évoque plus la personnalité juridique de l’animal comme une éventualité mais la pose comme une affirmation.
Cette position est juridiquement pertinente pour au moins trois raisons qui tiennent à l’histoire, à la science et la dynamique internationale actuelle.
Des précédents dans notre histoire
Une forme de personnalité juridique a déjà pu être attribuée, en France, aux animaux au Moyen-Age et sous l’Ancien Régime. Par exemple, dans les procès, ils pouvaient être considérés comme une partie à part entière, représentée, le cas échéant, par des avocats.
Le plus notable d’entre eux est sans doute Barthélémy de Chasseneuz (1480-1541) qui s’est illustré dans l’affaire des rats d’Autun.
On admettait également que les animaux avaient, dans une certaine mesure, une capacité à passer des contrats par l’intermédiaire de représentants humains et des testaments avaient pu les instituer ponctuellement comme héritiers. Surtout, on a pu leur attribuer des droits fondamentaux comme le droit à la vie.
Dès lors, on peut affirmer que dans notre histoire juridique (mais aussi dans celle de toute l’Europe et de l’Amérique), une certaine forme de personnalité de l’animal a pu exister aux yeux du droit.
Ce qu’en dit la science
La science nous révèle aujourd’hui que l’animal est bien apte à bénéficier de la personnalité juridique. Si, en droit, l’article 515-14 du code civil qui définit les animaux est inséré en tête du livre II relatif aux biens, on sait que biologiquement, l’animal n’est pas un meuble. Il est capable de souffrir et de raisonner.
Le droit ne peut plus ignorer cette évidence. La Déclaration de Cambridge sur la conscience, proclamée le 7 juillet 2012 par des chercheurs de différents horizons dont le célèbre physicien Stephen Hawking, affirme ainsi sans détour :
« Des données convergentes indiquent que les animaux non-humains possèdent les substrats neuroanatomiques, neurochimiques et neurophysiologiques des états conscients, ainsi que la capacité de se livrer à des comportements intentionnels. Par conséquent, la force des preuves nous amène à conclure que les humains ne sont pas les seuls à posséder les substrats neurologiques de la conscience. »
La science invite le droit à se conformer à la réalité et à classer désormais les animaux, non plus dans la catégorie des choses, mais parmi les personnes.
Ce terme de « personne » ne doit pas faire bondir. D’une part, notre droit est articulé sur la distinction, héritée du droit romain, entre les personnes et les biens (la summa divisio). D’autre part, il est entendu qu’en droit, la personne renvoie simplement à un masque. Ainsi, selon le droit français en vigueur, la personnalité juridique est attribuée à des personnes physiques (humaines) et à des personnes morales (entreprises, sociétés, fondations, associations…).
La notion de personne est donc suffisamment large pour accueillir sans difficulté l’animal qui serait alors considéré comme une personne physique non humaine. Et puisque la personnalité juridique est déjà attribuée aux autres personnes dont les personnes morales, on voit mal pourquoi elle serait refusée aux animaux.
Une dynamique internationale
La catégorie de personne non humaine s’inscrit aujourd’hui dans une dynamique internationale.
En Inde, depuis 2013, le ministère de l’Environnement et des Forêts invite à reconnaître ainsi les dauphins. En Argentine, en 2014, une pareille qualification a été retenue pour une femelle orang-outan, Sandra.
Mais la décision fut encore plus forte en 2016, car dotée d’une véritable portée contraignante, au sujet de la femelle chimpanzé Cécilia, déclarée « sujet de droit non humain ». L’affaire de l’ours Chucho en 2017 a même permis au juge de la Cour suprême de Colombie d’affirmer que tous les animaux devaient être appréhendés de la sorte par le droit.
D’une manière plus générale, la nature elle-même est parfois dotée de droits constitutionnels (comme c’est le cas en Équateur) ou de droits fondamentaux (comme en Bolivie).
La personnalité juridique qui bénéficie dans notre droit aux personnes humaines et morales a été attribuée, de manière particulière, dans d’autres pays, non seulement à des rivières (tel le Gange en Inde), des glaciers, des ruisseaux, des lacs, des sources, des cascades, mais aussi à l’air, aux prairies, aux vallées, aux jungles et aux forêts. En avril 2018, l’Amazonie a été désignée comme un véritable sujet de droit.
Autant d’exemples de cette dynamique internationale à l’œuvre.
La France devrait montrer l’exemple
À la lumière de ces trois arguments aujourd’hui indiscutables, la France serait bien avisée d’ouvrir la voie de la personnalité juridique aux animaux. Ils seraient ainsi considérés comme des personnes physiques non humaines.
Comme le souligne Cédric Riot, maître de conférences et avocat, spécialiste en droit des animaux, l’ordonnancement de notre droit n’en serait point bouleversé. La summa divisio distinguant les personnes et les biens serait préservée, les animaux basculeraient simplement du côté des personnes. À chaque catégorie correspondrait un régime spécifique et il n’y aurait pas d’équivalence entre les droits accordés aux personnes humaines et aux personnes non humaines.
C’est en ce sens que va la proposition de loi en faveur de la personnalité juridique de l’animal.
Le droit international se positionne aujourd’hui progressivement sur les droits de la nature et le droit des animaux. Par l’étincelle des réformes, la France, pionnière des droits de l’Homme, pourrait briller dans ce nouveau domaine en montrant la voie sur le strict plan de la cohérence juridique en faisant de l’animal une personne physique non humaine.
Caroline Regad, Maître de conférences, Faculté de droit, Université de Toulon
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation, partenaire éditorial de UP’ Magazine.
Image d’en-tête : La femelle orang-outan Sandra a été reconnue « personne non humaine » en 2014 par un tribunal argentin
Quelque chose à ajouter ? Dites-le en commentaire.