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Trump vs Musk : le bras de fer qui menace l’espace

Trump vs Musk : le bras de fer qui menace l’espace

Tout semblait aller pour le mieux entre Elon Musk et Donald Trump, jusqu’à la spectaculaire rupture de fin mai-début juin 2025. Musk, autrefois conseiller chéri, s’est publiquement opposé à la “Big Beautiful Bill”, un plan de dépenses controversé soutenu par Trump, qualifiant ce projet « d’abomination dégoûtante». Le président a riposté de manière cinglante, menaçant de rompre les contrats de ses sociétés – de Tesla à SpaceX – et promettant « de très lourdes conséquences» si Musk soutenait des opposants républicains. Musk a répondu par des accusations explosives, notamment sur des dossiers non publiés liant Trump à l’affaire Epstein, avant d’évoquer la possible « mise hors service» de ses capsules Dragon, essentielles pour l’accès à la Station spatiale internationale (ISS)


La rupture entre Donald Trump et Elon Musk dépasse le simple clash entre deux figures surdimensionnées. Elle expose un fait préoccupant : l’espace américain — voire mondial —est devenu trop dépendant d’un seul acteur privé. Si le conflit se transforme en sanctions, c’est l’ensemble du programme spatial des États-Unis – scientifique, militaire, stratégique – qui risque l’implosion. Ce divorce, entre le président américain et le patron de SpaceX, menace d’ébranler une industrie spatiale américaine qui repose aujourd’hui en grande partie sur l’écosystème bâti par Musk. Au-delà des injures entre deux mégalomanes, c’est la souveraineté technologique des États-Unis, leur accès indépendant à l’espace, et leur compétitivité face aux puissances rivales qui se retrouvent brutalement exposés.

SpaceX, pilier devenu vulnérabilité

Depuis une décennie, l’essor fulgurant de SpaceX a permis aux États-Unis de retrouver un accès autonome à l’espace, après la mise à la retraite des navettes spatiales. Capsules Dragon, lanceurs réutilisables Falcon, méga-constellation Starlink, tests martiens avec Starship… Musk a réussi là où Boeing, Blue Origin ou Northrop Grumman piétinent encore. L’État fédéral, sous les administrations Obama, Trump puis Biden, a massivement externalisé des pans entiers de sa stratégie spatiale à SpaceX, au point que cette dépendance n’est désormais plus simplement technique, mais structurelle.

Depuis 2020, plus de huit vols habités sur dix à destination de la Station spatiale internationale reposent sur Dragon ; Boeing, avec Starliner, est encore englué dans les essais et retards. Les fusées Falcon ont effectué 134 lancements en 2024, soit l’écrasante majorité des tirs mondiaux, et la cadence devrait atteindre 170 cette année selon la firme. NASA, Pentagone, mais aussi la NOAA ou les universités : tout l’écosystème scientifique et militaire dépend de ces boosters réutilisables, conçus et pilotés depuis Hawthorne en Californie.

La dépendance n’est pas que technique : elle est financière. SpaceX a généré environ 13,1 milliards $ de revenus en 2024 – dont 4,2 milliards pour les lancements et 8,2 milliards pour Starlink – et vise 15,5 milliards $ en 2025, un chiffre supérieur au budget annuel alloué à l’exploration spatiale de la NASA. Sur cette manne, le contribuable américain pèse lourd : 3,7 milliards $ de contrats fédéraux en 2024 et plus de 17 milliards depuis 2015, selon la base USA spending. L’ensemble des engagements encore actifs atteint 22 milliards $ – la somme même que Donald Trump menace d’effacer d’un trait de plume, au risque de geler l’accès à l’ISS, de retarder Artemis et d’entraver la constance des lancements militaires.

La querelle survient alors que SpaceX consolide son statut de bras armé de la défense : près de 6 milliards $ de missions de mise en orbite réservées par l’US Space Force jusqu’en 2036 et un contrat classifié de 1,8 milliard $ pour déployer une constellation de satellites-espions Starshield au profit du National Reconnaissance Office. Dans un monde où la connectivité Starlink a déjà prouvé son utilité tactique en Ukraine, fragiliser l’entreprise revient à sérieusement entamer la résilience sécuritaire américaine.

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L’ombre des coupes budgétaires

Comme si cette crise ne suffisait pas, la proposition budgétaire de la Maison-Blanche pour l’exercice 2026 taille 6 milliards $ dans les comptes de la NASA et ferait tomber le budget de l’agence agence sous les 19 milliards $. Les programmes scientifiques – de la climatologie orbitale à l’exploration planétaire – seraient amputés de près de la moitié de leurs crédits, alors même que l’administration brandit un objectif martien d’un milliard de dollars : un grand écart financier que même SpaceX ne pourra combler seul.

La querelle actuelle révèle brutalement les conséquences d’un tel déséquilibre. Si la Maison-Blanche mettait sa menace à exécution – couper les contrats fédéraux à SpaceX en représailles contre le soutien politique que Musk apporterait à des adversaires de Trump –, le programme spatial américain s’en trouverait gravement paralysé. La NASA devrait suspendre ses rotations vers l’ISS, la Starship ne serait plus alimentée, les satellites militaires devraient attendre une solution de repli. Mais où ? Et surtout : avec qui ?

Aucun autre acteur n’est actuellement capable de prendre le relais pour assurer les vols habités vers la Station spatiale internationale ou les lancements lourds pour les satellites militaires. Boeing, encore en phase de test avec sa capsule Starliner, reste plombé par des retards et une crédibilité entamée. Quant à Blue Origin, elle n’a toujours pas prouvé la viabilité de ses systèmes orbitaux.

L’Europe, un partenaire mais pas un remplaçant

Face à une possible défaillance de SpaceX, les regards pourraient se tourner vers l’Europe. Mais là aussi, la réponse est plus complexe qu’espérée. Dotée d’un budget spatial civil de près de 12 milliards d’euros, l’Europe représente 11 % du marché mondial. Son industrie – Airbus, Thales Alenia, ArianeGroup – est solide sur les satellites et compétente scientifiquement. Mais elle reste fragmentée, lente, et encore trop dépendante d’une logique de retour géographique qui nuit à l’efficacité industrielle.

Sur les vols habités, l’Europe n’a aucun véhicule autonome. Ni capsule opérationnelle, ni fusée certifiée pour envoyer des humains dans l’espace. Les futurs projets, comme la capsule Nyx de The Exploration Company, n’entreront en service qu’à partir de 2028. Du côté des lanceurs, Ariane 6 vient à peine d’effectuer son vol inaugural après des années de retard, avec un coût par lancement encore loin de concurrencer celui des Falcon 9. Le seul espoir d’indépendance orbitale rapide repose sur l’ambitieux projet IRIS² : une constellation européenne de 290 satellites à 10,6 milliards d’euros. Mais là encore, les délais sont longs, et l’usage militaire reste marginal.

En d’autres termes, l’Europe peut servir de partenaire, pas de plan B. Elle peut combler des lacunes scientifiques, offrir des alternatives pour certaines missions, jouer un rôle diplomatique sur les normes spatiales. Mais elle ne peut pas, aujourd’hui, absorber l’arrêt brutal d’un acteur de la taille de SpaceX. Son poids industriel reste très en deçà de celui de la société de Musk, qui, à elle seule, domine plus de 90 % des lancements commerciaux mondiaux.

Géopolitique de l’orbite

Une crise prolongée entre le président américain et Elon Musk n’aurait pas seulement des effets sur la NASA ou les satellites du Pentagone. Elle déstabiliserait l’équilibre global du secteur spatial. De nombreux États dépendent de SpaceX pour lancer leurs satellites, y compris les pays européens, asiatiques et africains. Les universités, les start-up, les ONG, les agences météo… tous utilisent les créneaux de Falcon 9. Un arrêt de service, même partiel, désorganiserait la planification orbitale mondiale.

La dimension géostratégique du conflit est sans doute la plus inquiétante. SpaceX n’est pas seulement un acteur commercial : c’est un bras armé technologique au service de la puissance américaine. Ses lanceurs servent aux missions secrètes de l’US Space Force. Starlink, système de communication par satellite, a démontré son efficacité en Ukraine en garantissant aux forces armées une connectivité résiliente face aux tentatives de brouillage russes. Suspendre ou fragiliser ces outils, même temporairement, revient à désarmer partiellement les États-Unis dans la guerre d’influence technologique que leur livrent la Chine, la Russie et d’autres puissances émergentes.

À Pékin, le feuilleton américain est scruté comme une opportunité appétissante. Tandis que la Chine enchaîne les lancements Long March et prépare une base lunaire permanente, Washington expose au grand jour l’un de ses talons d’Achille : l’externalisation sans filet. De son côté, la Russie, affaiblie par sa guerre, reste néanmoins capable d’offrir des sièges Soyouz si Dragon était réellement cloué au sol, mais au tarif diplomatique que l’on imagine. Dans cette épreuve de force, chaque jour d’incertitude alimente le récit d’une Amérique qui doute de sa propre logique industrielle. Pendant ce temps, Pékin redouble d’efforts sur son programme spatial national, multiplie les lancements, prépare des stations lunaires permanentes et ambitionne d’imposer ses propres standards internationaux.

Risques systémiques et vulnérabilités politiques

L’affaire met en lumière une fragilité peu discutée mais pourtant évidente : la privatisation croissante du spatial américain s’est opérée sans garde-fous. L’État, au nom de la performance et de la réduction des coûts, a volontairement réduit sa capacité d’action autonome, misant sur des partenariats public-privé déséquilibrés. Dans ce modèle, ce n’est plus l’État qui pilote la stratégie, mais l’acteur privé qui impose son rythme, ses choix techniques, et désormais ses caprices politiques.

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L’idée même qu’un chef d’entreprise puisse menacer de “mettre à l’arrêt” les capsules de transport vers l’ISS, en réaction à des pressions politiques, démontre à quel point les garanties d’intérêt général ont été reléguées au second plan. Ce n’est pas seulement un conflit entre deux egos surdimensionnés : c’est un test grandeur nature de la résilience du modèle spatial américain. Et pour l’instant, ce modèle montre des failles béantes.

Il devient crucial, dans ce contexte, de rééquilibrer le rapport de force. Cela implique de renforcer le rôle de la NASA comme pilote stratégique, de sécuriser un socle public inaliénable pour les missions les plus sensibles, et d’investir massivement dans la redondance technologique. Boeing, Blue Origin, Rocket Lab, Sierra Space… autant d’acteurs qui doivent être remis au centre de la stratégie spatiale nationale pour qu’aucune dépendance excessive ne compromette les intérêts américains.

La leçon est limpide : un programme spatial digne de ce nom ne peut reposer sur la loyauté d’un seul homme, ni sur les aléas d’une relation personnelle entre deux figures charismatiques. La conquête spatiale, par nature collective, exige des institutions robustes, une vision stratégique indépendante des querelles partisanes, et une capacité permanente à garantir la continuité opérationnelle, quel que soit le climat politique.

L’affaire Musk–Trump agit comme un électrochoc. Elle démontre à quel point la domination américaine dans l’espace peut être fragilisée non par un adversaire extérieur, mais par ses propres dysfonctionnements internes. Dans une époque où l’orbite est devenue un théâtre majeur de la compétition mondiale, confondre ambition politique et puissance technologique est un luxe que les États-Unis ne peuvent plus se permettre. Si la crise actuelle n’ouvre pas un débat sérieux sur la gouvernance du spatial, alors elle n’aura servi qu’à exposer la vulnérabilité d’un empire orbital bâti trop vite, trop seul, et sans assez de garde-fous.

Une onde de choc au-delà de l’atmosphère

Les répercussions d’un affrontement durable entre la présidence américaine et SpaceX ne s’arrêteraient pas aux frontières des États-Unis. En réalité, une telle crise aurait un effet domino planétaire, tant l’industrie spatiale américaine structure les équilibres technologiques, économiques et militaires de la planète.

L’accès à l’espace n’est plus une simple vitrine de prestige national. Il est devenu l’infrastructure invisible de la mondialisation : navigation par GPS, prévisions climatiques, communications militaires, couverture Internet dans les zones de guerre ou rurales, observation des catastrophes naturelles. Or, une part considérable de ces services repose, directement ou indirectement, sur les capacités techniques et commerciales de SpaceX. La paralysie ou la contraction de ses activités impacterait d’abord ses clients étrangers – agences spatiales européennes, institutions scientifiques, entreprises privées, gouvernements alliés. Plusieurs satellites européens sont lancés par Falcon 9 ; des universités étrangères dépendent de ces tirs pour placer des cubesats en orbite basse. Et des pays comme l’Ukraine ont fait de Starlink un outil vital dans leur souveraineté numérique en temps de guerre.

Mais au-delà de l’économie, c’est la hiérarchie géopolitique du XXIe siècle qui pourrait être bouleversée. Car dans cette course à l’orbite, la Chine n’attend que cela : un désengagement, une rupture, une confusion qui affaiblirait le leadership spatial américain. Déjà en tête sur le nombre de satellites lancés en 2024, Pékin multiplie les démonstrations de force : mise en service d’une station spatiale nationale, projets lunaires autonomes, base de données mondiale par satellite via BeiDou. Si les États-Unis s’enlisent dans une guerre interne entre leur président et leur principal opérateur spatial, la Chine pourrait apparaître – et non plus simplement se présenter – comme le garant d’une stabilité stratégique dans l’espace.

Enfin, cette crise serait un signal dangereux envoyé aux autres puissances émergentes : que les programmes spatiaux les plus avancés peuvent être mis à mal non par une guerre ou un sabotage, mais par un affrontement d’intérêts privés et politiques mal régulés. Ce précédent affaiblirait la crédibilité de la gouvernance américaine sur les standards internationaux du spatial, qu’il s’agisse de règles d’exploitation lunaire, de gestion des débris ou de coordination orbitale.

 

Ce que révèle cette crise dépasse le simple déséquilibre entre un État et une entreprise : elle met à nu une dépendance structurelle, une imprévoyance stratégique, et une absence flagrante de garde-fous. Les États-Unis ont laissé leur programme spatial être capturé par un acteur unique, aussi innovant qu’imprévisible. L’Europe, de son côté, observe sans être capable d’agir, faute d’ambition industrielle coordonnée. Et la gouvernance mondiale de l’espace, déjà en retard d’une révolution, reste spectatrice.

Le duel Trump–Musk n’est pas un épisode de plus dans la série des affrontements de pouvoir : c’est une ligne de faille tectonique. Il révèle que l’espace, cette infrastructure invisible sur laquelle reposent nos communications, nos défenses, nos économies et nos climats, peut vaciller non pas à cause d’une guerre, mais à cause d’un conflit d’intérêts privé, d’un calcul politique ou d’un caprice de milliardaire.

Si cette crise ne déclenche pas un sursaut collectif — aux États-Unis comme en Europe — alors l’espace cessera d’être un levier de souveraineté pour devenir un théâtre d’instabilité. Ce n’est plus une affaire d’orbite, c’est une question d’équilibre mondial. Car dans un monde interconnecté par des satellites, une seule faille peut tout faire tomber — et personne, cette fois, ne sera hors de portée.

Image d’en-tête : © Montage UP’ Magazine

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