Le 14 décembre 2020, la procureure de la Cour pénale internationale a déclaré inadmissible ou insuffisante la demande d’enquête déposée par des organisations de la minorité musulmane des Ouïghours. Celles-ci accusent le pouvoir chinois de génocide et crimes contre l’humanité. Leurs avocats espèrent encore que l’exemple des Rohingyas de Birmanie, autre minorité musulmane, puisse servir de jurisprudence en faveur des Ouïghours. Un reportage de Suzanne Adner pour Justiceinfo.net.
En mars 2018, Zumrat Dawut, femme d’affaires ouïghoure, était chez elle, à Urumqi, capitale de la province chinoise du Xinjiang, quand elle a reçu un appel de la police. « J’ai été convoquée au commissariat et interrogée sur des appels émis depuis mon téléphone portable et mes transactions commerciales liées à ma compagnie d’import-export », raconte-t-elle. « J’ai été enfermée dans une salle obscure, mes mains menottées à une chaise pendant 24 heures. Puis, j’ai été envoyée en camp de concentration, où j’ai passé 62 jours et enduré de la torture physique comme psychologique. »
Libérée grâce, selon elle, à la pression de son mari pakistanais et de ses contacts diplomatiques, elle n’en doit pas moins signer une clause de confidentialité et payer une amende équivalent à 2500 US$ pour avoir violé la politique de contrôle des naissances chinoise en ayant eu trois enfants. On lui parle alors d’une opération de stérilisation « gratuite », proposée par le gouvernement chinois, qu’elle « ne pouvait refuser », explique-t-elle, par peur d’être renvoyée en détention. Escortée par la police, elle se rend donc dans une clinique, en octobre 2018, pour subir une ligature des trompes. Aujourd’hui réfugiée aux États-Unis, Zumrat Dawut raconte son histoire à qui veut bien l’écouter. « Je crois sincèrement que le gouvernement chinois essaye de nous éradiquer », alerte-t-elle.
Omer Bekali a, lui, été arrêté à Urumqi en mars 2017 et envoyé dans l’un de ces mêmes camps décrits par Dawut. Né dans la région de Turpan, Bekali résidait depuis plusieurs années de l’autre côté de la frontière, au Kazakhstan, et se trouvait à Urumqi en voyage d’affaires. « Pendant huit mois, j’ai porté des chaînes aux chevilles et aux poignets », dit-il. « Des huit membres de ma famille, six ont subi l’oppression brutale de ces camps. Mon père y est mort. » Omer Bekali vit désormais en exil en Europe.
Une accumulation de rapports et témoignages
Les témoignages de Zumrat Dawut et Omer Bekali figurent parmi des dizaines d’autres dans un épais dossier qui repose dans les tiroirs de la procureure de la Cour pénale internationale (CPI). En juillet dernier, deux organisations ouïghoures en exil – le Mouvement d’éveil national du Turkestan Oriental et le Gouvernement en exil du Turkestan Oriental (nom donné par les Ouïghours à leur terre) – ont déposé une demande d’enquête auprès de la CPI pour génocide et crimes contre l’humanité visant de hauts responsables chinois, dont le président Xi Jinping. (Le Gouvernement en exil du Turkestan oriental est une organisation ouïghoure indépendantiste, contrairement au Congrès mondial ouïghour, autre organisation en exil, qui prône plutôt l’autonomie.)
Au cœur de cette plainte, des témoignages, documents internes et autres éléments de preuves de détentions de masse, tortures, disparitions et stérilisations forcées, retrait forcé d’enfants à leurs familles, surveillance ciblée de certaines populations ethniques, interdiction de pratiques religieuses et culturelles…
Détentions de masse, tortures, disparitions et stérilisations forcées, retrait forcé d’enfants à leurs familles, surveillance ciblée de certaines populations ethniques, interdiction de pratiques religieuses et culturelles…
Différentes sources, dont des documents officiels, allèguent que nombre de prisonniers seraient également soumis au travail forcé. Leurs enfants seraient retirés à leur famille et pris en charge par l’État dans des pensionnats ultrasécurisés, dans le cadre d’un programme qui ne se limiterait pas aux enfants de détenus et d’exilés. Un rapport du chercheur allemand Adrian Zenz se penche ainsi sur plusieurs politiques locales obligeant les enfants de minorités à intégrer ces internats et à se séparer de leur famille. Zenz ainsi que plusieurs témoignages – dont celui de Zumrat Dawut – accusent encore la Chine de mener une politique de contrôle des naissances au sein de la population ouïghoure. Selon l’enquête d’Adrian Zenz, publiée en juillet dernier, des campagnes de contraception et de stérilisation seraient menées à grande échelle dans les préfectures à majorité ouïghoure du sud de la province du Xinjiang.
Appliquer la jurisprudence des Rohingyas
« Nous voulions mobiliser la justice internationale depuis un certain temps », explique Salih Hudayar, « premier ministre » du Gouvernement en exil du Turkestan oriental, à propos de la plainte déposée à la CPI. Selon lui, la communauté internationale n’a pas semblé prendre la mesure du sort réservé aux Ouïghours. « Quand nous parlions de génocide, nous n’étions pas pris au sérieux. Pourtant, nous avons des éléments indiquant qu’une politique d’entraves aux naissances est menée, tout comme des retraits forcés d’enfants à leurs familles, deux éléments constitutifs du crime de génocide. (…) Pour nous, il s’agissait de mettre définitivement cette notion sur la table en s’en remettant à la justice internationale », explique-t-il. Une voie débloquée, à ses yeux, par la décision de la CPI, en 2019, d’enquêter sur les crimes commis à l’encontre des Rohingyas de Myanmar.
Tant qu’une partie du comportement criminel se produit sur le territoire d’un État partie, la CPI est compétente Tout comme la Chine, Myanmar n’a jamais reconnu la compétence de la cour internationale, empêchant celle-ci d’enquêter sur des faits commis sur son territoire. Mais les juges de la CPI ont estimé que la Cour pouvait exercer sa compétence sur des crimes partiellement commis sur le territoire voisin du Bangladesh – un État-partie –, notamment des actes qui pourraient être qualifiés de crimes de déportation et de persécution pour des motifs d’ordre ethnique et religieux. « Tant qu’une partie du comportement criminel se produit sur le territoire d’un État partie, la CPI est compétente, même si une autre partie de ce crime se produit dans un État non-partie », explique l’avocate Anne Coulon, du cabinet londonien Temple Garden Chambers, qui porte la demande d’enquête des organisations ouïghoures. « Nous disposons d’éléments crédibles montrant que les Ouïghours et d’autres membres de minorités turcophones font face à une situation similaire à celle des Rohingyas », poursuit son confrère Rodney Dixon. « Ils sont contraints de traverser la frontière chinoise, de fuir la persécution vers d’autres pays comme le Tadjikistan – État partie au Statut de Rome. Cela peut être considéré comme une déportation. » Mais surtout, l’avocat dit disposer d’éléments de preuve montrant que, lorsqu’ils parviennent effectivement à fuir dans les pays voisins – dont le Tadjikistan est le seul à avoir ratifié le statut de Rome –, les autorités chinoises font en sorte qu’ils soient arrêtés, raflés dans ces territoires étrangers, et ramenés en Chine, où ils sont envoyés en détention. « On parle également, dans ce cas, de déportation et les comportements en cause sont constitutifs d’actes allégués de génocide et de crimes contre l’humanité », soutient Me Dixon.Un premier rejet de la CPI
Pourtant, le 14 décembre dernier, le bureau du procureur de la CPI a estimé que la « condition préalable à l’exercice de la juridiction territoriale de la Cour ne semblait pas établie en ce qui concerne la majorité des cas présentés » dans la demande d’enquête des organisations ouïghoures – à savoir les faits commis au sein du territoire chinois. S’agissant des faits présumés de transferts forcés depuis le Tadjikistan, qui auraient pu être considérés comme des préalables aux crimes commis de l’autre côté de la frontière, les services de Fatou Bensouda ont estimé ne pas disposer d’assez d’éléments pour lancer une enquête. Les actes « survenant sur le territoire des États Parties n’apparaissent pas, sur la base des informations disponibles, répondre aux éléments matériels du crime de déportation », fait valoir la CPI dans son rapport.
Ce dont la procureure a besoin, c’est d’éléments supplémentaires sur la part de ces crimes commis sur le territoire d’États membres de la CPI, afin de s’assurer de sa compétence.Fin de partie ? « Le dossier reste ouvert et nous le maintenons dans son intégralité », réplique Me Dixon, indiquant rassembler de nouvelles preuves qui devraient être présentées à la CPI en début d’année, dans le cadre d’une demande de reconsidération. « Le Bureau du procureur n’a, à aucun moment, remis en question les preuves que nous avons fournies », assure-t-il. « Ce dont la procureure a besoin, c’est d’éléments supplémentaires sur la part de ces crimes commis sur le territoire d’États membres de la CPI, afin de s’assurer de sa compétence. »Si les déportations des Rohingyas étaient déjà largement documentées, notamment par des organisations internationales, au moment de la demande d’enquête, ce n’est pas le cas de celles des Ouïghours et d’autres ethnies turcophones depuis le Tadjikistan vers la Chine, plaide Me Dickson : « Dans notre cas, ces déportations sont connues mais il existe très peu d’informations disponibles. Il n’y a pas eu autant d’enquêtes de terrain sur le sujet. Nous devons donc faire ce travail nous-mêmes. »
« Toute justice internationale semble lointaine au début »
Un recueil de preuves encore complexifié par la pandémie de Covid-19 qui a frappé la planète en 2020, soulignent les avocats. « Nous disposons de preuves que des fonctionnaires chinois sont présents dans ce pays [le Tadjikistan] et procèdent eux-mêmes aux arrestations ou font pression sur les autorités locales pour que ces personnes soient renvoyées en Chine », affirme Me Coulon. « Nous rassemblons actuellement des éléments de preuves indiquant qu’il ne s’agit pas d’arrestations isolées. Ces arrestations et renvois de personnes vers la Chine se font de manière illégale, coercitive et généralisée », poursuit Me Dixon. « D’après nos sources, nous parlons de milliers de personnes touchées. Nous avons des informations indiquant que ces arrestations et déportations se produisent également dans d’autres pays, comme l’Égypte, l’Arabie saoudite, etc, selon le même schéma. C’est une pratique générale. »
En dépit de ce premier revers, les avocats londoniens assurent que le bureau de la procureure à la CPI est tout à fait ouvert à un réexamen de la situation. Pour Salih Hudayar, la demande d’enquête, liée à la multiplication des rapports et témoignages, a déjà eu un effet d’alerte : « De plus en plus de médias et d’organisations parlent de génocide aujourd’hui. C’est déjà une avancée », dit-il. « Nous savions en lançant cette requête à la Cour que le chemin vers la justice serait long. Toute justice internationale semble lointaine au début. Mais c’est maintenant que les démarches doivent être entreprises pour aboutir un jour. »
Suzanne Adner, Justiceinfo.net
Photo d’en-tête : AFP