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Le numérique : une nouvelle manière de penser le genre ?

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« Fenêtres », « miroirs », « symptômes »… les appellations ne manquent pas pour caractériser le rapport des médias au « réel ». La littérature scientifique est vaste à ce sujet et les approches théoriques plurielles : recherche des « effets », analyse des « fonctions », étude des « narrations », etc. L’avènement du numérique n’a fait qu’accentuer ces préoccupations tandis que l’agenda électoral récent (Brexit, élection présidentielle américaine, etc.) leur a donné une place prépondérante au sein des arènes publiques.
Dans le cadre d’une initiation à la recherche, les étudiants du master 1 « Journalisme et médias numériques » de l’Université de Lorraine, se sont emparés de la question de la fabrication des mondes par les médias et notamment l’Internet. Trois textes témoignent des regards que ces derniers y portent en tant que journalistes en formation, spécialisés dans le numérique, mais aussi en tant que citoyens. Entre infobésité et immédiateté de l’information, (nouvelles ?) narrations, mais aussi (re)productions des usages genrés, ils dressent une esquisse critique de la fabrique des mondes numériques contemporains. Une analyse qui n’a jamais été aussi actuelle…
Troisième texte « Le numérique : une nouvelle manière de penser le genre ? » de Cassandre Jallifier, Estelle Lévêque, Margot Ridon, et Annabelle Valentin.
Photo : Les femmes passent autant de temps que les hommes sur Internet mais contribuent moins aux encyclopédies participatives telles que wikipédia (Crédit photo : Estelle Lévêque)

Introduction : le numérique renforce-t-il les stéréotypes genrés ?

Parce qu’ils renouvellent les pratiques culturelles et de sociabilité, au travers desquelles se reconfigurent les identités de genre, et parce qu’ils donnent à voir (à lire) les interprétations que les individus eux-mêmes font des modèles et des normes du masculin et du féminin qui leur sont proposés, les dispositifs d’écriture numérique ouvrent des possibles en matière de performances du genre » (Bourdeloie et al., 2014 : 2).
 
Le numérique redéfinit-il la question du genre ? Comment ? Renforce-t-il la tendance des médias traditionnels à présenter le genre de manière stéréotypée ? Ou bien – ainsi que les propos ci-dessus d’Hélène Bourdeloie, Virginie Juilliard et Nelly Quemener l’indiquent – bouleverse-t-il leur construction ? Selon ces auteures, « les pratiques numériques constituent un moyen de négocier avec les normes de genre conventionnelles. Chez les femmes principalement, des stratégies sont en effet mises en place pour se départir d’une identité de genre strictement assignée. On observe alors un jeu de tensions entre reproduction des rôles assignés et volonté de s’en émanciper » (ibid.).
Malgré les promesses apparentes qu’une telle position encapsule, les nuances introduites sont importantes : si émancipation face aux stéréotypes existe, celle-ci n’est pas totale. En d’autres termes, dans l’univers numérique, cohabitent la sexuation des usages et l’indifférenciation des genres. Cela constitue la thèse principale que nous développons dans le texte qui suit.

Qu’est-ce que la « fabrication » du genre ?

Si le « sexe » est lié à un support biologique, le « genre » se réfère à un sentiment subjectif et construit, à la manière de se « sentir » homme ou femme. On parle alors d’« assignation » du genre, c’est-à-dire du processus d’« attribuer à une personne une place, une fonction, un rôle, et plus particulièrement, attendre qu’elle le performe en se conformant aux attentes sociales construites autour des identités de genre, selon qu’elle est perçue comme étant un homme ou une femme » (Béatrice Damian-Gaillard et al., 2014 : 13). Sur la base de ce constat, les comportements sont alors plutôt féminins ou plutôt masculins, chacun renvoyant à une certaine image que la société a de tel ou tel genre. Cette caractérisation schématique et commune d’un genre est ce qu’on appelle un stéréotype.
 
Comment les identités genrées sont-elles fabriquées ? Contrairement à certaines idées simplistes, les médias ne créent pas ex-nihilo de normes de comportements ; celles-ci sont liées à la culture des individus, et sont construites sur différents socles : l’éducation familiale et scolaire – qui forme des « dispositions », dans le sens bourdieusien –, mais aussi l’environnement social. Traduites en termes d’habitus, les dispositions sont à la fois « durables et transposables, ce qui permet aux individus de se comporter ʺd’une certaine manière dans certaines circonstancesʺ » ; toutefois, « bien que les individus aient été dépositaires d’un ensemble de dispositions selon l’éducation sexuée reçue, celles-ci sont ensuite actualisées au gré des situations » (Bourdeloie et al., 2014: 6).
 
Si les représentations véhiculées par la médiatisation sont intériorisées, chaque personne dispose a priori d’une capacité de s’interroger, de percevoir différemment et de remettre en question les propos qu’elle reçoit. Cette capacité est encore due aux expériences personnelles, le vécu et les goûts, qui sont propres à chacun et nous définissent individuellement par rapport aux normes sociales.
 
En somme, « les normes de genre ont certes été intériorisées mais elles sont décodées différemment selon les socialisations familiales et les trajectoires individuelles, c’est-à-dire en fonction de l’hétérogénéité des expériences socialisatrices qui engendrent ʺune structure feuilletée des patrimoines de dispositionsʺ » (Lahire, 2013 : 130).

Le genre à l’ère du numérique : représentations et usages

Certes, à travers un écran d’ordinateur ou un jeu vidéo, le sexe biologique n’est pas perçu. Chacun peut se transformer et devenir quelqu’un d’autre derrière son ordinateur. L’interface permet à l’utilisateur de jouer un jeu, de bousculer les normes du genre. Bruno Devauchelle précise que derrière l’écran, on n’est ni garçon ni fille si on le veut : « l’écran derrière lequel je suis et je m’identifie m’invite, dès lors que je communique avec d’autres, à réfléchir à mon identité, donc mon genre. La relation garçon/fille, au travers du numérique n’est pas inscrite a priori comme discriminante dans les activités scolaires » (Devauchelle, 2013). Par ailleurs, dans son étude de cas de l’école, l’auteur insiste sur le fait que l’attirance pour les « machines » numériques est indifférenciée. Elle est « d’abord liée à la représentation sociale de l’univers numérique et à la situation sociale et familiale du jeune. Autrement dit, le numérique n’appartient plus aux seuls garçons de la classe » (ibid.). Néanmoins, certaines questions restent encore en suspens.
 
Lorsque l’on évoque le numérique, et le monde informatique en général, l’idée renvoie davantage à un monde masculin. Cette interprétation relève en général d’une représentation qui stipule que les hommes seraient plus aptes à se servir d’outils techniques. Le rapport au numérique est donc en partie lié aux rapports sociaux qui qualifient les compétences de chaque sexe à l’aide de stéréotypes. L’image même de l’utilisateur d’Internet reste stéréotypée et – surtout – « masculine » : physique peu avantageux, étudiant en sciences ou en technologies, passionné de sciences fiction, obsédé par les nouvelles possibilités du web, consacrant ses jours et ses nuits aux communautés en ligne, au partage d’expertise, à la création collective de logiciels ou de systèmes d’exploitation.
 
Beaucoup de femmes souhaitent inverser cette tendance à suivre les stéréotypes de la société. C’est notamment le cas de celles qui viennent se former à des plateformes telles que E-Seniors. Par cette pratique, elles veulent être autonomes, maîtriser l’informatique et casser les clichés liés à ce monde qui pendant longtemps relevait de la sphère masculine (Bourdeloie et al., 2014 : 5). Tend-on alors vers une égalisation des rapports à travers le numérique ? C’est en tout cas ce que démontrent certains chiffres[1]. En effet, dans certains pays émergents d’Asie du Sud Est (Corée du Sud, Singapour, Malaisie), il y a autant de femmes que d’hommes parmi les informaticiens (Bastien, 2016).
 
Un autre stéréotype qui revient fréquemment est l’idée selon laquelle les femmes seraient plus attirées par le travail de groupe et le partage des compétences. Mais est-ce réellement le cas ? Pour casser les clichés de ce type, souvent erronés, Anna Cossetta (2012 : 401) donne plusieurs contre-exemples dont celui de Wikipédia : selon une enquête du New York Times parue en 2011, moins de 15 % des contributions à la plus grande et la plus célèbre encyclopédie au monde revenait aux femmes… Et il faut encore rappeler que l’âge moyen des contributeurs est très bas, environ vingt-cinq ans, soit l’âge pour lequel la fracture numérique de genre est presque inexistante (Hargittai, Shafer, 2006).

Vers un renforcement des stéréotypes ?

Les nouvelles technologies sont alors, elles aussi, imprégnées par des stéréotypes genrés que l’on trouvait déjà dans les médias traditionnels. Cindy Royal (2009) va même plus loin. D’après elle, les espaces dédiés aux femmes sur Internet tenteraient de reproduire les stéréotypes de genre que l’on trouve dans les magazines féminins. L’exemple de l’émission « Nouveau look pour une nouvelle vie » (M6, 2016) est à ce propos emblématique.
 
Durant sa diffusion, les téléspectatrices de « Nouveau look pour une nouvelle vie », ont la possibilité de revisionner en ligne des séquences pour avoir les « trucs et astuces » donnés pendant l’émission. Celle-ci communique également des liens Internet de différents blogs ou sites de mode, où les téléspectatrices peuvent retrouver des articles et des tutoriels aux sujets concernés. En partageant sur les réseaux des codes d’une émission qui enferme la femme dans une image de séductrice qui doit être belle au quotidien pour se sentir bien, les producteurs de l’émission et les intéressés implantent les stéréotypes de genre dans les outils numériques.

Les disparités de genre dans les professions des TIC

Pourquoi y a-t-il si peu de femmes dans les technologies de l’information et de la communication ? Les jeunes filles utilisent pourtant Internet aussi régulièrement que les jeunes garçons, alors pourquoi s’engagent-elles si rarement dans des études qui mènent aux métiers des technologies de l’information et de la communication (TIC) ? Les disparités entre hommes et femmes dans les professions des TIC sont liées à des inégalités professionnelles, des inégalités dans l’éducation et la formation, des inégalités des chances face au développement de la « société de l’information » (Miège, 2008).
 
« En effet, les femmes sont trois fois moins nombreuses dans les domaines du numérique que les hommes en Europe. Pour 1000 femmes titulaires d’un diplôme de l’enseignement supérieur, seules 29 l’ont obtenu dans le domaine des TIC. Chez leurs homologues masculins, cette proportion monte à 95. Mais ce n’est pas tout. Les femmes diplômées dans le numérique n’y restent pas. À 30 ans, elles ne sont plus que 20 % à travailler encore dans ce secteur. À 45 ans, elles ne sont plus que 9 %. Côté encadrement, ce n’est pas beaucoup mieux : 19,2 % des travailleurs du numérique ont pour chef une femme, contre 45,2 % dans d’autres secteurs » (EC, 2013, cité dans Kallenbourg, 2013)
 
Plusieurs hypothèses sont habituellement avancées pour tenter d’expliquer les disparités de genre dans les professions des TIC. Elles sont spécifiques aux TIC et se distinguent, en partie, des hypothèses relatives à l’ensemble des professions scientifiques et techniques :
 
Les déséquilibres dans l’éducation et la formation : s’il y a peu de femmes dans ces métiers, c’est parce qu’elles ne sont pas orientées vers les choix d’études qui y mènent, à cause d’une image de l’informatique peu attractive pour les femmes, telle qu’elle a été évoquée plus haut. L’image du hacker, « homme, jeune, passionné de technologie, de programmation et de jeux, développant un sentiment de domination de la machine » (Collet, 2011) est assez représentative et renforce la difficulté pour les femmes de se voir dans les métiers du numérique. La mise en scène des métiers dans les campagnes de recrutement renforce cette tendance.
Des conditions de travail qui défavorisent les femmes : les emplois de l’informatique ont la réputation d’exiger de longues heures de travail, des horaires imprévisibles, une disponibilité permanente, une flexibilité peu compatible avec des contraintes familiales.
Des carrières professionnelles qui favorisent les hommes : la progression professionnelle est basée sur des règles du jeu qui sont définies par des hommes et pour des hommes. Les interruptions de carrière et les réductions volontaires du temps de travail sont malvenues. Les femmes sont certes nombreuses dans les fonctions de chef de projet, mais grimpent rarement plus haut dans la hiérarchie à cause du « plafond de verre ».
Des facteurs culturels qui renforcent l’image masculine des TIC : les stéréotypes relatifs à la culture professionnelle de l’informatique sont un mélange de la culture de domination du programmeur et de la culture alternative du pionnier. Ces valeurs et ces modèles de comportement conviennent mieux aux hommes qu’aux femmes (Valenduc, 2007).

Conclusion : entre sexuation des usages et indifférenciation des genres

Les stéréotypes genrés sont alors aussi présents dans le monde numérique. Si « les cyber-féministes espèrent que, dans le cadre d’Internet, les frontières entre la technologie et l’humain et entre les hommes et les femmes pourraient être dépassées » (Vendramin, 2011), la réalité est toute autre. La volonté d’émancipation et de refus de l’enfermement dans des catégories sexuées, déjà présente avant le développement de l’Internet, tend à s’affirmer par le numérique. Néanmoins, la conformité aux codes déjà inscrits dans la société, que l’on retrouve dans les médias traditionnels, n’a pas disparu. Certaines personnes tentent de transgresser ces codes mais ce n’est pas simple car la société s’y est habituée et ces stéréotypes sont devenus des normes à part entière.
 
[1]  L’Université de Kuala Lumpur comptait 65 % d’étudiantes à la rentrée 2007
 
Cassandre Jallifier, Estelle Lévêque, Margot Ridon, Annabelle Valentin  ©Mundus Fabula
Tous nos remerciements à Laurent Di Filippo pour le relai de ce texte 
 
Références bibliographiques
 
Bastien E., 2016, « Les métiers liés au numérique sont-ils genrés ? », Digital Society Forum. En ligne : http://digital-society-forum.orange.com/fr/les-forums/277-les_metiers_lies_au_numerique_sont-ils_l_genres_r. Consulté le 28/10/2016
 
Bourdeloie H., Julliard V., Quemener N., 2014, « La construction des identités de genre à l’ère du numérique. Usages et représentations », publication du séminaire Genre, Médias et Communication, le 13 juin. Consulté le 28/10/2016
 
Collet I., 2011, « Effet de genre : le paradoxe des études d’informatique », tic&société, vol. 5, n°1. En ligne : http://ticetsociete.revues.org/955. Consulté le 28/10/2016
 
Cossetta A., 2012, « Que donnent les femmes sur le Web ? », Revue du MAUSS, 1/2012, n° 39. En ligne : http://www.cairn.info/revue-du-mauss-2012-1-page-391.html. Consulté le 28/10/2016
 
Damian-Gaillard B., Montañola S., Olivesi A., 2015, « L’assignation de genre dans les médias. Attentes, perturbations, reconfigurations », Études de communication, n° 44. En ligne : https://edc.revues.org/6140. Consulté le 26/10/2016
 
Devauchelle B., 2013, « Le numérique et le genre : quelle école contre les inégalités ? », Le café pédagogique. En ligne : http://www.cafepedagogique.net/lexpresso/Pages/2013/03/08032013Article634983227951910384.aspx. Consulté le 28/10/2016
 
European Commission (dir.), 2013, « Women Active in the ICT Sector ». En ligne : http://www.gpni.fr/upload/UE_womenactiveinictsector.pdf. Consulté le 28/10/2016
 
Hargittai E., Shafer S., 2006, « Differences in Actual and Perceived Online Skills: The Role of Gender », Social Science Quaterly, vol. 87, n° 2. En ligne : http://www.eszter.com/research/pubs/hargittai-shafer-ssq06.pdf. Consulté le 28/10/2016
 
Kallenborg G., 2013, « Il n’y a (toujours) pas assez de femmes dans les métiers du numérique », 01net.com. En ligne : http://www.01net.com/editorial/604800/il-n-y-a-toujours-pas-assez-de-femmes-dans-les-metiers-du-numerique.  Consulté le 28/10/2016
 
Lahire B., 2013, Dans les plis singuliers du social. Individus, institutions, socialisations, Paris, Éditions La Découverte.
 
Miège B., 2008, « L’imposition d’un syntagme : la société de l’information ?», tic&société, vol. 2, n°2. En ligne : https://ticetsociete.revues.org/467. Consulté le 28/10/2016
 
Royal C., 2009, Gendered spaces and digital discourse : Framing women’s relationship with the Internet, VDM Verlag.
 
Valenduc G., 2007, « La technologie et le genre, une question récurrente », La Lettre EMERIT, n° 50. En ligne : http://www.ftu-namur.org/fichiers/Emerit50.pdf. Consulté le 28/10/2016
 
Vendramin P., 2011, « TIC et genre : des regards multiples », tic&société, Vol. 5, n° 1. En ligne : http://ticetsociete.revues.org/938. Consulté le 28/10/2016
 
 
 
 
 

 

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