La raison du plus fort est-elle toujours la meilleure ? L’effervescence autour des mégabassines des Deux-Sèvres a atteint un point de paroxysme ce weekend, laissant sur le champ de bataille deux positions antagonistes irréconciliables. Ceux qui veulent protéger une agriculture productiviste garante de la souveraineté alimentaire française, d’un côté, et de l’autre, les partisans d’un autre modèle agricole, d’une agroécologie respectueuse de l’environnement, proche et à taille humaine. L’enjeu de cet affrontement est l’eau. Doit-elle rester un bien commun, partagée entre tous, ou bien devenir un objet de convoitise, réservé à quelques-uns ? Le gouvernement a pris son parti et défend sans sourciller le modèle des grandes industries agroalimentaires en dépêchant ses armées de forces de l’ordre pour imposer sa loi. Comme pour la question des retraites, le gouvernement semble seul, minoritaire voulant passer en force face à une population défendant son avenir personnel comme planétaire. Une population amenée majoritairement (51 %) à légitimer l’action violente pour faire entendre sa voix. C’est inquiétant.
Mauzé-sur-le-Mignon est un trou perdu dans la campagne poitevine. Des champs à perte de vue et, au détour du regard, une immense excavation grande comme plusieurs dizaines de piscines olympiques, appelée à contenir non pas de l’eau de pluie mais de l’eau pompée de la nappe phréatique pendant des semaines. C’est cela une mégabassine, un réservoir artificiel d’eau, accumulée quand la nappe phréatique est haute en hiver pour pouvoir irriguer les cultures quand la sécheresse sévira. A priori, une bonne idée que celle de faire des réserves pour les temps difficiles. Le problème se pose quand ces réserves d’eau sont destinées à quelques-uns seulement, copropriétaires d’une coop fondée pour l’occasion, une quinzaine d’exploitations pour le site de Mauzé-sur-le-Mignon, essentiellement orientées vers un modèle productiviste de grandes cultures comme celles du maïs (dont une grande partie est exportée) ou d’élevage intensif. Les autres, c’est-à-dire les agriculteurs pratiquant le maraîchage ou l’agroécologie, sur de petites et moyennes exploitations devront aller se faire voir ailleurs pour irriguer leurs champs. Ils auront de l’eau si la météo en donne, ou subiront, impuissants, les ravages attendus de la sécheresse. Une inquiétude qui est tout sauf virtuelle : l’hiver 2022/2023 a enregistré 32 jours consécutifs sans une seule goutte d’eau.
L’équation n’est manifestement pas équilibrée de sorte que le projet de mégabassine a fait l’objet d’une quantité de recours et de procédures judiciaires qui ont pour la plupart relevé des failles dans le dispositif. D’autant que les scientifiques s’en sont mêlés et ont pointé un certain nombre de problèmes liées à ces retenues en plein air : eutrophisation de l’eau, développement d’algues et de cyanobactéries toxiques, présence de polluants, évaporation, etc. Sans compter la détérioration des écosystèmes causée par un pompage inopportun de la nappe phréatique.
Mais il s’avère que la justice comme la science restent sans effet face à la volonté de l’Etat de faire passer, en force s’il le faut, ses décisions. Le journaliste Stéphane Foucart rappelle dans un article du Monde que le cas des mégabassines des Deux-Sèvres n’est pas isolé. Il cite l’exemple du barrage de Caussade, en Lot-et-Garonne. « Par la signature du préfet, l’Etat l’autorise en juin 2018, en dépit des avis défavorables de l’Autorité environnementale, de l’Agence française de la biodiversité, du Conseil national pour la protection de la nature. Saisie par des opposants, la justice le déclare quelques mois plus tard, illégal, mais les porteurs du projet n’en ont cure. Ils lancent les travaux. »
Une fête à la campagne
Ce weekend, les opposants au projet ont appelé la population à participer à un « grand camp » sur le site de la mégabassine, leur suggérant d’apporter pique-nique et victuailles pour faire de cette manifestation d’opposition une fête à la campagne, avec concerts, banquets et débats.
En guise de fête ils ont eu droit à l’assaut de 3000 gendarmes équipés d’hélicoptères, d’armes offensives, de stocks pléthoriques de munitions, de quads d’attaque. Certains participants disent qu’ils n’ont pas eu le temps de sortir le saucisson que déjà les grenades pleuvaient. « On a assisté à des scènes de guerre » qui illustrent « une dérive violente de l’État », a lancé lors d’une conférence de presse l’eurodéputé EELV Benoît Biteau, au lendemain de cette manifestation, interdite par la préfecture, qui a rassemblé entre 6.000 personnes, selon les autorités, et 30.000 selon les organisateurs.
Le gouvernement a dénoncé samedi « un déferlement de violence intolérable » de la part des manifestants mais les organisateurs renvoient la responsabilité des affrontements aux forces de l’ordre. « Ce sont elles qui ont tiré en premier pour tenir à l’écart » les manifestants, a affirmé M. Biteau aux côtés de représentants du syndicat agricole Confédération paysanne, du collectif Bassines non merci et du mouvement des Soulèvements de la Terre. Comme la secrétaire nationale d’EELV la veille, Marine Tondelier, ils ont dénoncé l’intervention d’un « escadron de quads » à l’encontre d’élus qui protégeaient des blessés. Selon eux, 200 manifestants ont été blessés, dont 40 grièvement, et deux personne restaient en réanimation à l’heure où ces lignes sont écrites, avec pronostic vital engagé.
La Ligue des droits de l’homme, qui avait expédié sur place vingt-deux de ses « observateurs des libertés publiques et des pratiques policières », assure, quant-à-elle, avoir « constaté un usage immodéré et indiscriminé de la force (…) avec un objectif clair : empêcher l’accès à la bassine, quel qu’en soit le coût humain ».
Contradiction béante
Cette question des bassines est emblématique des liens étroits entre des enjeux locaux comme ici l’accès à l’eau, et les questions globales que posent notre modèle agricole d’une part et notre gouvernance démocratique d’autre part. Les mégabassines défendues par la grande industrie agroalimentaire représentée par la FNSEA sont soutenues par les pouvoirs publics comme un objet technique nouveau destiné à répondre aux crises liées à l’urgence climatique. Pour les opposants, elles représentent le symbole d’un monde responsable de la situation écologique tragique à laquelle nous sommes confrontés. Les manifestants qui sont venus à Sainte-Soline sont issus de groupes sociaux très différents : il y a des agriculteurs mais aussi des militants écologiques ainsi que des activistes de la défense de l’environnement, que le gouvernement aime appeler écoterroristes. Ils sont tous différents mais leur interrogation est la même : comment l’Etat peut-il signer l’Accord de Paris, les conventions sur la biodiversité, tenir de beaux discours et dans le même temps, continuer d’artificialiser des terres, détruire des écosystèmes, soutenir des modèles agricoles dépassés, creuser des carrières ou créer des retenues d’eau géantes ? Il y a à leurs yeux une contradiction béante.
D’autant que face aux projets de l’Etat, les citoyens aux premiers rangs desquels on trouve les riverains ou les professionnels concernés sont appelés à donner leur avis sous forme d’enquête publique, de débats et autres outils de concertation. Mais dans la réalité des faits, celles-ci ont un impact très limité car non contraignantes. Les préfets, représentants de l’Etat, peuvent passer outre, au nom de l’intérêt général.
La démocratie sur la sellette
La démocratie se retrouve alors mise sur la sellette : elle prévoit des dispositifs de concertation mais ils sont limités, cantonnés souvent aux seuls aspects techniques, et laissent de côté les questions liées à l’utilité, le bien-fondé d’une décision et à la stratégie dans laquelle elle s’inscrit. Cette situation est le creuset d’une violence symbolique qui peut se cristalliser en conflits violents bien réels. Une violence qui se forge d’autant plus que la conception de l’intérêt général n’est plus partagée. L’affaire des mégabassines montre à quel point deux visions de l’intérêt général s’affrontent : celle qui convoque la compétitivité, la souveraineté, la croissance, la production et celle qui défend la transition écologique, la résilience, la préservation de la nature et de nouveaux modèles de vie dans les territoires.
Or aujourd’hui, l’intérêt général ne se décrète plus. Les citoyens veulent participer aux choix qui les concernent et se battent littéralement pour que ceux-ci soient dimensionnés à leurs besoins fondamentaux. « Force est de constater que l’Etat n’accepte pas que des visions divergentes puissent s’exprimer » écrit la géographe Léa Sébastien. Quand tous les moyens légaux pour se faire entendre sont épuisés, sans possibilité de débat démocratique, il ne reste que la force.
Le sociologue du politique Vincent Tiberj observe dans un thread sur Twitter que les citoyens ont changé : ils ont pu être des « sujets », des « citoyens allégeants », des « citoyens déférents » dans la remise de soi, qui laissent parler les élus / grandes personnes mais c’est fini. Une réflexion que complète le juriste et professeur au Collège de France Alain Supiot qui explique les révoltes spontanées et la violence comme « le fruit amer » de l’affaiblissement de la démocratie notamment sociale.
Alors comment s’étonner des résultats de ce sondage Obsoco : 51 % des Français se disent d’accord avec la proposition selon laquelle « dans les mois à venir, des actions militantes violentes seront nécessaires pour contraindre les hommes politiques à prendre en compte l’avis de la population ». Près d’un Français sur quatre (23 %) déclare même être tout à fait d’accord pour légitimer des actions militantes violentes.
Un risque inquiétant de voir surgir la violence dans la conduite politique du pays. Une menace qui apparaît comme la conséquence d’une gouvernance démocratique inadaptée aux citoyens actuels. Le politique ne peut plus avoir raison tout seul ; la solitude du pouvoir possède une frontière des plus ténues avec la tentation autoritaire. Les derniers événements sur la réforme des retraites et le recours au passage en force parlementaire, comme sur le traitement violent des opposants aux mégabassines en sont un symptôme précurseur. Il faut s’en inquiéter car la tentation autoritaire d’imposer un ordre à un monde perçu comme de plus en plus complexe, chaotique et étrange, plane désormais partout comme une menace pour la démocratie.
Pour aller plus loin :
- Luttes écologiques et sociales dans le monde, allier le vert et rouge, sous la direction de Michael Löwy et Daniel Tanuro, Editions Textuel, 2021
Image d’en-tête : photo Sipa/Ugo Amez