LE BILLET D’HUMEUR
Alors que la guerre de Poutine en Ukraine perdure depuis un an, que les missiles tombent et que les morts s’amoncellent, l’industrie russe du nucléaire tourne à plein régime et fournit le monde entier en combustible et infrastructures. Un secteur florissant pour le Kremlin qui est passé sous les radars de l’attention du monde, et échappe insolemment aux sanctions occidentales. Pendant la guerre, les affaires continuent.
Quand l’invasion russe en Ukraine a commencé, il y a tout juste un an, le monde occidental et notamment les pays européens se sont soudain rendu compte, avec angoisse, de leur immense dépendance aux hydrocarbures russes. Le choc a été suffisamment fort pour occuper toute l’attention. Mais une autre dépendance, et non des moindres, a été complètement passée sous silence : de nombreux États, Européens de l’Est entre-autres, sont pieds et poings liés par leur dépendance à l’industrie nucléaire russe pour produire leur électricité.
Le nucléaire russe, c’est Rosatom. Un géant conçu par Poutine en 2007, fort de 275 000 employés dont la mission en matière de nucléaire est aussi bien civile que militaire. Le groupe a fourni 80 des 440 réacteurs nucléaires fonctionnant actuellement à travers le monde. En Europe, 18 centrales sur 100 sont signées Rosatom. La guerre n’a pas empêché la croissance de ce groupe, devenu leader du marché international. A la mi-2022, 53 réacteurs nucléaires étaient en construction dans le monde ; 20 étaient opérés par Rosatom.
Publiées par Bloomberg, des données commerciales exclusives compilées par le Royal United Services Institute du Royaume-Uni montrent que les ventes de combustible et de technologies nucléaires russes à l’étranger ont augmenté de plus de 20 % en 2022. Les achats des membres de l’Union européenne ont grimpé à leur plus haut niveau en trois ans. De l’Égypte et de l’Iran à la Chine et à l’Inde, les affaires sont en plein essor.
Les centrales de Rosatom inondent le marché car elles sont imbattables : leur prix est hyperconcurrentiel, et le groupe offre ses centrales clé en main : elle les construit, en assure la maintenance, assure l’expertise technique et fournit le combustible. Cerise sur le gâteau, c’est le groupe qui assure les crédits et le financement, assurant son influence politique pour des décennies potentielles.
Quand elle ne construit pas les centrales, la Russie contrôle la matière première : l’uranium. Avant la guerre, en 2021, le pays était, selon les chiffres d’Euratom, le troisième fournisseur de l’Union européenne avec 20 % des parts de marché. Le deuxième fournisseur est le Kazakhstan, pays enclavé, obligé de faire transiter son uranium à travers le territoire russe. La France ayant cessé d’extraire son propre uranium dans les années 1990, doit importer la totalité de l’uranium nécessaire aux centrales françaises. Elle fait venir aujourd’hui environ 45 % de son uranium d’Ouzbékistan ou du Kazakhstan, deux pays sous influence russe.
Mais l’uranium seul ne suffit pas pour faire tourner une centrale ; il faut l’enrichir pour le transformer en combustible. Là aussi Rosatom intervient : il contrôle 31 % du marché européen de l’enrichissement. Les chiffres grimpent à environ 45 % au niveau mondial. Les États-Unis sont aussi concernés au premier chef car en 2021, Rosatom fournissait presque un quart du combustible nécessaire aux 92 réacteurs américains.
Après un an de guerre et une dizaine de volets de sanctions, l’industrie de l’atome russe a échappé à toute restriction. Des exemptions ont même été organisées pour permettre à des avions cargo russes de traverser l’espace aérien européen afin de livrer leurs cargaisons de combustibles. Plusieurs membres de l’OTAN, dont la Bulgarie, la République tchèque, la Hongrie et la Slovaquie, ont continué à acheter du combustible Rosatom l’année dernière, malgré les appels ukrainiens à mettre fin à ce commerce. « Rosatom reçoit des milliards de dollars chaque année de leurs affaires à l’étranger », déclare Petro Kotin, le président de la compagnie nucléaire ukrainienne Energoatom. « L’argent qu’ils reçoivent sert à financer la guerre ». Ce qu’il semble ignorer, c’est que pendant la guerre, les affaires continuent toujours.
Image d’en-tête : Assemblage de la coque de protection interne de la centrale nucléaire Rosatonm d’Akkuyu en Turquie en janvier 2023. Source : Centrale nucléaire d’Akkuyu/Anadolu Agency/Getty Images