Au cours de la dernière décennie, économistes et psychologues ont été de plus en plus nombreux à se pencher sur les ressorts du bonheur ou, à tout le moins, du « bien-être subjectif ». Ils convergent en général autour de l’idée que, passé un certain seuil, consommer plus ne rend pas plus heureux. À cette limite endogène des promesses de la société de consommation s’ajoute avec de plus en plus d’évidence l’impasse écologique à laquelle mène la logique du toujours plus. Faut-il pour autant rejeter en bloc la consommation et promouvoir la frugalité ?
Outre que ce serait négliger le rôle de la consommation dans le circuit économique, la radicalité d’une telle posture pêche par son manque de nuance. Toutes les consommations ne se valent pas, tant sur le plan de la contribution au bien-être individuel que sur celui de l’impact environnemental et sociétal. Sur ce second point, l’éco-conception, l’agriculture bio ou « raisonnée », les circuits courts, l’économie circulaire, l’économie de la fonctionnalité… sont autant de pistes qui montrent la voie d’une bonne consommation. Sur la capacité de la consommation à contribuer au bien-être individuel, les travaux précurseurs de l’économiste Tibor Scitovsky invitent à penser que si certaines consommations échouent à produire un surcroît de bien-être subjectif durable, d’autres ont la faculté de contribuer à l’épanouissement des personnes.
Les travaux de recherche récents mettent de plus en plus l’accent sur la distinction entre deux approches du bonheur. Il y aurait d’une part le bonheur « hédonique » qui réside dans la maximisation des plaisirs et la minimisation des peines. C’est celui-ci qui semble condamné à la saturation (qui pousse à la fuite en avant) dès lors qu’un certain niveau de vie a déjà été atteint. Le bonheur « eudaimonique », lui, passerait par la découverte et le développement par chacun de son « daimon », c’est-à-dire de sa nature profonde, de ses dispositions, de ses talents, de ses goûts. Autrement dit, un bonheur qui passe par la réalisation personnelle. Cette approche humaniste du bonheur – qui n’exclut pas le plaisir hédonique – ouvre des perspectives intéressantes pour dessiner les contours d’une « bonne consommation ».
Les marques et les enseignes qui œuvrent sur les marchés de la consommation ressentent de plus en plus clairement les limites d’une promesse qui repose avant tout sur l’« avoir ». Le succès des approches « expérientielles » et « servicielles » témoigne d’une certaine prise de conscience de l’intérêt de déplacer le centre de gravité de la relation marchande de l’« avoir » à l’ « être ». Autrement dit, ne pas se contenter de « faire la vente », mais se soucier de faire vivre au client – au travers des biens et/ou des services qui lui sont vendus – une « expérience », c’est-à-dire un moment valorisé, parfois mémorable, contribuant à transformer la personne. Ce souci de l’expérience ne doit pas se limiter – comme c’est malheureusement trop souvent le cas – à l’expérience d’achat. Il doit s’étendre à l’expérience de consommation, c’est-à-dire aux moments où le client s’efforce de jouir des effets utiles potentiellement contenus dans son achat. Il reste encore énormément à faire dans cette direction, notamment en centrant la relation commerciale sur la coproduction avec le client de solutions à des problèmes ciblés. Cette perspective est d’autant plus attrayante que, en mettant l’accent sur la finalité de la consommation plus que sur les moyens matériels permettant de l’atteindre, on entrevoit des business models dans lesquels la rentabilité dépend des économies en ressources naturelles.
Mais cette dynamique de l’« avoir » à l’ « être » peut également conduire à s’intéresser au « faire ». Le bonheur eudaimonique passe très largement par le fait de s’engager dans des activités qui mobilisent les compétences et les talents de la personne ; elle en tire alors à la fois la satisfaction de l’exploitation de ses potentialités et le développement de ses compétences par l’usage.
Le psychologue M. Csikszentmihalyi est à l’origine d’un vaste ensemble d’études qui se sont attachées à définir les caractéristiques des activités susceptibles de produire un état de « flow », c’est-à-dire un état mental marqué par une absorption de l’individu dans l’activité génératrice d’un sentiment de plénitude. L’expérience du flow et des bénéfices sur la structuration du soi peut se vivre dans l’exercice de l’activité professionnelle. Elle est souvent le produit des activités de loisirs.
Comment ne pas être frappé par l’engouement croissant des populations des pays riches pour les activités qui impliquent de « faire » : à l’essor déjà ancien des pratiques sportives et artistiques s’est plus récemment ajouté l’engouement pour le bricolage, le jardinage, la cuisine, la couture, les loisirs créatifs… Comme si les individus désorientés face à un monde déboussolé cherchaient dans le fait de « faire » une forme de consolidation de leur identité, un sentiment d’autonomie, une réponse à leur quête de sens et, bien souvent, des opportunités de lien social authentique fondé sur des centres d’intérêts partagés.
Tous les loisirs n’ont cependant pas cette faculté de contribuer à la réalisation de soi. C’est le territoire des loisirs qui supposent une forme d’engagement, la mobilisation de compétences, qui impliquent un minimum de défis à relever, ce que les spécialistes appellent les « serious leasures ». Ce sont donc généralement des activités qui réclament une certaine dose d’effort, et très souvent l’apprentissage pouvant être ingrat de compétences de base. Des éléments qui se révèlent en porte à faux avec les valeurs consuméristes du plaisir hédoniste facile et immédiat.
Il y a donc des obstacles à lever pour révéler pleinement le potentiel de cette « bonne consommation » tournée vers le « faire », qui impliquent des politiques publiques mais aussi des stratégies d’entreprises. Car le « faire » est associé à d’importants potentiels de marché (équipement, fourniture, services…) et offre aux entreprises l’opportunité d’installer une relation client durable et profonde qui s’écarte sensiblement de la simple transaction marchande. Il est donc de leur intérêt de participer à la promotion du « faire ». Notamment en aidant les personnes à accomplir les premiers pas, à engager l’effort initial, par la conception de produits qui facilitent la tâche, par l’engagement aux côtés des clients dans la construction des compétences.
C’est afin de participer à la prise de conscience des enjeux économiques et sociaux attachés au « faire », pour sensibiliser les marques et les enseignes aux bénéfices potentiels associés à un engagement réfléchi et résolu dans cette direction que l’ObSoCo a souhaité mettre en place un Observatoire du faire. Cet Observatoire, qui établira une cartographie de l’engagement des Français dans un vaste ensemble d’activités de loisirs actifs, s’attachera à établir un lien entre cet engagement et le sentiment subjectif de bien-être, à évaluer le potentiel économique du « faire » et à mettre en lumière les attentes latentes des consommateurs.
Philippe Moati, Professeur agrégé d’économie à l’Université Paris-Diderot – Directeur scientifique de l’ObSoCo
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