Remplacer le pétrole par le lithium ne suffira pas à sauver le climat. Dans son essai Extraction, la politologue Théa Riofrancos explore les paradoxes d’une économie mondiale en quête de neutralité carbone, où l’exploitation minière, les tensions géopolitiques et les droits des peuples autochtones révèlent les angles morts du « capitalisme vert ». L’article de Nature analyse ces dilemmes et appelle à repenser en profondeur la manière dont nos sociétés conçoivent la transition énergétique.
Lorsque les nations ont scellé en 2015, à Paris, leur engagement à bâtir un monde décarboné, la promesse paraissait claire : verdir l’économie, électrifier les transports, numériser la production et réduire la dépendance aux combustibles fossiles. Dix ans plus tard, cette vision d’un futur propre et technologique se heurte à ses propres contradictions.
Dans un article publié par Nature, la chercheuse Sophia Kalantzakos revient sur le travail de la politologue Théa Riofrancos, autrice du livre Extraction, pour dévoiler la face cachée de cette transition. Derrière la promesse d’un « capitalisme sans carbone » se profilent des continuités troublantes avec l’ère fossile : une nouvelle ruée vers les ressources, la réactivation de dynamiques néocoloniales et une dépendance accrue à des chaînes d’approvisionnement mondialisées.
Un capitalisme sans carbone ?
Théa Riofrancos part d’un constat simple : la transition énergétique, telle qu’elle est menée, repose sur un pari risqué — celui que la substitution technologique suffira à résoudre la crise climatique. Or, produire des batteries, des panneaux solaires et des véhicules électriques exige des quantités croissantes de métaux critiques, au premier rang desquels le lithium, le nickel, le cobalt et le cuivre.
D’après l’Agence internationale de l’énergie (AIE), la demande mondiale de lithium pourrait atteindre 3 millions de tonnes par an d’ici à 2040, contre environ 180 000 tonnes en 2023. Dans le même temps, la demande en cuivre — indispensable à l’électrification — augmenterait de 50 % d’ici à 2035. Ces besoins colossaux alimentent une nouvelle ruée minière dans des régions déjà fragilisées, notamment en Amérique du Sud et en Afrique australe.
L’Atacama, au Chili, territoire habité depuis 12 000 ans, est emblématique de cette tension. Longtemps perçu comme un désert sans vie par les colonisateurs, il devient aujourd’hui le cœur d’une bataille mondiale pour la production de batteries. Devenu le principal bassin de production de lithium au monde, l’exploitation intensive des saumures consomme chaque année plus de 60 % des ressources en eau disponibles dans certaines zones. Cette extraction perturbe des écosystèmes millénaires et menace les moyens de subsistance de communautés autochtones vivant dans un environnement déjà extrêmement aride.
Son enquête, menée du désert d’Atacama aux centres décisionnels de Washington et Bruxelles, montre comment la quête de ce métal a ouvert une nouvelle ère d’extractivisme vert. Dans cette course au « minerai du futur », des régions entières du sud global sont à nouveau transformées en zones d’exploitation, au mépris de leur histoire, de leurs écosystèmes et de leurs habitants.
Pour Riofrancos, cette continuité historique — du pillage colonial au capitalisme vert — constitue le nœud moral de la transition énergétique contemporaine.
Justice climatique et droits des peuples
À travers des entretiens avec scientifiques, syndicalistes, juristes, communautés autochtones et acteurs industriels, Riofrancos met au jour un dilemme : comment concilier la lutte contre le changement climatique avec la justice sociale et environnementale ? L’enjeu n’est plus seulement technique ou économique, mais profondément politique.
Alors que les États-Unis et l’Union européenne cherchent à « sécuriser » leurs chaînes d’approvisionnement pour contrer la domination chinoise, cette géopolitique du vert alimente une nouvelle compétition mondiale. Derrière le discours de la souveraineté énergétique, c’est souvent une logique d’accumulation et de contrôle qui persiste, risquant de transformer la transition écologique en simple prolongement du modèle extractiviste.
L’ombre portée de l’intelligence artificielle
À cette tension s’ajoute un paradoxe supplémentaire : la numérisation du monde, censée réduire l’usage des ressources, s’avère à son tour énergivore. L’essor fulgurant de l’intelligence artificielle en est la meilleure illustration. En 2024, l’entraînement d’un seul grand modèle de langage consomme en moyenne plus de 700 000 litres d’eau pour le refroidissement des serveurs et mobilise une énergie équivalente à plus de 120 foyers européens sur un an.
Selon les projections du US Geological Survey, les data centers pourraient représenter 12 % de la consommation électrique des États-Unis d’ici à 2028, contre environ 4 % aujourd’hui. L’Agence internationale de l’énergie estime quant à elle que la demande mondiale d’électricité liée aux centres de données et aux infrastructures d’IA pourrait plus que doubler d’ici à 2030, atteignant 1 000 térawattheures par an — soit l’équivalent de la consommation combinée du Japon et de l’Allemagne.
Face à cette explosion de la demande énergétique, plusieurs pays — dont les États-Unis — ont ralenti ou suspendu des projets d’énergies renouvelables, tandis que d’autres réinvestissent dans le nucléaire ou, plus paradoxalement, dans le gaz fossile pour stabiliser leurs réseaux.
Ce constat renforce la thèse de Riofrancos : loin d’une transition, nous vivons peut-être une période d’addition énergétique, où les nouvelles sources viennent s’ajouter aux anciennes sans véritable substitution.
Des transitions plurielles plutôt qu’un modèle unique
L’autrice ne se contente pas de dénoncer les dérives d’un capitalisme repeint en vert : elle propose des alternatives structurelles. À partir de modélisations intégrant les comportements sociaux et l’aménagement urbain, elle montre que la voie la plus rapide vers le « zéro émission » — l’électrification massive des véhicules individuels — est paradoxalement la plus consommatrice de ressources.
Selon les estimations de l’Agence internationale de l’énergie (AIE), atteindre les objectifs de décarbonation d’ici à 2050 nécessiterait six fois plus de métaux critiques qu’aujourd’hui, notamment pour la fabrication des batteries, des éoliennes et des panneaux solaires. La seule production mondiale de lithium devrait être multipliée par plus de 40 d’ici à 2040 pour répondre à la demande du secteur automobile. Cette explosion des besoins rend matériellement impossible une transition fondée sur la simple substitution du moteur thermique par son équivalent électrique.
En Europe, par exemple, remplacer l’intégralité du parc automobile actuel (environ 250 millions de véhicules) par des modèles électriques nécessiterait près de 35 millions de tonnes de cuivre et plus de 4 millions de tonnes de lithium — des volumes largement supérieurs aux réserves exploitables connues. Ces ordres de grandeur soulignent l’impasse d’un modèle où la décarbonation passerait par une consommation accrue de ressources finies.
Riofrancos appelle donc à imaginer d’autres chemins : villes plus denses, mobilités collectives et actives, recyclage accru, et surtout, réduction des besoins matériels. Selon une étude du European Environment Agency (EEA, 2024), une baisse de 20 % du trafic automobile urbain, combinée à une forte électrification des transports publics, permettrait de réduire les émissions de gaz à effet de serre de jusqu’à 45 % dans les grandes métropoles européennes d’ici à 2035, tout en divisant par deux la demande en métaux critiques.
En d’autres termes, la transformation ne doit pas seulement porter sur les technologies, mais sur nos manières de vivre, de produire et de consommer. Le véritable défi n’est pas d’alimenter un même système avec une énergie différente, mais de repenser le système lui-même.
Pour une transition juste et collective
Dans les dernières pages de Extraction, l’auteure invite à repenser les chaînes d’approvisionnement à rebours : remonter des objets de consommation jusqu’aux sites d’extraction pour comprendre les inégalités qui les structurent. C’est là, dans la reconnaissance des interdépendances et des injustices, que pourrait naître une transition réellement juste.
Elle plaide pour des coalitions locales et transnationales, capables de transformer des chaînes globalisées — aujourd’hui organisées autour du profit — en espaces d’alliance et de démocratie. Selon elle, réussir cette mutation suppose un « saut de foi politique » : croire que d’autres modèles d’organisation économique et sociale sont possibles.
Ces réflexions rappellent qu’il ne suffit pas de décarboner l’économie pour faire un monde plus juste. La véritable question n’est pas seulement quelle énergie produire, mais pour qui, comment et à quel prix. La transition écologique sera véritablement transformative si elle s’émancipe du paradigme de la croissance infinie et si elle replace les droits humains, la sobriété et la coopération au cœur de l’action. À défaut, le « capitalisme vert » risque de n’être qu’un nouveau visage de l’ancien monde — plus propre en surface, mais tout aussi inégal.
Image d’en-tête : Réservoirs de saumure concentrée dans une mine de lithium dans le désert d’Atacama, au Chili. ©Ivan Alvarado/Reuters
Pour aller plus loin :
- Article « Thea Riofrancos – Extractivisme, vert et brun 1/2″, Le Club de Mediapart, 25/08/2025







