Imaginez une convention d’un organisme de l’ONU dont les débats se tiennent à huis-clos, les participants escortés par des gardes armés, la presse exclue. Un bouillon de culture des plus opaques pour décider de l’autorisation de l’extraction des richesses minérales des grands fonds marins, riches d’une biodiversité prodigieuse, que l’homme connaît à peine et a encore moins touché. Cela se passe en ce moment même en Jamaïque. D’ici la fin de la semaine, le sort des abysses sera tranché, en toute opacité.
L’Autorité Internationale des Fonds Marins, l’AIFM (ou l’International Seabed Authority, ISA, en anglais) est une organisation de l’ONU, basée à Kingston, en Jamaïque. Elle existe depuis 1994 pour encadrer et réguler l’exploitation minière des fonds marins. Un mandat contradictoire lui est confié : encadrer l’industrie minière d’une part et, en même temps, protéger les fonds marins en tant que bien commun de l’humanité. Contradiction originelle car l’exploitation des fonds marins entraîne inévitablement la destruction des écosystèmes, l’exploration minière sur la terre ferme l’a largement démontré.
L’Organisation onusienne la plus insolite du monde
Cette Autorité comprend deux instances dont les rôles sont distincts : le Conseil est l’organe exécutif composé de 37 membres qui se réunissent trois fois par an. L’Assemblée générale est l’organe politique composé de 167 États membres, plus l’Union européenne. Elle se réunit une fois par an. Rien d’extraordinaire dans cette organisation, à ce stade. Toutefois, un détail en fait l’Organisation onusienne la plus insolite du monde : Elle compte une minuscule nation insulaire, Nauru, sponsor officiel d’une entreprise d’exploitation minière : The Metals Company. Cette société, basée à Vancouver au Canada, est dirigée par un personnage au profil d’aventurier : Gérard Barron. Celui-ci avait créé auparavant une société du même type, Nautilus Minerals, dont l’objet était l’exploitation des écosystèmes abyssaux de la Papouasie-Nouvelle Guinée. Cette entreprise a fait faillite en 2019, laissant une ardoise de 157 millions de dollars australiens et des dommages irréversibles pour la biodiversité, donc pour l’économie locale liée à la pêche.
Ce même Gérard Baron persiste, crée The Metals Company et s’infiltre dans l’Autorité onusienne, avec sa société sponsorisée par l’Etat de Nauru mais aussi par le Royaume des Tonga et la République de Kiribati. En juin 2021, la République de Nauru, partenaire de The Metals Company dépose une demande d’exploitation auprès de l’AIFM. Jusqu’ici, une procédure parfaitement régulière puisque cet organe des Nations Unies a justement pour mission de délivrer des permis d’exploration et de définir les règles d’exploration et d’exploitation des fonds marins de la zone internationale. Mais là où le bât blesse, c’est qu’il n’existe aucun règlement concernant l’exploitation des fonds marins internationaux. Or Nauru et la société minière ne veulent pas se contenter d’explorer et étudier les fonds marins ; ils veulent les exploiter en y collectant des minerais. Aussi, au moment même où ils déposaient leur demande, ils activaient la « règle des deux ans », un point obscur du règlement qui oblige l’AIFM à se prononcer sur leur demande dans ce délai, faute de quoi l’exploitation sera autorisée par défaut et sans réglementation.
Que le code minier soit mis en place ou non, l’exploitation peut commencer à l’expiration de ce délai de deux ans. En imposant ce forcing, Gérard Barron sait que la rédaction du code minier est un travail politique et technique considérable qui ne sera pas réalisé dans les délais. Il espère ainsi exploiter les fonds marins le plus vite possible, prendre de l’avance sur les autres afin d’accroître ses profits et passer par-dessus les réticences inévitables de la communauté scientifique. Cette règle étrange a été activée en juin 2021. Les deux ans s’achèvent donc cette semaine.
Cette situation exhale des parfums intenses de corruption et de conflits d’intérêts car les entreprises minières, au premier rang desquelles The Metals Company, ont dès l’origine infiltré l’Autorité Internationale des Fonds Marins, l’AIFM. Les scientifiques sont révoltés et près de 800 d’entre eux ont signé un appel aux gouvernements du monde entier pour imposer un moratoire international sur l’exploitation minière des fonds marins afin d’empêcher son démarrage précipité par The Metals Company. L’Union Internationale de Conservation de la Nature (UICN) a également appelé les Etats membres de l’AIFM à s’opposer à cette industrie ; de même que le Parlement européen, qui a appelé les Etats européens à écouter les scientifiques et à rejoindre le moratoire.
Des dîners dansants au huis-clos parano
Anne-Sophie Roux, activiste pour l’océan, chargée de campagne contre le Deep Sea Mining pour l’Europe, explique dans un article que « la vague d’opposition à cette industrie grandit de mois en mois ». De nombreux États —dont la France— rejoignent le moratoire, mais aussi « des investisseurs, banques et assureurs se désengagent de l’industrie les uns après les autres. En juin 2023 par exemple, trois des plus grandes banques du Royaume-Uni ont refusé plus de deux mille milliards de livres aux entreprises de l’exploitation minière des fonds marins et le cours en bourse de The Metals Company a chuté de 15.4%. »
Mais cette vague d’opposition n’empêche pas les négociations de se dérouler depuis le 10 juillet au siège de l’AIFM en Jamaïque. Depuis des années, ces rencontres avaient l’air de réunions amicales agréables dans un cadre tropical paradisiaque. Entre cocktails sur le terrain luxuriant du Haut-Commissariat britannique et dîners dansants à la résidence officielle du secrétaire général, les réunions se tenaient entre gens de bonne compagnie. Les choses ont radicalement changé cette année. Des gardes de sécurité armés et des policiers aux abois patrouillent autour des lieux de réunion, les médias n’ont pas accès aux salles de réunion lorsque les délégués sont en session.
Les températures au sein de l’Autorité ont considérablement augmenté au cours des deux derniers jours de la session du Conseil, la semaine dernière, alors que les délégués tentaient de déterminer ce qu’il faut faire des demandes d’exploitation minière : l’Autorité a en effet déjà délivré 31 licences à des entrepreneurs miniers pour explorer les fonds marins à la recherche de minéraux, mais aucun n’est encore autorisé à commencer l’exploitation. Dans le même temps, les délégués tentent de s’entendre sur des réglementations qui vont de la fixation de redevances sur les revenus miniers et de leur répartition entre les États membres à l’établissement de procédures d’inspection et de conformité en matière d’environnement. Les défenseurs de l’environnement, quant à eux, font pression sur les entreprises pour qu’elles s’engagent à ne pas utiliser ou financer les minerais des fonds marins, et d’éviter ainsi une éradication sans retour d’écosystèmes et de créatures d’une richesse insoupçonnée mais d’une fragilité extrême.
Danger au fond des abysses
Ces profondeurs sans lumière, à plus de 3.000 mètres, étaient autrefois considérées comme un véritable désert sous-marin, mais l’intérêt croissant pour l’exploitation minière a poussé les scientifiques à en explorer la biodiversité, en grande partie ces dix dernières années.
Et plus les scientifiques cherchent, plus ils découvrent. Les plaines abyssales couvrent plus de la moitié de la planète, mais restent encore largement inexplorées par l’humanité, qui en sait plus sur la Lune ou sur Mars que sur elles. Elles constituent la « dernière frontière », selon le biologiste Erik Simon-Lledo, qui a mené une recherche publiée ce 24 juillet dans la revue Nature Ecology and Evolution. « À chaque plongée, nous faisons une découverte », raconte-t-il. La biodiversité abyssale serait plus importante que celle des forêts tropicales terrestres, avec des estimations de plusieurs millions d’espèces, dont une immense partie est encore inconnue.
Pour les défenseurs de l’environnement, cette biodiversité est le véritable trésor des grands fonds, menacée par l’énorme panache de sédiments millénaires que l’exploitation minière ne manquera pas de soulever avec ses machines monstres raclant les fonds marins. « Concrètement, des méga-engins propulsés par un système de chenilles sont largués sur le plancher océanique afin de racler le sol et de collecter les ressources minérales, explique dans Le Pélerin Sébastien Ybert, chef de projet à l’Institut français de recherche pour l’exploitation de la mer (Ifremer). Un mélange de roche, de métaux, d’eau et de sédiments est remonté à la surface puis déversé sur un bateau. » Il s’agit de récolter nickel, manganèse, cuivre, cobalt, etc. jusqu’à 5 000 m de fond.
Les nodules eux-mêmes constituent un habitat unique pour des créatures hors du commun. « Cet écosystème serait condamné pour des siècles, voire des milliers d’années« , a averti Michael Norton, membre du Conseil consultatif scientifique des académies européennes (EASAC). « Il est difficile de prétendre que cela ne constitue pas un préjudice grave« .
Beth N. Orcutt est une scientifique, experte du réseau mondial DOSI (Deep-Ocean Stewardship Initiative), qui agit en tant qu’observateur officiel lors des réunions de l’Autorité internationale des fonds marins. Elle écrit dans Nature « L’exploitation minière en eaux profondes pourrait causer des dégâts qui ne se limitent pas aux fonds marins et que nous n’avons aucune idée de la manière de réparer. » Elle précise : « Il est impossible de protéger, de surveiller ou de restaurer efficacement ces écosystèmes sans une connaissance de base de leur biologie. Certains des minéraux recherchés se trouvent dans des amas appelés nodules qui se forment au fond de la mer au cours de millions d’années. Pour les extraire, il faut actuellement gratter de grandes étendues de fonds marins, ce qui est destructeur et sans discernement ».
Elle poursuit, lançant un signal d’alerte : « L’exploitation minière affectera les animaux, tels que les coraux, qui sont attachés au fond marin, ainsi que les micro-organismes qui fournissent des services écosystémiques cruciaux, tels que la fixation du carbone et le recyclage des nutriments. Elle affectera l’ensemble de la colonne d’eau au-dessus du plancher océanique, générant des panaches de débris ainsi qu’une pollution sonore et lumineuse susceptible d’affecter les espèces migratrices, y compris des animaux d’importance commerciale comme le thon. »
Aura-t-elle été entendue ? Ce 25 juillet, l’agence Reuters annonce que le Conseil de l’Autorité internationale des fonds marins a exclu toute autorisation immédiate pour le début de l’exploitation minière, comme prévu, tout en s’engouffrant dans une faille juridique qui pourrait permettre le début de l’exploitation l’année prochaine.
Faille juridique pour explorer les failles océaniques
Jessica Battle, spécialiste des océans au Fonds mondial pour la nature, affirme qu’il n’y a pas de « feu vert » pour l’exploitation minière des fonds marins. « Ce qui semble très clair, c’est que la majorité des États se sentent très mal à l’aise à l’idée qu’une licence soit accordée avant que les réglementations ne soient en place, que suffisamment de recherches scientifiques soient effectuées et que la protection efficace de l’environnement marin puisse être assurée« , fait-elle observer.
Au cœur du débat se trouve ce qui devient une « faille juridique » : la fameuse « règle des deux ans », qui stipule que le Conseil doit « examiner et approuver provisoirement » les demandes deux ans après leur dépôt, qu’il ait ou non finalisé les réglementations. Nauru, l’État qui parraine The Metals Company, a présenté une demande il y a deux ans, mais l’AIFM déclare ce lundi qu’aucune demande d’exploitation minière n’avait été reçue à ce jour.
Le Conseil de l’AIFM précise dans un communiqué que si une demande de « plan de travail » était reçue avant qu’il n’ait achevé la réglementation minière, il prendrait une décision sur la manière dont la règle des deux ans devrait être appliquée « en priorité » lors de sa prochaine réunion. Gerard Barron, le président-directeur général de The Metals Company, a déclaré dans un communiqué que sa société était « déçue » que l’AIFM n’ait pas achevé les réglementations à temps, mais qu’il était convaincu que l’exploitation minière commencerait bientôt. « La question est maintenant de savoir quand – et non pas si – la collecte de nodules à l’échelle commerciale commencera« , affirme-t-il. Il ajoute, sûr de lui : « Je pense que la ligne d’arrivée est maintenant en vue et nous attendons avec impatience le texte réglementaire consolidé lors de la prochaine réunion en novembre 2023« .
Toutefois, rien n’est encore joué car l’Assemblée de l’AIFM doit se réunir d’ici le 28 juillet, et les opposants à l’exploitation minière en eaux profondes devraient organiser un vote parmi les 168 membres de l’Autorité en vue d’imposer un moratoire pour gagner du temps afin d’apporter « la meilleure réponse juridique possible ».
Cette bataille en eau profonde s’annonce décidément bien rude car les groupes industriels sont en embuscade, faisant valoir que l’exploitation minière des abysses est stratégique pour la plupart des États. Il s’agit pour eux d’anticiper les pénuries, sur la terre ferme, de métaux nécessaires à la transition énergétique. Un argument que nombre d’États devraient entendre, permettant aux entreprises minières de se pourlécher les babines : en octobre 2022, The Metals Company avait annoncé avoir collecté 14 tonnes de nodules polymétalliques en une heure, lors d’un test réalisé par 4 380 m de profondeur. Une véritable manne quand on sait que la tonne de cobalt se négocie à plus de 30 000 dollars.
« Les barrières qui séparent l’incroyable richesse de la biodiversité des abysses et les bulldozers ne tiennent plus qu’à un fil« , résume tristement François Chartier, responsable de campagne chez Greenpeace France.