Cela fait maintenant un mois qu’a démarré la fronde des « pigeons » contre le Projet de Loi de Finances 2013. Une rébellion pour le moins originale car elle a réussi à sérieusement ébranler les projets du gouvernement… sans bloquer quoi que ce soit dans l’économie. Le tout en se reposant pour l’essentiel sur le relai des médias numériques et sociaux. Tout est parti du projet d’alignement de la fiscalité des revenus du capital sur ceux du travail. Ce PLF a généré une bronca largement justifiée de la part d’entrepreneurs et d’investisseurs mais demandant tout de même de lire entre les lignes. En effet, comme nous le verrons, ce PLF est plus dangereux par sa complexité que par son principe de base qui n’affecterait dans la pratique qu’un tout petit nombre d’entrepreneurs.
Je mets ce débat autour des pigeons en perspective dans le cadre de l’exception culturelle française en matière d’économie. Cette exception est devenue un véritable boulet qui bloque l’économie dans ce pays et notamment sa compétitivité. Elle désespère de nombreux agents économiques.
La grande question est : qu’est-ce qui pourrait changer la donne ? J’ai entendu dire qu’il fallait attendre que la crise économique soit encore plus violente pour que les choses changent. Il serait fort judicieux d’agir un peu avant !
L’origine de la PLF 2013
L’alignement capital/travail de la fiscalité des revenus repose essentiellement sur la thèse d’un livre des économistes Thomas Piketty, Camille Landais et Emmanuel Saez paru en janvier 2011 : « Pour une révolution fiscale ».
Cet ouvrage prônait une meilleure progressivité de la fiscalité en fonction des revenus. Il est associé à un site web bien fourni d’argumentaires. Il dénonçait un taux d’imposition marginal qui baissait avec l’augmentation des revenus, du fait du poids de plus en plus élevé des revenus du capital dans le revenu des foyers les mieux lotis. Ce taux qui approche les 50% au milieu de la courbe ci-dessous s’explique par les cotisations sociales patronales et salariales qui pèsent sur le travail beaucoup plus que l’impôt sur le revenu. Il intègre aussi l’impact de la TVA qui pèse plus lourd chez les ménages qui consomment que chez ceux qui épargnent.
La solution était toute trouvée : aligner la fiscalité des revenus du capital sur ceux du travail. C’en était devenu l’ABCdaire de la révolution fiscale du candidat Hollande. Le programme a été clairement annoncé par le candidat pendant la présidentielle, celui-ci annonçant non seulement un alignement de la fiscalité du capital sur celle du travail, mais au passage quelques mesures phares comme la taxation à hauteur de 75% des revenus supérieurs à 1 m€ par an et par le retour à l’ancien ISF. Bref, le programme était bien connu à l’avance ! Ce qui est arrivé ensuite n’était pas du tout une surprise !
Gros bémol : la thèse de Piketty – qui est la figure de proue des auteurs du livre – reposait essentiellement sur un argumentaire chiffré sur la progressivité de l’imposition. Il faisait abstraction de trois points clés :
Le benchmark international et les effets d’un changement de fiscalité dans un monde économique ouvert.
Les systèmes de motivation fiscaux de l’investissement créateur d’emploi. On sait bien qu’ils servent à compenser leur faible rentabilité en France. Il serait bon de s’en passer mais le cercle vertueux est difficile à enclencher.
La dimension temps de la fiscalité
Point de PME innovantes et d’entrepreneurs dans le bouquin de Piketty ni d’intégration de la notion de risque dans les différentes formes d’investissement ! Dit autrement, c’était une étude « quanti » et pas « quali ». Et qui raisonnait comme si l’économie française fonctionnait dans un vase clôt.
A l’époque de la parution de « Pour une révolution fiscale », il y a bien eu des réactions notamment un article de Elie Cohen et Philippe Aghion. Ils y indiquaient qu’ « un tel système peut décourager l’innovation et la croissance s’il s’attaque aux plus entreprenants et encourage la fuite des cerveaux ». Une réserve vite contestée par les auteurs dans leur site, qui relayait cet article. Mais les entrepreneurs n’ont pas réagi à cette véritable bombe à retardement fiscale ni même vraiment pendant les débats de la présidentielle.
Cela s’explique en partie parce que les entrepreneurs ont pour leur grande majorité tenté d’éviter de participer aux clivages politiques. On a bien vu qu’ils avaient raison en avance de phase car la révolte des pigeons a été rapidement dénoncée comme une manipulation de l’opposition de droite, ce qu’elle n’était pas ! Certains entrepreneurs du mouvement se réclamaient même de gauche. Mais dans l’esprit de certains à gauche, être entrepreneur, c’est d’emblée adopter la position de social-traître !
Pourtant, les emplois sont principalement créés par les entrepreneurs, qu’ils soient issus de startups ou de grands groupes, et dans tous les secteurs d’activité. Pas par la puissance publique ! Et le capital est un des moteurs de cette création ! On ne peut pas d’un côté dénoncer la financiarisation de l’économie et d’autre part surtaxer la partie du capital qui est allouée à la création d’emploi ! Sinon, à la fin, on n’aura ni capitalistes, ni entrepreneurs… ni emplois.
Un débat rationnel et émotionnel
Les grèves de cheminots ou de la RATP n’ont pas toujours que les salaires comme origine mais aussi les déficits de dialogue social et de reconnaissance. L’histoire des pigeons est à loger à la même enseigne. Il y a certes eu le PLF 2013 et ses conséquences potentiellement désastreuses. Mais celles-ci ne concernent qu’une toute petite parties des entrepreneurs (et investisseurs) qui réussissent. C’était en fait la réussite économique qui était symboliquement tuée dans l’œuf par cette PLF 2013 et par d’autres actions du gouvernement. Les reculs du gouvernement ne compensent que faiblement cette symbolique.
On peut même avoir l’impression désagréable de remonter à la révocation de l’Edit de Nantes par le Roi Soleil en 1685 dont l’impact à long terme a été plus économique que religieux en France !
Il faut dire que la dimension émotionnelle de l’économie est très mal comprise par nos gouvernants voire même de nos économistes ! Ou plutôt, elle est bien comprise quand il s’agit de se faire élire, mais pas lorsqu’il faut dynamiser l’économie. François Hollande avait ainsi bien enfoncé le clou symboliquement en lançant au débotté avec la taxation à 75% des revenus supérieurs à 1m€, lors d’un débat sur TF1 avant la présidentielle. Cette tactique électoraliste a surtout piégé son principal adversaire, tombé dans le panneau de la contestation d’un impôt qui ne touchait qu’une minorité de super-riches, et donc indéfendables ! Le truc a très bien marché. Ce, d’autant plus que Hollande disait vouloir faire cela pour l’exemple car la mesure rapporterait très peu, environ 200m€. Et encore, cette estimation ne tenait pas compte du manque à gagner que la mesure allait générer : moins de cadres à haut revenus domiciliés en France, notamment dans les grandes entreprises multinationales et aussi, probablement, plus d’exilés fiscaux.
C’était à l’image de l’ISF créé en 1981 et recréé en 1989 après la courte alternance chiraquienne et brouillonne de 1986-1988 : une idée en apparence socialement juste mais économiquement destructrice. Un dilemme ingérable, y compris pour Nicolas Sarkozy qui n’a appliqué qu’une tactique de démolition discrète de l’ISF. Une tactique qui ne lui a pas bien réussi puisqu’il a été de toute manière taxé de président des riches pendant tout son mandat. Tant qu’à trainer un boulet, il aurait pu être plus courageux !
Le comble dans ce pays est que la meilleure façon de ne pas être imposé dans les hauts revenus est de gagner aux jeux de hasard ! Le hasard est mieux valorisé que le travail et l’entrepreneuriat dans ce pays ! Les gains des jeux de hasard sont juste soumis à environ 5% de CSG. Ils sont certes taxés en amont au niveau de la répartition des gains de la Française des jeux. Certains argüent du fait que les gains sont déjà des revenus du travail qui sont taxés en amont. Mais il en va ainsi de tous les flux économiques ! Ce que l’on dépense est de toutes manières taxé autant de fois que l’argent change de main ! Là encore, la symbolique, rarement évoquée, laisse songeur.
L’histoire des pigeons a démarré avec l’article du 29 septembre de Jean-David Chamboredon dans La Tribune. Un bon feuilleton poursuivi avec diverses prises de position, comme celles de Pierre Chappaz et de Jean-Louis Gassée. Nous avons aussi eu celles de Patrick Robin jouant sur la reconnaissance des entrepreneurs, pour l’essentiel jeunes. Et puis la création d’une fan page Facebook avec des dizaines de milliers de suiveurs. Une page qui vient d’être fermée.
Dans les réactions « contre », on a eu de tout, des couvertures de Libération défonçant les reculades du gouvernement au mal documenté et de bien mauvaise foi éditorial d’Audrey Pulvar rapidement karchérisé, jusqu’à l’analyse très fouillée de Rodrigo Sepulveda publiée dans les blogs des Echos. Difficile de se battre contre l’idéologie !
On regrettera au passage l’imprécision sur les chiffres brandis par les contre comme par les pour, sauf dans le cas de Rodrigo Sepulveda. Ainsi, les 65% de taxation correspondait au pire des cas et n’était qu’un taux marginal dont l’application dépend de son revenu total et de son quotient familial. Et les belles « sorties » en France avec des gains importants sont très rares. Elles ne concernent que quelques dizaines de personnes grand maximum chaque année.
Mais des éléments en apparence de détail de la PLF2013 demandaient absolument une correction, et le gouvernement a heureusement reculé. Il fallait notamment prendre en compte la dimension temps dans la création de valeur d’une entreprise. Celle-ci est étalée dans le temps mais se manifeste lors de la plus-value, lourdement taxée du fait d’un barème progressif. Ce simple raisonnement devrait obliger à revenir à un barème fixe dans pas mal de cas, notamment pour ceux des entrepreneurs qui se payent très mal au démarrage de leur boite pour déporter leur rémunération sur la plus-value en cas de bonne sortie. Au même titre, il ne fallait pas pénaliser dans l’autre sens les entrepreneurs qui arrivent à créer de la valeur rapidement, en quelques années seulement.
La PLF 2013 est aussi le révélateur d’un autre symptôme qui pénalise le pays : la complexité ! La fiscalité y est l’une des plus complexes au monde. L’Etat s’en sert pour micro-manager l’économie avec un niveau de détail inégalé. Et la complexité augmente au lieu de diminuer, malgré toutes les bonnes intentions. Comme un logiciel mal foutu, nous avons un plat de spaghettis complètement bogué, sans architecte logiciel l’ayant conçu et avec des rafistolages de partout écrits dans différents langages et technologies incompatibles entre eux. Les niches fiscales ne sont que des pansements sur une fiscalité qui est à la base mal structurée.
Le coût du travail est trop élevé ? On le rabaisse artificiellement à la fois sur les bas salaires, sur la restauration et sur les chercheurs (CIR). Et on fait peser la charge sur les autres salariés. Le passage aux 35h renchérit le coût du travail ? On abaisse les charges sociales en conséquence et cela coute environ 20 Md€ (milliards) par an de dépenses fiscales, les fameuses « niches ». Et chaque métier y va du sien pour demander la même chose. On parle maintenant des salaires compris entre un et trois SMIC, là où se situe une plus grosse part de la compétitivité alors que les salaires au niveau du SMIC sont plus souvent liés à des métiers de service moins délocalisables. Ceux qui demandent la baisse du coût du travail ne demandent pas pour autant une baisse des prestations qui vont avec ce coût (santé, chômage, vieillesse) !
Sur la PLF 2013, vous avez une belle démonstration de la complexité française avec cette comparaison entre le PLF 2013 et la taxation des plus-values dans tout un tas de pays occidentaux. C’est édifiant ! On est bien loin de la convergence fiscale avec l’Allemagne que Nicolas Sarkozy souhaitait provoquer. Enterrée par l’alternance !
Avec la reculade du gouvernement sur la PLF 2013, nous sommes revenus à la raison comme le souligne Jean-David Chamboredon, mais malheureusement pas pour les business angels. Comme nos élus ne comprennent rien au compliqué cycle de l’innovation, ils ont fait l’impasse sur le financement des startups ! Et ce n’est pas nouveau.
On passe finalement notre temps à se faire très peur avec des décisions ineptes de nos gouvernements et à se rassurer alors que l’on revient à la normale. Le problème est que la fiscalité est l’arbre qui cache la forêt car même sans celle-ci, il est déjà très difficile d’entreprendre en France qui traine de nombreux boulets : règlementaires, dans le droit du travail, dans le comportement des grands clients, dans les délais de paiement, dans la culture d’innovation même, et enfin, dans la structure et le comportement de ses élites gouvernantes.
L’étatisation rampante du financement de l’innovation
Dans la fiscalité de l’innovation, on peut distinguer trois notions :
– La fiscalité à l’entrée qui réduit les impôts (IR ou ISF) lorsque l’on investit dans les PME innovantes. La loi TEPA avait permis de quasiment doubler le nombre de business angels en France à partir de 2008. Mais les évolutions à la baisse des taux de déduction IR et ISF et leur plafonnement de plus en plus bas ont créé une décrue.
– La fiscalité de l’entreprise qui affecte son compte d’exploitation. C’est là que se situent le statut JEI et le CIR qui la réduisent et allègent ainsi les charges de l’entreprise : en abaissant l’impôt sur les sociétés et les charges sociales pour le premier et en réduisant le coût de la R&D pour le second.
– La fiscalité à la sortie qui concerne les plus-values générées. Plus elle est élevée, moins l’entrepreneur et l’investisseur s’y retrouvent mais surtout, moins ils peuvent réinvestir eux-mêmes dans l’écosystème. Comme Marc Simoncini l’indique, à partir d’un certain stade, cela donne envie de faire le business angel dans un autre pays !
Et puis, il y a les instruments directs de l’Etat que sont les prêts, avances remboursables, subventions et autres apports en fonds propres gérés pour la plupart par Oséo et par la Caisse des Dépôts.
La fiscalité à l’entrée avait été sérieusement avantagée avec la loi TEPA-ISF et a ensuite été progressivement rognée dans le cadre des recherches d’économies de dépenses fiscales pour réduire la dette. La PLF 2013 ne changeait pas significativement la fiscalité à l’entrée et la fiscalité des entreprises mais portait un coup à la fiscalité de sortie. Pas très malin pour encourager l’investissement !
La PLF 2013 s’inscrit en fait dans une évolution rampante qui ne dit pas son nom : l’étatisation si ce n’est pas la nationalisation progressive du financement de l’innovation. Sous couvert de crise financière, l’Etat met la main sur un nombre de leviers de plus en plus importants de ce financement. Cette nationalisation du financement de l’innovation était déjà bien avancée avec les gouvernements précédents et les différentes réformes fiscales et initiatives genre « grand emprunt ». L’augmentation de la fiscalité ou la réduction des dépenses fiscales dans tout ou partie des trois catégories précédemment citées s’accompagne d’une augmentation de la redistribution. Cela a commencé avec la mode des projets collaboratifs de R&D financés abondamment dans le cadre des pôles de compétitivités et du plan d’investissements d’avenir.
On nous prépare maintenant une grande « Banque Publique de l’Investissement » qui va consolider les activités d’Oséo, de la Caisse des Dépôts et de ses branches comme le Fonds Stratégique d’Investissement et le fonctionnement du Plan d’Investissements d’Avenir. Surtout, le gouvernement veut régionaliser le fonctionnement de la BPI et créer des guichets uniques pour les entrepreneurs. Cela part probablement d’une bonne intention, mais comme pour le PIA, le diable sera dans l’exécution et il sort facilement de sa boite ! La régionalisation des décisions est classiquement source de gabegies et de clientélismes. On ne va pas créer des leaders mondiaux avec ça !
Les cercles vertueux de l’innovation, notamment dans la Silicon Valley ou en Israël, ont ceci de particulier qu’ils permettent un recyclage intelligent de l’argent gagné par les entrepreneurs, et sans forcément passer par la case « impôts et Etat ». Je l’avais bien documenté après un voyage dans la Silicon Valley en 2007 et le tableau d’ensemble reste valable, pour ce qui est du contraste entre la Silicon Valley et la France.
La fiscalité française est au contraire faite pour faire circuler les flux par l’Etat qui joue un énorme rôle de redistributeur. Autant ce rôle est raisonnable quand il s’agit de gérer la mutualisation des fonctions régaliennes et de la protection sociale, autant ce qui touche la redistribution vers les entreprises semble sous-productif. Favoriser le recyclage privé de l’argent dans l’innovation devrait être une priorité, mais sans que l’Etat micro-manage cela. Il ne peut pas le faire convenablement tant que ses agents n’ont pas une connaissance suffisamment bonne de la vie des entreprises.
L’Etat ferait mieux d’être un bon client que de s’échiner à être un redistributeur. Tout le monde y gagnerait : les citoyens bénéficiaient de meilleures infrastructures, les PME aidées travailleraient sur de véritables besoins que sur des projets de R&D sans marché et elles auraient plus de vrais clients les aidant à en trouver d’autres et ensuite à exporter.
On a un autre domaine où l’Etat pourrait laisser plus libre court à l’initiative : les successions. Aux USA, les grandes successions sont défiscalisée lors de donations à des fondations. Cela explique notamment pourquoi de nombreux milliardaires comme Bill Gates créent des fondations. Mais ils peuvent le faire car on les laisse le faire ! En France, jusqu’à 75% d’une succession (après sa mort comme de son vivant) est réservée à sa descendance. C’est ce que l’on appelle la quotité disponible et elle dépend du nombre d’enfants. Si cela fait sens pour tout un chacun, c’est absurde pour les très grandes fortunes. Ce que Xavier Niel dénonce à juste titre. Si on a un patrimoine de 4 milliards d’Euros, ses enfants n’ont pas besoin chacun de 1 milliard ! Etonnez-vous après cela du faible nombre de fondations en France !
Mon histoire n’est pas terminée. Nous verrons dans la seconde partie de cet article que les incompréhensions économiques dépassent largement le cadre des startups dans ce pays. Et la gauche de gouvernement n’a malheureusement pas grand chose à envier à la droite de ce point de vue-là.
Pour aller plus loin :
Lire l’interview d’Elie Cohen « Le bilan d’Elie Cohen sur l’industrie française »
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