Bien que globalement non durable, le système alimentaire actuel perdure car ses externalités négatives, du champ à l’assiette, ne sont pas incluses dans le prix de la nourriture. Par ailleurs, les politiques en silo ne sont pas adaptées à relever des défis interdépendants. Deux pistes pour en sortir : conforter les systèmes alternatifs comme la filière bio et les systèmes alimentaires territorialisés, mais aussi développer massivement des systèmes agricole et alimentaire régénératifs sans greenwashing.
Pourquoi le système alimentaire actuel perdure alors qu’il n’est pas durable ?
L’inscription du système alimentaire dans la mondialisation avec une ultra-spécialisation des pays et des territoires permet de produire de la nourriture à bas coûts du fait des économies d’échelle et d’agglomération rendues possibles par ce mode d’organisation. Cette logique économique perdure car ses externalités négatives ne sont pas incluses dans le coût de la nourriture. En Europe, quand on dépense 1€ pour se nourrir, il faut dépenser environ 0,8€ pour réparer notre santé (sécurité sociale…) et la nature (traitement de l’eau…). La FAO arrive à des estimations similaires (170 Mds d’euros pour la France). Quatre grands facteurs sont à l’origine de ces coûts cachés de l’alimentation : excès d’utilisation de pesticides et d’engrais azotés de synthèse, excès d’élevage intensif sans lien au sol, excès de consommation de protéines animales et d’aliments ultra-transformés.
Les agriculteurs sont dépendants à de multiples marchés : marché des ressources génétiques structuré autour d’un petit nombre d’espèces proposées par quelques grands sélectionneurs recherchant des économies d’échelle pour rentabiliser leurs investissements ; dépendance des pratiques du trading poussant à l’internationalisation des matières premières, et du machinisme agricole de plus en plus connectés, dépendance des infrastructures de transformation comme les abattoirs pour les productions animales.
En aval de l’agriculture, l’industrie agroalimentaire recherche un nombre limité de matières premières agricoles produites de manière standardisée en grande quantité quelle que soit la saison, ce qui soutient la spécialisation des régions, des exploitations (séparation culture-élevage) et l’intensification par les intrants de synthèse. Cette massification et la standardisation de la production va à l’encontre de systèmes agricoles basés sur la biodiversité.
Quant au consommateur, sa marge de manœuvre est également bien réduite : ses choix alimentaires résultent d’un arbitrage dépendant de l’offre en produits, des habitudes et budgets, du temps disponible pour les achats et le temps en cuisine, ainsi que de l’aptitude à se repérer entre différents signes de qualité qui se multiplient. L’offre alimentaire aujourd’hui est dominée par des produits ultra-transformés correspondant à près de 50 % des produits vendus en grandes surfaces et 70% des produits industriels qui mettent en avant le prêt à manger et le prix bas. Ces produits « phares » sont hélas généralement à faible densité nutritionnelle et les promotions soutiennent en général plutôt des comportements peu vertueux pour la santé. Modifier cette offre remet en cause les procédés de fabrication, distribution et marketing d’industries de plus en plus aux mains de quelques acteurs internationaux qui ont les moyens de faire peser leurs exigences sur l’agriculture en définissant les règles du jeu concurrentiel. Par ailleurs, la médecine privilégie toujours le curatif, ce qui n’incite pas à des modes de vie plus préventifs.
De multiples politiques sont mises en œuvre au niveau de l’Etat (PNNS pour une alimentation et la santé) et de l’Europe : plans nitrates et pesticides, plan climat, pour réduire les impacts sanitaires et environnementaux du système alimentaire ; le plus souvent sans résultats. D’une part, ces politiques ciblent les pratiques agricoles et les comportements de consommation, mais pas les environnements agricoles et alimentaires qui très souvent formatent ces pratiques et ces comportements. D’autre part, ces politiques sont conçues par problème, indépendamment les unes des autres, ce qui empêche d’identifier des leviers à effets multiples, crée des incohérences et alourdit les procédures d’instruction et de mise en œuvre.
Les recherches scientifiques les plus intégratives montrent que les systèmes alimentaires qui allient l’agroécologie et une alimentation 3V, plus Végétalisée, plus Vraie (moins de produits ultra-transformés) et plus Variée (diversifiée), contribuent à réduire dans le même temps l’ensemble des externalités négatives. Pour y parvenir, deux voies non exclusives l’une de l’autre sont à développer : conforter les systèmes alimentaires alternatifs qui répondent déjà à ces enjeux, mais aussi transformer le système dominant selon les principes de la régénération.
Conforter les systèmes alimentaires alternatifs
Consommant moins de produits animaux, et/ou plus de produits issus de l’agriculture biologique, les consommateurs flexitariens ou d’aliments biologiques se rapprochent d’une alimentation 3V bien que certains consomment trop d’aliments ultra-transformés.
Outre l’intérêt pour leur propre santé, ces consommateurs tendent donc indirectement à soutenir les formes d’agriculture qui génèrent le moins d’externalités négatives. Le bio, du champ à l’assiette, constitue ainsi une alternative qui a déjà dépassé le statut de niche (8 % du marché) mais qui récemment est à la peine ; une des raisons étant le prix plus élevé des produits.
Les systèmes alimentaires territorialisés (SAT) constituent aussi une forme émergente alternative au système agro-alimentaire mondialisé. Ils ont pour but de valoriser les produits locaux dans des filières de proximité, permettre un meilleur partage de la valeur créée dans le territoire, inventer/valoriser des modèles de production et de consommation plus respectueux de l’environnement et de la santé. Ils englobent les organisations de production, de transformation, de distribution, de consommation et de gestion des déchets ainsi que leurs interrelations dans un territoire spécifique. Ils reposent sur le partenariat entre une multitude d’acteurs territoriaux, privés, publics et issus de la société civile. La valorisation des produits dans des filières le plus souvent courtes permet de structurer et de consolider ces dernières dans les territoires. Cette dynamique encourage l’installation de nouveaux agriculteurs, voire de réseaux innovants de petites et moyennes entreprises de transformation ou de distribution alimentaires. Enfin, les SAT poursuivent des objectifs d’amélioration de la santé publique et d’une plus grande justice alimentaire. Nombre des SAT peuvent compter sur l’appui, notamment financier, de politiques publiques territoriales (villes, régions) supportées par un contexte national et européen favorable. En France, les Projets alimentaires territoriaux visent la territorialisation des systèmes alimentaires.
Orienter les acteurs du système dominant vers des systèmes agricole et alimentaire régénératifs
L’essentiel de la nourriture (75%) venant de la grande distribution et étant issue de l’agriculture conventionnelle, il importe d’examiner comment les acteurs d’amont et d’aval peuvent se saisir des principes de la régénération pour réduire drastiquement les quatre principaux facteurs à l’origine des externalités négatives, tout en contribuant à la fourniture de produits biosourcés et de services à la société.
Les systèmes alimentaires régénératifs affichent des objectifs de restauration, de revitalisation des biens communs (sol, eau, biodiversité), des moyens de subsistance et de la santé planétaire.
Au-delà de la réduction des dommages, ils revendiquent un fonctionnement en harmonie avec les systèmes vivants pour créer des systèmes alimentaires sains, résilients et adaptables, garantissant l’alimentation des générations futures. L’agriculture représente une composante essentielle d’un système alimentaire régénératif. Mais les principes qui fondent l’agriculture agroécologique ne sont pas toujours mobilisés. Si des pionniers mettent l’accent sur tous ces principes (diversité, efficacité, recyclage, résilience, synergie, valeurs humaines et sociales, co-création et partage de connaissances, culture et traditions alimentaires, économie circulaire et solidaire gouvernance responsable), d’autres, notamment les grandes firmes de l’agro-alimentaire, ne retiennent que certains principes (efficience…), tout en mettant en avant des objectifs ambitieux.
La filière Bleu Blanc Coeur a fait la preuve depuis une vingtaine d’années que des changements cohérents dans les ressources mobilisées pour l’élevage (plus d’herbe, de légumineuses et de lin dans les rations, pas de soja importé) avaient des effets positifs mesurables sur le sol, la planète et la santé humaine. L’association qui structure la filière réunit l’ensemble des acteurs. Elle établit un cahier des ressources pour les éleveurs et les rémunère en conséquence.
Un peu dans le même esprit, le récent mouvement « Pour une Agriculture du Vivant » (PADV) a comme objectif de promouvoir la transition écologique. Il réunit un collectif d’acteurs du champ à l’assiette. Il a mis au point un indice de régénération basé sur des indicateurs de moyens concernant les sols (couverture, travail du sol, teneurs en matières organiques…), les plantes (pesticides) et les paysages (biodiversité cultivée et non-cultivée, agroforesterie) pour faire un diagnostic des pratiques des exploitations, suivre ainsi leur trajectoire de progrès, et pouvoir en faire état chez les industriels de la transformation et de la distribution.
De plus en plus d’industriels affichent l’objectif de soutenir un modèle agricole qui régénère les écosystèmes et assure un prix juste à ses producteurs, sans faire l’impasse sur le goût et la qualité. Ils proposent d’informer les consommateurs quant aux services rendus par ces systèmes agricoles pour l’environnement (séquestration de carbone par ex.) ou la santé (meilleure densité nutritionnelle des produits).
Pour que ces annonces ne correspondent pas à du greenwashing, la démonstration doit être faite que les cahiers des charges portant notamment sur la diversification des cultures, sont à la hauteur des défis, ce qui nécessite de préciser quels principes de l’agroécologie et quels indicateurs de moyens ou d’effets sont mobilisés. En effet, plus les systèmes agricoles sont diversifiés, plus l’industrie doit se réorganiser pour faire avec la variabilité quantitative (e.g. production laitière saisonnière) et qualitative (e.g. teneur en protéine des grains) des matières premières agricoles. En outre, les nouvelles recettes élaborées doivent exclure la fabrication de produits ultra-transformés qui sont critiqués du fait de leurs effets nocifs sur la santé. Enfin, il importe de sécuriser les changements via la contractualisation avec les agriculteurs.
Des challenges pour tous les acteurs
Si l’application des principes de l’agroécologie et l’adoption d’un régime alimentaire de type 3V sont incontournables pour relever simultanément les défis de climat, de biodiversité et de santé, un ensemble de conditions sont à remplir pour y parvenir :
- En agriculture, disposer d’une batterie d’indicateurs, non exclusivement basée sur le carbone ; les pollutions par l’azote et les pesticides doivent aussi être prises en compte.
- Dans l’industrie, les matières premières issues de l’agro écologie ne doivent pas servir à fabriquer des AUT (cf Nova)
- Pour les politiques publiques, il importe d’abord de définir une vision systémique afin de rendre cohérentes les différentes mesures qui ciblent des problèmes ou des acteurs particuliers.
Michel Duru et Anthony Fardet, INRAE