En septembre 2023, Elisabeth Borne alors Première Ministre a annoncé la création de la Commission de l’intelligence artificielle qui rassemble des acteurs de différents secteurs (culturel, économique, technologique, recherche…). Cette Commission, co-présidée par Anne Bouverot, présidente du conseil d’administration de l’ENS et Philippe Aghion, professeur au Collège de France et économiste, avait la charge d’éclairer les décisions du Gouvernement pour positionner la France en leader face aux enjeux de l’Intelligence Artificielle. Le rapport, remis le mercredi 13 mars au Président de la République, s’articule autour de 25 propositions visant à faire de la France un acteur majeur de la révolution technologique qu’offre l’IA. Gilles Babinet, co-président du Conseil national du numérique, expert de l’IA pour cette Commission (1), nous livre ici son avis.
L’économie du numérique, dont l’IA est une composante cruciale, montre une Europe et une France en position de faiblesse, avec une activité 2,5 fois inférieure à celle des Etats-Unis. Cette disparité, si elle persiste, menace le déclassement économique de notre souveraineté et notre capacité à innover. La lente adoption de l’IA accentue le risque d’être dépassés par des acteurs plus agiles et innovants. Cependant, il n’est pas trop tard pour rejoindre la course et renverser la tendance en capitalisant sur nos atouts et en dynamisant notre écosystème d’innovation.
600 auditions, 7 000 consultations et 25 sessions plénières auront permis d’alimenter ce rapport destiné à éclairer les pouvoirs publics sur les décisions à prendre pour faire de la France un pays à la pointe de l’IA.
Que faut-il retenir du rapport sur l’IA ?
Beaucoup de choses évidemment dans la mesure où les 25 propositions touchent à de nombreux domaines de l’économie, de l’administration publique, du monde de la culture, de la sphère sociale, du monde du travail. Je ne vais pas paraphraser le rapport mais simplement me concentrer sur quelques points qui me semblent les plus importants.
En premier lieu, une évidence : l’IA est une révolution majeure, anthropologique, et ceux qui la rateraient seraient déclassés de l’Histoire. Les montants investis dans l’IA aux États-Unis sont 20 fois supérieurs à ceux investis en France, soit 3 à 4 fois plus quand on rapporte au nombre d’habitants. La première chose sur laquelle nous avons été plusieurs à insister, c’est donc de mettre en place une dynamique de financement qui soit à la hauteur de l’enjeu. Dans un premier temps, par la création d’un fonds dédié de 10 milliards d’euros qui serait financé par les grands corporates (CAC40…) et par le public. À moyen terme, en trouvant des ressources structurelles pérennes : assurance-vie, fonds de pension, ce qui permettrait de disposer de ressources massives et structurelles. États-Unis, Royaume-Uni, Suède ou Israël : il est important d’observer que les pays ayant la plus forte part du PIB investie dans l’économie numérique ont tous des systèmes par capitalisation. Et il est faux d’avancer que la solidarité serait nécessairement remise en cause.
Parmi les autres grandes propositions, il y a l’idée de spécialisation : notre pays est un géant de l’environnement et de l’énergie décarbonée qui s’ignore. Suez, Veolia, Saur, EDF, Engie, Sonepar, Rexel, Schneider, Legrand… sont des numéros 1 ou numéros 2 mondiaux dans leurs secteurs. Créer une spécialisation/plateformisation autour de l’IA et de l’environnement serait donc pertinent. Penser que la seule option consiste à copier le modèle américain est absurde.
Un autre thème fort consiste à améliorer le fonctionnement des services publics. Or l’IA, quand elle est bien intégrée, peut faire beaucoup. Nous avons donc recommandé d’avoir une direction technologique forte dans l’État (au niveau du Secrétariat Général du Gouvernement, SGG), qui puisse harmoniser l’architecture des systèmes d’information et notamment les enjeux de services cloud et de datacenters, ainsi que développer une identité numérique, pièce angulaire de services facilement accessibles.
Mais finalement, la mesure qui me tient le plus à cœur est celle que le Conseil National du Numérique promeut depuis longtemps : créer un dialogue autour de l’IA avec des millions de Français, soit un plan de sensibilisation et de formation national consistant à créer les conditions d’une appropriation collective de l’IA et de ses enjeux. Différentes études semblent indiquer que l’IA représente la quintessence des peurs collectives : peur sur notre autonomie, nos libertés, l’emploi, etc. Or nous ne pourrons pas avancer collectivement et construire un système solidaire si nous n’avons pas un projet commun, une narration commune – un projet de progrès collectif. Il nous faut débattre, c’est l’objet du programme Café IA, et c’est la première proposition du rapport.
L’IA offre des possibilités infinies, c’est une invitation à réimaginer notre avenir, à renforcer notre économie et à enrichir notre société. Néanmoins, cela exige une action décisive dès maintenant.
Gilles Babinet, co-président du Conseil national du numérique – Auteur de « Green IA, l’intelligence artificielle au service du climat« , Editions Odile Jacob, 27 mars 2024
(1) Commission composée de 13 experts de l’IA : Gilles Babinet, Joëlle Barral, Alexandra Bensamoun, Nozha Boujemaa, Bernard Charlès, Luc Julia, Yann Le Cun, Arthur Mensch, Cédric O, Isabel Ryl, Franca Salis-Madinier, Martin Tisné, Gaël Varoquaux.