L’océan joue un rôle fondamental dans la machine climatique terrestre en stockant sur de longues périodes de temps et en redistribuant sur de grandes distances la chaleur captée à sa surface. Au-delà de notre connaissance académique de sa « machinerie », l’océan représente une composante essentielle de notre environnement, 44 % de l’humanité résidant à moins de 150 km des côtes. L’observer pour mieux le comprendre et prévoir ses évolutions est une nécessité.
En 1999, la communauté internationale des chercheurs en océanographie physique a initié la mise en place d’un des programmes scientifiques parmi les plus ambitieux de son histoire : le réseau global Argo. Il semblait alors évident que l’étude de la variabilité de l’océan et de son rôle dans le climat terrestre réclamait de nouveaux outils, et tout particulièrement un système global d’observation. Quinze ans plus tard, Argo a fait ses preuves et fournit désormais la plus grande partie des observations océaniques profondes. Son instance de pilotage vient de publier dans la revue Nature Climate Change, un état des lieux du programme et de ses réalisations.
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Des milliers de sondes en haute mer
Argo constitue un réseau de plus de 3 000 sondes autonomes qui peuplent l’océan hauturier libre de glace (figure 1). Chaque sonde a la forme d’un tube de 20 cm de diamètre et 2 m de long et se trouve équipée d’un système de communication-localisation satellite, de capteurs de pression, de température et de conductivité (dont on déduit la salinité) et d’un système de contrôle de sa profondeur ; ce dernier permet à chaque sonde de monter et de descendre entre la surface et 2 000 m de profondeur. Une sonde fonctionne entre quatre et cinq ans, période au cours de laquelle elle effectuera environ 150 cycles de mesure.
Un cycle dure dix jours et comporte une première phase de dérive en profondeur (généralement – 1 000 m) durant laquelle la sonde est emportée par les courants, puis une seconde phase, de quelques heures, où la sonde descend a – 2 000 m pour remonter immédiatement vers la surface en mesurant la température et la salinité. Une fois en surface, la sonde envoie ses données qui seront décodées et validées en temps réel avant d’être diffusées librement via Internet à la communauté scientifique. Une fois ses données transmises, la sonde replonge en profondeur et entame un nouveau cycle.
À partir de 1999, la communauté internationale a progressivement mis en place le réseau global ; l’objectif initial de 3 000 flotteurs en action simultanée a été atteint en novembre 2007 et se maintient depuis. Les flotteurs collectent environ 10 000 profils par mois de température et de salinité. Quantitativement, Argo fournit donc en temps réel une quantité sans précédent de données qui, après validation par les experts pour en garantir la qualité, viennent alimenter les grandes bases de données marines pour la recherche.
Des informations, hiver comme été
Historiquement, on dispose de moins de profils océaniques collectés pendant la saison hivernale, car le mauvais temps complique les opérations à bord d’un navire océanographique. C’est particulièrement vrai pour l’hémisphère Sud et l’océan Austral. Les flotteurs Argo étant, eux, autonomes, une fois déployés ils opèrent indifféremment, hiver comme été. La collection de profils transmis n’est ainsi pas biaisée au regard d’une saison particulière.
Ceci constitue une avancée fondamentale qui a permis de quantifier et de comprendre le cycle saisonnier des masses d’eau situées au-dessus de 2 000 m. Mieux comprendre ces cycles, c’est-à-dire clore leur bilan de chaleur, a également permis d’améliorer les formules de calcul de flux de chaleur à l’interface air-mer ; ces dernières constituaient une source d’erreur importante pour les simulations numériques réalistes de l’océan à la fin des années 1990. Argo permet ainsi d’améliorer la qualité des modèles climatiques et de prévisions météorologiques.
L’article revient sur d’autres avancées essentielles relatives à une quantification précise de la variabilité de la chaleur contenue dans les océans. On y rappelle ainsi que :
- 93 % de la chaleur accumulée sur Terre entre 1971 et 2010 – principalement en raison de l’intensification de l’effet de serre – a été stockée dans l’océan.
- Les océans, entre 0 et 700 m, sont en moyenne globale plus chauds de 0,3 °C qu’il y a 135 ans.
On ajoutera que le réchauffement global des océans a contribué au tiers de la hausse moyenne du niveau de la mer (1,1 mm/an vs 3,2 mm/an, telle qu’observée entre 1993 et 2010).
Les données Argo permettent non seulement d’établir des moyennes globales, mais aussi des valeurs régionales, ce qui conduit à mieux comprendre les changements climatiques locaux. Impossible cependant de dresser un bilan exhaustif des connaissances et découvertes permises par Argo, celles-ci ayant fait l’objet de plus de 2 100 parutions scientifiques.
Passer la barre des 2 000 mètres
Les flotteurs Argo s’équipent aujourd’hui d’une multitude de nouveaux capteurs pour mesurer, en plus de la température et de la salinité, d’autres paramètres comme l’oxygène, la chlorophylle-a ou encore le nitrate. Ces variables biogéochimiques permettront de mieux observer et comprendre le cycle du carbone dans les océans, très insuffisamment observé in situ. Une autre évolution d’envergure concerne l’extension du domaine d’observation du réseau vers les abysses et les régions polaires couvertes de glaces.
Il faut en effet noter qu’Argo ne permet actuellement que d’observer 50 % du volume total des océans. Le Japon, les États-Unis et la France ont chacun développé leur propre technologie de flotteurs pour pouvoir mesurer des profils de température-salinité et oxygène au-delà de 2 000 m de profondeur et sous la glace (voir à ce propos le projet français NAOS ) et porter la couverture du réseau a plus de 80 % du volume des océans. Des expériences pilotes sont en cours en Atlantique nord et dans le Pacifique sud pour tester ces nouveaux flotteurs et préparer leur adoption à grande échelle. Argo n’a donc pas fini de faire progresser notre vision et notre compréhension des océans.
Guillaume Maze, Océanographe physicien, Laboratoire d’océanographie physique et spatiale (LOPS), L’Institut français de recherche pour l’exploitation de la mer (Ifremer)
Source infographie : Le Figaro
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.