Le musée Les Franciscaines – Deauville présente un ensemble d’œuvres inédit pour mettre en lumière la plus longue complicité d’un peintre avec Deauville : soixante œuvres de Kees Van Dongen, accompagnées de nombreux documents qui attestent de manière inédite du regard incomparable et terriblement affûté porté par un artiste majeur du XXe siècle sur la société française des Années folles aux années 60, et sur la vie deauvillaise, en particulier. L’exposition apporte un éclairage inédit sur l’évolution de l’œuvre de l’artiste à partir de 1913.
Une mise en lumière de la plus longue complicité d’un peintre avec Deauville
«50 ans durant, Van Dongen a peint, dessiné et animé les étés à Deauville. Venu une première fois en 1913 sur les traces de Jongkind, peintre précurseur de l’impressionnisme, et hollandais comme lui, Van Dongen sera à partir de 1919 invité chaque été à Deauville au Normandy, par Eugène Cornuché, puis par François André, tous deux directeurs des hôtels et du Casino de Deauville.
Van Dongen et Deauville vont s’adopter mutuellement et dès octobre 1920, l’artiste expose dans son atelier parisien situé Villa Saïd, vingt-quatre toiles réalisées à Deauville. Les baigneuses et les élégantes en chapeaux sont en phase avec son univers. Autres motifs : le Grand Prix, les joueurs aux tables de jeux et nombre de scènes de plage où les robes et drapeaux claquent au vent. Chaque été, sur les Planches, sur la plage, au Casino, sa longue silhouette est reconnaissable parmi les célébrités qui font l’image et l’animation de Deauville.
Épicurien, grisé par le succès, Van Dongen participe aux bals et événements de la saison estivale. Il réalise plusieurs affiches et couvertures de livres consacrés à Deauville. Devenu, après-guerre, citoyen d’honneur de la Ville de Deauville, Van Dongen rejoint le comité d’organisation du centenaire de Deauville. Célébré en 1961, il en réalisera l’affiche.
En juin 2019, en écho aux nombreuses œuvres que Van Dongen lui a consacré, la Ville de Deauville a dévoilé sur les Planches une plaque patrimoniale lui rendant hommage.
Du vivant de Van Dongen, Deauville ne possédait pas de musée, mais l’ouverture des Franciscaines en mai 2021 a permis, grâce à la généreuse donation de Nicole Hambourg, épouse du peintre André Hambourg, d’intégrer trois œuvres de Van Dongen dans les collections permanentes.
Cet été, 60 ans après son dernier séjour à Deauville, grâce aux prêts de musées et collectionneurs privés, que je remercie chaleureusement, Les Franciscaines rassemble un ensemble inédit d’œuvres de l’artiste emblématique du fauvisme. Soixante toiles et plus d’une quarantaine d’œuvres sur papier témoignent, le temps de cette exposition, de ce qui demeure, la plus inspirée et la plus longue complicité d’un peintre avec Deauville.
Van Dongen : Deauville me va comme un gant est une première exposition monographique consacrée par Deauville à Van Dongen. Nous retrouvons notre cité de la plus belle manière, à travers le regard d’un artiste qui l’a tant aimée.
Philippe Augier, Maire de Deauville – Président des Franciscaines »
Van Dongen et Deauville : une rencontre qui sonne comme une évidence au début du siècle dernier
Par Jean-Michel Bouhours, commissaire de l’exposition « Van Dongen : Deauville me va comme un gant », Conservateur en chef du Centre Pompidou et directeur du nouveau Musée national de Monaco (2003-2008)
« C’est vraisemblablement en 1903, comme en témoignent plusieurs tableaux exécutés dans un style « tachiste », que Van Dongen voyage pour la première fois en Normandie. Dans la foulée de son succès au Salon d’automne de 1905 qui consacre un nouveau mouvement pictural, le fauvisme, dont il est reconnu comme une des figures majeures, Van Dongen est repéré par certains collectionneurs havrais du Cercle de l’Art moderne, parmi lesquels Pieter van der Velde. Il retrouve sur la « Côte fleurie », la lumière, les éléments naturels, les ciels parfois bas sur un horizon incertain, qui sont autant de souvenirs ataviques de sa Hollande natale.
À partir de 1913, une année charnière pour lui, Van Dongen prend ses « quartiers d’étés » à Deauville chaque année, tel un rituel immuable, à l’hôtel Le Normandy, fréquentant un monde où se mêlent puissants de ce monde et célébrités : Mistinguett, Lucien Guitry, Suzy Solidor ou encore le caricaturiste Sem, mais aussi Berry Wall, Aga Khan, …
Van Dongen est fait « invité d’honneur » par Cornuché puis François André, le nouveau directeur du Normandy à partir de 1926, au titre d’une véritable valeur ajoutée artistique et culturelle pour la ville.
Le Van Dongen de 1913, installé désormais dans le quartier de Montparnasse débarque à Deauville comme on débarque dans un « petit coin de Paris ».
Pourtant à Deauville il y a la mer même si parfois ses estivants semblent un peu l’oublier écrit Michel Georges-Michel dans son ouvrage La vie à Deauville publié en 1923 (édition Flammarion) dont la couverture est illustrée par Van Dongen.
Dès lors, l’artiste illustre régulièrement la revue La Riviera normande, préside les jurys d’élégances et de beauté, se laisse photographier sur les Planches, à la plage, au « Bar du soleil » ou à l’hippodrome.
Le peintre conçoit en 1932 de bout en bout, Le Gala Blanc. Un bal organisé dans la tradition des soirées festives de Montparnasse. On y attendait 500 invités. Il en vint plus d’un millier. À l’entrée, Van Dongen peint sur les ombrelles et les épaules des élégantes.
En 1955, la ville le déclare « citoyen d’honneur » et, enfin il participe à la célébration du centenaire de Deauville en 1961, pour laquelle l’affiche de l’événement est une reprise de son tableau Bar du soleil (coll. Privée). De cette fréquentation assidue de la cité normande, Van Dongen exécute une série de toiles estampillées deauvillaises du début des années 20 jusqu’aux années 50, présentées dans des expositions thématiques. Citons, par exemple, celle de la Villa Saïd à Paris, en 1920. Une autre à la Galerie Berheim-Jeune en 1921. Ou encore celle de 1925, dans son nouvel atelier aux allures de cathédrale, rue Juliette Lamber, dans le 17ème arrondissement.
À travers une centaine d’œuvres, accompagnée de nombreux documents, l’exposition montre au sein d’un parcours thématisé le regard d’un artiste majeur du XXème siècle qui fut observateur fasciné et amusé de la société de son époque et de Deauville, en particulier.
Focus sur 5 œuvres
« Deauville »
La rencontre du peintre et du couturier Paul Poiret remonte à 1910. Van Dongen va d’emblée peindre deux portraits de son épouse, Guus, habillée avec des créations du couturier. Une qualification générique des liens entre Poiret et Van Dongen, pourrait se résumer ainsi : Van Dongen peint les modèles qui s’habillent chez Poiret.
Les occasions sont multiples pour des retrouvailles entre l’artiste et le couturier. En 1909, alors qu’il fait l’acquisition d’un hôtel particulier, Paul Poiret convie Van Dongen à une somptueuse fête inaugurale. Les Poiret se rendent également aux fêtes données par Van Dongen dans son propre atelier à Montparnasse où le peintre emménage en 1912. Les deux hommes se retrouvent aussi fréquemment au Bœuf sur le toit, véritable épicentre du Paris des Années folles.
Le livre précieux Deauville est l’objet d’une commande d’Eugène Cornuché. Dans son texte, Poiret rend hommage à son commanditaire et en parle au présent ; ce qui donne à penser que le projet du livre a été mis en chantier avant 1926, date de la disparition d’Eugène Cornuché. Une interview du couturier pour le journal Paris-Midi au moment de la sortie du livre en 1931, apporte quelques informations : « C’est très intéressant, dit Poiret, de noter l’évolution d’une ville d’eau à la mode ! Quelle différence entre le Deauville de 1920 et celui d’aujourd’hui ! C’est ce qu’a fort bien vu et montré Van Dongen, par ses dessins et ses splendides aquarelles que je me suis contenté de commenter ».
Le livre se structure en deux parties : « Deauville 1920 » et « Deauville 1930 ». Le portfolio est conçu en cinq chapitres illustrés d’aquarelles réalisées par Van Dongen : Deauville 1920 (scène de plage), La salle de jeu, Le Grand prix de Normandie, Le restaurant et enfin Le gala du costume de bain Deauville 1930.
Poiret et Van Dongen se posent en historiographes de Deauville et à ce titre s’affirment à la fois comme des observateurs et des chroniqueurs, au ton ironique et sarcastique qui surprend parfois.
La sortie du livre rencontre quelques échos dans la presse. Paris-Midi évoque la « bonhommie » et le ton narquois du texte, des dessins « vibratiles » et, pour les aquarelles, qu’elles ont « un trait, une patte, une saveur extraordinaire ». Le Charivari daté du 22 août l’annonce comme « le livre de la semaine » avec une caricature représentant ses deux protagonistes.
« Tango de l’archange »
La relation de couple des danseurs nécessite une fusion pour être créatrice : on ne danse pas le tango en se tenant par la main, on s’étreint à bras le corps, dans un abrazo tout à fait proche, dans l’idée, de celui de ce couple. La position des torses dans ce tableau traduit d’autant mieux cette idée de connexion intense qu’elle n’est pas totalement académique. Par la grâce du poignet alangui de la danseuse, le peintre ajoute un abandon supplémentaire qui participe de la connotation sexuelle, intrinsèquement liée à cette danse dès ses débuts.
Les chaussures bicolores à talons Louis XV de la femme ajoutent une dimension fétichiste : l’artiste avait déclaré que la beauté et l’intelligence d’une femme se repérait aux pieds et chevilles et que la chaussure au talon évasé faisait « de la femme une déesse, de la femme si matérielle une apparition toute d’esprit ».
La modification ultérieure du danseur de tango en figure d’archange ajoute une autre dimension : celle d’une apesanteur ou d’une symbolique plus forte, rapprochant le danseur d’une figure religieuse, celle de l’archange Gabriel ; un présage de la fin de temps ou annonciation d’une rédemption de l’humanité.
« La baigneuse de Deauville »
C’en est fini des bas, des rodomontades avec lesquelles les aristocrates allaient se baigner. À ces pionnières peintes par Boudin, Van Dongen oppose une baigneuse d’une modernité stupéfiante ; le corps est sculptural, presque « animal », les jambes longues et parfaites ; la coupe du maillot de bain découvre les épaules, le décolleté, les bras et le haut des cuisses et permet le bronzage de la peau mis à la mode par Coco Chanel.
Le modèle est accoudé à une balustrade, sans complexe. « Je me déshabille comme il me plait. Et si ça ne plait pas aux vieilles dames, ça plaira au moins aux vieux messieurs » aurait déclaré la comédienne Andrée Spinelly qui aurait lancé la mode des jambes nues à Deauville. Van Dongen expose le tableau au Salon d’automne de 1920.
« Autoportrait en Neptune »
Sur la photographie d’une tablée de convives, Van Dongen pose : il est au fond, torse nu – les autres convives sont habillés pour le repas – la pipe à la bouche et la barbe blonde lui donnent l’allure d’un capitaine au long cours fraîchement débarqué. Il a lui-même légendé la photographie : Kiki en Dieu de la mer. Biarritz 1929.
L’identification de l’artiste à Neptune vaut pour évoquer la mer, la plage, les bains ; adepte des stations balnéaires à la mode, il en est nécessairement le dieu. En mars 1924, Van Dongen écrit une lettre à sa compagne d’alors, Jasmy, partie à Beaulieu-sur-Mer, chez son amie Jenny Bernard Sacerdote ; il s’excuse de ne pouvoir la rejoindre et ajoute : « J’aurais pourtant bien voulu jouer au Neptune avec toi … »
Dans cet autoportrait, Van Dongen se montre dans un déguisement dont il a toujours conservé la coiffe en triton, et qui provient d’une des fêtes costumées, données Rue Juliette Lamber en 1922, le Bal de la mer. À ce bal, Nicole Groult raconte que le peintre était déguisé en Dieu de la mer et elle‑même en sirène ; selon toutes vraisemblances, dans cet exact accoutrement, presque nu avec une ceinture en coquillages et un tutu océanien à danser le hula, des colliers autour du cou, coiffé du triton et le trident à la main. Au regard de l’incontestable penchant narcissique et exhibitionniste de l’artiste, cet Autoportrait en Neptune marque une étape vers L’autoportrait nu de 1935.
Présentée au Salon d’automne de 1922, la revue Le Monde illustré donne une lecture ambiguë qui montre sur quel fil de rasoir évolue Van Dongen au cours des Années folles. Le journaliste qualifie la toile d’exquise, d’une exécution remarquable, tout en se montrant plus circonspect vis-à-vis de la peinture : « réclame bien séduisante pour le goût des couturiers et modistes parisiens. Les esthètes de la rue de la Paix diront qu’il y a là un délicieux ragoût de couleurs ». À l’instar de Francis Picabia, la peinture de Van Dongen pouvait être considérée par la critique comme provocatrice, voire de mauvais goût.
« Mlle Miroir, Mlle Collier, Mlle Sopha… »
Il y a des œuvres qui n’ont jamais quitté la maison de l’artiste parce qu’elle avait une fonction domestique pour Van Dongen : c’est le cas de Mlle Miroir… Une photographie montre que l’œuvre était accrochée au-dessus du chevet de lit dans une chambre de la Villa Saïd : de chaque côté, étaient disposés les objets d’antiquité pour une bonne part d’origine égyptienne, que l’artiste a rapporté de son voyage en 1913.
Réalisée au retour, cette œuvre propose une rupture radicale avec la tradition picturale occidentale, alternative au cubisme triomphant. L’influence des fresques vues à Thèbes dans les tombeaux des pharaons est manifeste. L’œuvre est monochrome : une révolution chez Van Dongen dont la réputation s’est faite pour ses contrastes violents de tons purs. Sur un aplat rouge, les trois silhouettes féminines et le canapé sont esquissés au pinceau d’un trait sûr ; les figures flottent, autonomes entre elles dans cette composition aux proportions carrées, de telle sorte que toute référence à un espace descriptif réel ait disparu.
Exposition « Van Dongen : Deauville me va comme un gant », jusqu’au 25 septembre 2022 – Les Franciscaines – Deauville, 145 B Avenue de la République, 14 800 Deauville
Du mardi au dimanche. Fermé le lundi.
L’exposition se prolonge aux Franciscaines avec toute une programmation.
Retrouvez le programme des visites, spectacles, lectures, et ateliers sur le site www.lesfranciscaines.fr