Ils sont présents dans tous les produits transformés industriels ! Plus de 30 000 produits alimentaires ont été étudiés par l’Anses, résultat : 78 % mentionnent au moins un additif dans leur liste d’ingrédients. Et en Europe et en Amérique du Nord, 30 à 60 % de l’apport énergétique alimentaire des adultes provient d’aliments ultra-transformés, comme des crèmes glacées, des laitages, des gâteaux, … Les émulsifiants sont parmi les additifs les plus fréquemment utilisés par l’industrie agroalimentaire pour les rendre plus appétissants ou améliorer la texture ou leur goût et les conserver plus longtemps. De plus en plus d’études épidémiologiques suggèrent un lien entre une consommation élevée d’aliments ultra-transformés et un risque accru d’obésité, de maladies cardiométaboliques et de certains cancers. C’est ce qui résulte d’une enquête de recherche en épidémiologie nutritionnelle sur les possibles liens entre les apports alimentaires en additifs émulsifiants et la survenue des cancers.
Les émulsifiants sont parmi les additifs les plus fréquemment utilisés par l’industrie agroalimentaire. Des chercheurs et chercheuses de l’Inserm, d’INRAE, de l’Université Sorbonne Paris Nord, d’Université Paris Cité et du Cnam, regroupés au sein de l’Équipe de recherche en épidémiologie nutritionnelle (Cress-Eren), ont entrepris d’étudier les possibles liens entre les apports alimentaires en additifs émulsifiants et la survenue des cancers. Une première !
Ils ont analysé les données de santé de 92 000 adultes participant à l’étude de cohorte française NutriNet-Santé (1), en évaluant spécifiquement leur consommation de ce type d’additifs alimentaires. Les résultats de cette recherche suggèrent une association entre l’ingestion de certains additifs émulsifiants et un risque accru de cancers, en particulier du sein et de la prostate ; résultats qui ont été publiés dans la revue PLoS Medicine.
Un additif alimentaire à haut risque
Les émulsifiants figurent parmi les additifs les plus couramment utilisés dans les aliments. Ils sont souvent ajoutés aux aliments industriels transformés et emballés tels que certaines pâtisseries, gâteaux et desserts, glaces, barres chocolatées et de céréales, pains, margarines et plats préparés, afin d’améliorer leur apparence, leur goût, leur texture et leur durée de conservation. Ils comprennent notamment les mono- et diglycérides d’acides gras, les carraghénanes, les amidons modifiés, les lécithines, les phosphates, les celluloses, les gommes et les pectines.
Comme pour tous les additifs alimentaires, la sécurité des émulsifiants a été précédemment évaluée sur la base des preuves scientifiques disponibles à l’époque. Pourtant, certaines recherches récentes suggèrent que les émulsifiants pourraient perturber le microbiote intestinal et augmenter le risque d’inflammation, pouvant potentiellement favoriser la survenue de certains cancers. En effet, la paroi intestinale sert habituellement de protection contre les bactéries et les substances inflammatoires. Cependant, quand il y a une perturbation du microbiote, par exemple à cause d’une alimentation déséquilibrée et trop riche en additifs, la paroi intestinale devient plus perméable. Les bactéries pathogènes et les substances inflammatoires traversent donc plus aisément cette barrière et rejoignent la circulation sanguine.
Risques accrus de cancers
Les résultats sont fondés sur l’analyse des données françaises de 92 000 adultes (âge moyen 45 ans ; 79 % de femmes) qui ont participé à l’étude de cohorte NutriNet-Santé entre 2009 et 2021.
Les participants ont renseigné en ligne tous les aliments et boissons consommés et leur marque (pour les produits industriels), sur au moins trois journées d’enregistrements alimentaires, avec la possibilité de réactualiser leurs données de consommation tous les six mois. Ces enregistrements ont été mis en relation avec des bases de données afin d’identifier la présence et la dose des additifs alimentaires (dont les émulsifiants) dans les produits consommés. Des dosages en laboratoire ont également été effectués pour fournir des données quantitatives.
Au cours du suivi, les participants ont déclaré la survenue de cancers (2 604 cas diagnostiqués), et un comité médical a validé ces déclarations après examen des dossiers médicaux. Plusieurs facteurs de risque bien connus pour les cancers, notamment l’âge, le sexe, le poids (IMC), le niveau d’éducation, les antécédents familiaux, le tabagisme, l’alcool et les niveaux d’activité physique, ainsi que la qualité nutritionnelle globale de l’alimentation (par exemple, les apports en sucre, en sel, en énergie) et le statut ménopausique ont été pris en compte.
Après un suivi moyen de 7 ans, les chercheurs ont constaté que des apports plus élevés en monoglycérides et diglycérides d’acides gras (E471) étaient associés à des risques accrus de cancers au global (une augmentation de 15 % du risque chez les plus forts consommateurs – 3e tertile – par rapport aux plus faibles consommateurs – 1er tertile), de cancers du sein (une augmentation de 24 % du risque), et de cancers de la prostate (une augmentation de 46 % du risque). D’autre part, les femmes ayant des apports plus élevés en carraghénanes (E407 et E407a) avaient 32 % de plus de risque de développer des cancers du sein, par rapport au groupe ayant des apports plus faibles.
Première étude de l’impact des émulsifiants sur la santé
Pour la première fois au niveau international, une équipe de chercheuses et chercheurs français s’est intéressée aux relations entre les apports alimentaires en émulsifiants et le risque d’apparition de plusieurs localisations de cancers dans une grande étude en population générale.
Il s’agit de la première étude observationnelle en la matière, qui ne suffit donc pas, à elle seule, à établir de lien de cause à effet. Les auteurs soulignent certaines limites à cette étude. Par exemple, la proportion élevée de femmes, le niveau d’éducation plus élevé en moyenne et les comportements globalement plus soucieux de la santé parmi les participants à l’étude NutriNet-Santé par rapport à la population française en général, qui peuvent limiter la généralisation des résultats.
Néanmoins, l’échantillon de l’étude était de grande ampleur et les auteurs ont pu tenir compte d’un large éventail de facteurs potentiellement confondants, tout en utilisant des données détaillées et uniques sur les expositions aux additifs alimentaires, allant jusqu’à la marque des produits industriels consommés. De plus, les résultats sont restés inchangés après de multiples analyses de sensibilité, renforçant ainsi leur robustesse.
« Si ces résultats doivent être reproduits dans d’autres études à travers le monde, ils apportent de nouvelles connaissances clés au débat sur la réévaluation de la réglementation relative à l’utilisation des additifs dans l’industrie alimentaire, afin de mieux protéger les consommateurs », expliquent Mathilde Touvier, directrice de recherche à l’Inserm, et Bernard Srour, professeur à INRAE, principaux auteurs de l’étude.
Interview
Mathilde Touvier, qui dirige l’équipe de recherche en épidémiologie nutritionnelle (Eren, Inserm/Inrae/CNAM/Université Sorbonne Paris Nord/Université Paris Cité), et Bernard Srour, chercheur en épidémiologie dans cette même équipe, coordonnateur du Réseau nutrition activité physique cancer recherche (Réseau NACRe), ont coordonné ces travaux, dans le cadre de l’étude NutriNet-Santé. Ils décryptent ces nouveaux résultats.
Pouvez-vous nous expliquer à quoi servent les émulsifiants ?
Mathilde Touvier : Les émulsifiants ont pour rôle d’obtenir certaines textures dans les aliments industriels, de rajouter de l’onctuosité, et de permettre la stabilité des mélanges obtenus dans le temps. Ainsi, la durée de conservation est allongée, et les produits peuvent rester plus longtemps en rayon sans perdre leurs propriétés.
On trouve des émulsifiants dans de nombreux produits, depuis des desserts (madeleines, gâteaux, glaces…) jusqu’à des plats préparés en passant par des barres chocolatées, des margarines, des sauces industrielles, etc. Par ailleurs, certains de ces additifs se retrouvent même dans des produits que le consommateur pourrait juger comme « sains », comme les margarines allégées, souvent perçues comme une meilleure alternative au beurre, ou certaines marques de biscottes ou de yaourts.
Il existe de nombreuses sortes d’émulsifiants : les mono- et diglycérides d’acides gras, les carraghénanes (des polysaccharides obtenus à partir d’algues rouges), des amidons modifiés, des lécithines, des phosphates, des celluloses, des gommes, des pectines…
Leur présence dans les aliments est très variable d’une marque à l’autre, y compris pour un même type de produit. Par exemple, une crème glacée à la vanille d’une certaine marque peut en contenir, tandis que celle d’une autre marque n’en contiendra pas.
Vous avez étudié les liens avec le risque de cancer de plusieurs dizaines d’émulsifiants retrouvés dans des produits de grande consommation. Concrètement, comment avez-vous procédé ?
Bernard Srour : Nous avons mesuré l’exposition à presque une soixantaine d’additifs, dont une trentaine était consommée par au moins 5 % de la population. Pour cela, nous avons travaillé dans le cadre de l’étude de cohorte NutriNet-Santé. Nous avons dans un premier temps estimé l’apport en additifs alimentaires de type émulsifiants dans l’alimentation des participants, puis nous avons mené une étude épidémiologique afin de déterminer s’il existait un lien statistique entre ces additifs et le développement de cancers.
Plus de 92 000 personnes ont été sélectionnées, l’une des conditions étant qu’elles n’aient pas eu de cancer avant leur inclusion ni pendant leurs deux premières années de suivi dans la cohorte. Leurs comportements alimentaires ont été évalués par des questionnaires détaillés et répétés, afin de déterminer leurs habitudes de consommation. Lorsqu’un participant déclarait avoir consommé un aliment d’une marque donnée, nous listions les éléments composant cet aliment afin de déterminer les additifs alimentaires qu’il contenait.
Nous avons pour cela croisé plusieurs bases de données, notamment celle d’Open Food Facts, une base de données collaborative, ainsi que la base OQALI (Observatoire de la qualité de l’alimentation, une base de données nationale gérée par l’Institut national de la recherche agronomique et de l’environnement (INRAE) et l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (Anses)), et celle de Mintel Global New Products Database (GNPD). Cela nous a permis notamment de suivre les changements de composition des aliments au fil du temps, lorsque certaines formulations étaient modifiées par les industriels.
Au-delà de ces aspects qualitatifs, nous avons aussi effectué des dosages, ou bénéficié de ceux qui avaient été faits par d’autres structures (notamment par l’Agence européenne de sécurité des aliments (EFSA) ou l’association de consommateurs UFC – Que Choisir).
Pour limiter les risques de biais, nous avons aussi, bien évidemment, tenu compte de facteurs tels que l’âge, le sexe, l’indice de masse corporelle, la consommation d’alcool, le statut tabagique, la pratique d’activité physique… Un grand nombre de paramètres nutritionnels ont également été pris en compte (apports en énergie, sucre, sel, part d’aliments « ultra-transformés » dans le régime alimentaire, consommation d’édulcorants, etc.), afin de tenir compte de la qualité globale de l’alimentation, pour que l’on ne puisse pas se dire que cet effet pourrait être la conséquence d’une « malbouffe » générale.
Vos résultats indiquent un lien entre certains émulsifiants et l’augmentation du risque de certains cancers. Lesquels ?
Mathilde Touvier : Nous avons observé des associations entre un apport plus élevé de certains de ces additifs, notamment les mono- et diglycérides d’acides gras (E471) ou les carraghénanes (E407 et E407a), et un risque accru de différents cancers.
En l’occurrence, pour le E471, les plus forts consommateurs dans cette étude (3e tertile de consommation) avaient un risque accru de cancer tous types confondus de l’ordre de 15 %, comparé aux plus faibles consommateurs (premier tertile). Les associations étaient plus spécifiquement observées pour le cancer du sein, et le cancer de la prostate.
Aucune association stable n’a été détectée entre consommation d’émulsifiants et le risque de cancer colorectal dans cette étude, mais la puissance statistique était limitée pour cette localisation de cancer. Il sera donc important de reproduire ces analyses dans quelques années, avec une durée de suivi et un nombre de cas plus importants.
Concernant les carraghénanes, les associations semblent concerner plus spécifiquement le cancer du sein. Les plus forts consommateurs de E407 avaient un risque plus élevé de 28 % comparés aux plus faibles consommateurs.
A-t-on une idée des raisons pour lesquelles ces additifs sont associés à un risque de cancer plus important ? Des hypothèses sur leurs modes d’action ?
Mathilde Touvier : Dans une étude épidémiologique telle que la nôtre, l’objectif est de détecter des associations, mais il est difficile d’extrapoler pour « deviner » les mécanismes sous-jacents à partir de ces analyses.
Il pourrait exister un effet de « classe », qui serait lié à la « famille » des émulsifiants, et donc au mécanisme d’émulsion, cependant étant donné que l’on ne constate pas d’association entre la quantité totale d’émulsifiants et les risques de cancer dans cette analyse, cette hypothèse ne semble pas la plus probable.
En revanche, nos collègues toxicologues vont devoir maintenant essayer d’expliquer pourquoi certaines substances comme les carraghénanes ont l’air d’avoir un rôle plus important que d’autres. Certaines pistes d’explication existent déjà.
On sait par exemple, grâce aux travaux de l’équipe de Benoît Chassaing, co-auteur de notre article, que certains émulsifiants perturbent le microbiote intestinal ainsi que certains paramètres métaboliques, ce qui se traduit notamment par des phénomènes inflammatoires.
Mais il y a encore beaucoup de choses à découvrir et à comprendre.
Bernard Srour : Nous avons prévu dans ce projet un volet plus mécanistique, car dans la cohorte NutriNet-Santé, en plus des données nutritionnelles, nous avons une collection de fluides biologiques (urine et plasma) pour près de 20 000 participants. Dans ces échantillons, nous avons fait des dosages de marqueurs métaboliques, des marqueurs de l’inflammation et des marqueurs du stress oxydant.
Dans les prochaines étapes du projet, nous allons regarder si les associations observées avec le cancer, et celles mises en évidence précédemment avec les maladies cardiovasculaires, peuvent s’expliquer par des perturbations au niveau de ces marqueurs.
L’idée serait de mieux comprendre par quelles voies mécanistiques biologiques l’ingestion de ces additifs peut influencer le risque de cancers et de maladies cardiométaboliques. Des prélèvements de selles sont également en cours pour analyser le microbiote intestinal.
Soulignons aussi que s’agissant d’un projet pluridisciplinaire, ce sont les résultats obtenus par les toxicologues sur certains émulsifiants qui nous ont amenés à nous intéresser à ces additifs. D’autres travaux sont en cours, notamment pour tester comment des mélanges de ces additifs pourraient avoir des liens avec la santé, à travers des approches épidémiologiques, et expérimentales.
C’est en assemblant ces différentes pièces du puzzle, études de cohortes, études expérimentales, et interventionnelles de courte durée chez l’humain si possible, que l’on peut espérer obtenir un jour une image globale des effets de ces molécules sur la santé.
Quelles sont les limites de cette étude ?
Bernard Srour : La cohorte était majoritairement composée de femmes (79 %), et les participants avaient un âge moyen de 45 ans, ainsi qu’un niveau d’éducation plus élevé que la moyenne (donc faisant plus attention à leur alimentation), ce qui limite la possibilité de généraliser ces résultats à l’ensemble de la population. En outre, dans ce type d’études épidémiologiques, malgré la prise en compte d’un grand nombre de facteurs dits de confusion (comme l’âge, le statut tabagique, etc.), le lien de causalité ne peut être directement établi. Pour avoir une vue d’ensemble, d’autres études seront nécessaires.
En attendant d’en savoir plus, quelle serait la conduite à tenir ? Peut-on se passer de ces additifs, et si oui, faut-il revoir la réglementation ?
Mathilde Touvier : Les émulsifiants ne sont pas indispensables, au sens où ils ne sont pas là pour garantir la sécurité microbiologique, des produits, par exemple. Ils visent avant tout à faciliter les procédés de fabrication, et à assurer la stabilité de ces mélanges dans le temps.
Il est possible de s’en passer, puisque certaines marques le font.
Actuellement, bien qu’on n’en soit pas encore à un niveau de preuve fort, on constate qu’un certain nombre de présomptions s’accumulent, au niveau expérimental comme au niveau épidémiologique, quant à leurs effets sur la santé. À la lumière de ces nouveaux éléments, la question qui se pose pour les autorités telles que l’autorité européenne de sécurité des aliments (EFSA), c’est : « À partir de quel moment est-ce qu’on agit ? »
En tant que consommateur, d’une façon générale, le mieux est d’appliquer ce qui figure déjà dans le programme national nutrition santé (PNNS) : limiter les aliments ultra-transformés, et limiter les aliments contenant des additifs « cosmétiques » comme peuvent l’être les émulsifiants.
(Source : The conversation.com)
(1) L’étude NutriNet-Santé est une étude de santé publique coordonnée par l’Équipe de recherche en épidémiologie nutritionnelle (CRESS-EREN, Inserm/INRAE/Cnam/Université Sorbonne Paris Nord/Université Paris Cité), qui, grâce à l’engagement et à la fidélité de plus de 170 000 « nutrinautes », fait avancer la recherche sur les liens entre la nutrition (alimentation, activité physique, état nutritionnel) et la santé. Lancée en 2009, l’étude a déjà donné lieu à plus de 270 publications scientifiques internationales. Un appel au recrutement de nouveaux nutrinautes est toujours en cours afin de continuer à faire avancer la recherche publique sur les relations entre la nutrition et la santé.
En consacrant quelques minutes par mois à répondre, via Internet, sur la plateforme sécurisée etude-nutrinet-sante.fr, aux différents questionnaires relatifs à l’alimentation, à l’activité physique et à la santé, les participants contribuent à faire progresser les connaissances, vers une alimentation plus saine et plus durable.
Sources : Université Sorbonne Paris Nord and Université Paris Cité, Inserm, INRAE, CNAM, Center of Research in Epidemiology and StatisticS (CRESS), Nutritional Epidemiology Research Team (EREN), Bobigny, France