À peine adopté, déjà menacé : le règlement européen contre la déforestation (RDUE), à quelques mois de son entrée en vigueur, risque d’être vidé de sa substance par une offensive menée par l’Autriche et le Luxembourg qui cherchent à introduire des exemptions menaçant son efficacité. Derrière des « simplifications » techniques se cache une faille qui ouvrirait grand la porte aux produits issus de la déforestation. La France, qui s’est longtemps posée en championne du texte, doit maintenant choisir : résister et défendre son leadership environnemental, ou se taire et laisser l’Europe reculer dans la lutte contre la destruction des forêts.
Le Règlement européen sur la déforestation (RDUE) — conçu pour empêcher la déforestation, la dégradation des forêts et l’importation de produits illégaux issus de la
déforestation dans les chaînes d’approvisionnement de l’UE — fait face à une pression politique croissante.
À seulement quelques mois de son entrée en vigueur, une offensive coordonnée, menée par l’Autriche et le Luxembourg, menace de rouvrir et d’affaiblir le texte via un potentiel « paquet Omnibus de simplification ». Présentées comme de simples mesures de simplification, ces propositions introduiraient en réalité de nouvelles failles permettant à des produits non conformes de réintégrer le marché européen par la porte dérobée.
La France a joué un rôle central dans la conception du RDUE dès le départ. Le pays affiche pourtant l’une des plus grandes empreintes de déforestation d’Europe, important chaque année des produits liés à près de 5 millions d’hectares de terres potentiellement déforestées. Mais il a aussi montré un réel leadership sur la scène internationale : Emmanuel Macron a qualifié la destruction de l’Amazonie de « crise internationale » et, dès 2020, la déforestation en Amérique du Sud a été la principale raison invoquée par la France pour s’opposer à l’accord commercial avec le Mercosur – un accord que la France refuse toujours de signer.
Paris a bataillé pour un RDUE solide, en en faisant une priorité lors de sa dernière présidence du Conseil de l’UE. En décembre 2024, le gouvernement a résisté aux tentatives de remise en cause du texte, lorsque des eurodéputés allemands ont tenté en vain d’affaiblir la loi. La France a participé à la recherche d’un compromis : le règlement serait repoussé d’un an pour laisser aux entreprises le temps de se préparer, mais ses dispositions d’application ne seraient pas édulcorées.
Cependant, ce compromis a encouragé les opposants. Désormais, un groupe de 18 ministres de l’Agriculture, mené par l’Autriche, exige la création d’une nouvelle catégorie « sans risque » qui dispenserait certains pays de contrôles de diligence raisonnée – une option à laquelle la France s’oppose. Le gouvernement se retrouve face à un choix : défendre un texte dans lequel il a investi un capital politique considérable, ou se taire tandis que d’autres le démantèlent morceau par morceau.
Avec la Commission européenne sous pression pour inclure des modifications dans le RDUE dans le paquet Omnibus, la position de la France sera décisive. Le silence risquerait d’être perçu comme une approbation tacite, alors que l’Autriche et d’autres opposants engrangent le soutien de pays d’Europe centrale et orientale désireux de remodeler la politique environnementale européenne à leur avantage.
Le risque du « sans risque »
L’affaiblissement principal envisagé concerne l’introduction d’une catégorie « sans risque » dans le système de classification des pays, actuellement divisé en niveaux « faible », « moyen » et « élevé ». Ses partisans affirment qu’elle réduirait les lourdeurs administratives pour les pays disposant d’une bonne gouvernance forestière, en exemptant les opérateurs de l’obligation de fournir les données de géolocalisation et de mener une diligence raisonnée complète. En pratique, cela reviendrait à supprimer des garde-fous essentiels, comme la traçabilité et l’évaluation des risques pour des pans entiers de chaînes d’approvisionnement, et à limiter l’obligation des autorités de réaliser des contrôles.
Cette initiative, portée par l’Autriche et le Luxembourg et soutenue par la Suède, l’Allemagne et d’autres, repose sur l’idée qu’une augmentation de la couverture forestière nationale rend les contrôles superflus. En Autriche, ce débat a été alimenté par une vague de désinformation : certains médias nationaux ont relayé l’idée, fausse, que le RDUE obligerait les petits propriétaires forestiers à géolocaliser chaque arbre, alors que le règlement vise avant tout les grands opérateurs. Comme l’a rapporté Der Standard, la controverse a été marquée par une dérive vers les « fake news », avec un discours populiste destiné aux petits exploitants, mais qui sert en réalité les intérêts de la puissante industrie forestière autrichienne.
Un récent accord commercial entre l’UE et les États-Unis a, lui aussi, introduit une pression similaire, en reconnaissant que la production américaine présente un « risque négligeable de déforestation ». Cette logique ouvrirait inévitablement la voie à une multiplication de demandes d’exemption de la part d’acteurs étrangers.
Une brèche qui affaiblirait la position française sur le Mercosur
Le débat est d’autant plus urgent que l’accord commercial UE — Mercosur, conclu politiquement en décembre 2024, est de nouveau scruté de près par la France, qui critique son manque d’exigences environnementales équivalentes à celles imposées aux agriculteurs européens.
Paris justifie régulièrement sa position par le fait que les agriculteurs européens respectent déjà des normes strictes et universelles – le RDUE étant l’exemple le plus emblématique. Si ces standards sont affaiblis par des exemptions généralisées, l’argument français s’effondrerait. À l’international, la France ne défendrait plus une norme environnementale crédible, mais apparaîtrait simplement comme un pays bloquant un accord commercial. Et sur le plan intérieur, le gouvernement risquerait de se retrouver accusé de ne pas protéger ses agriculteurs contre une concurrence déloyale.
Klervi Leguenic, chargée de campagne chez Canopée, prévient : « Créer une faille “sans risque” reviendrait à vider de sa substance la loi européenne sur la déforestation et enverrait un signal dangereux au reste du monde : celui d’une application optionnelle. La France s’est positionnée comme défenseure de règles environnementales ambitieuses – elle doit maintenant en tirer toutes les conséquences. Affaiblir le RDUE serait une gifle pour la France et minerait sa crédibilité sur le dossier Mercosur. »
Entreprises et société civile françaises unies
Les entreprises françaises, les ONG et les institutions publiques se sont régulièrement prononcées en faveur du RDUE et contre toute tentative de réouverture. Plus de 60 grands groupes européens, dont Danone, Carrefour et L’Oréal, ont exhorté la Commission à maintenir l’ambition et le calendrier de la réglementation. Dans une lettre conjointe publiée en juillet, ils ont averti qu’une remise en cause créerait une « insécurité juridique » et « pénaliserait les entreprises déjà engagées dans la conformité ».
Parallèlement, des ONG françaises comme Canopée, Greenpeace France et Mighty Earth dénoncent la catégorie « sans risque » comme un moyen de minimiser la dégradation forestière en Europe, qui réduit rapidement la capacité des forêts à absorber le CO₂.
Laure Grégoire, porte-parole de l’Alliance pour la préservation des forêts – qui regroupe des entreprises telles que Nestlé, Airbus, Cérélia, St Hubert ou Ferrero –, rappelle : « Les entreprises françaises ont investi beaucoup de temps et de ressources pour se préparer au RDUE. Rouvrir la loi maintenant récompenserait l’inaction, pénaliserait les pionniers et créerait une incertitude durable dans les chaînes d’approvisionnement. La France a l’opportunité de défendre des règles claires et applicables – et de soutenir les entreprises qui font déjà le bon choix. »
L’opinion publique française reste également largement favorable à cette loi : selon un sondage commandé par le WWF, 90 % des citoyens soutiennent l’interdiction des produits liés à la déforestation sur le marché européen – l’un des taux d’adhésion les plus élevés en Europe.
Ces inquiétudes sont légitimes : les exemptions présentées comme de simples ajustements techniques risquent en réalité de récompenser les pays les moins rigoureux, de
désavantager les entreprises vertueuses et de violer les règles de l’OMC. Des experts juridiques soulignent déjà leur caractère discriminatoire et leur vulnérabilité à des recours. À seulement quelques mois de l’application du RDUE, une telle modification fragiliserait la sécurité juridique et enverrait un signal négatif aux partenaires commerciaux comme aux opérateurs européens.
Des enquêtes ont déjà révélé comment des produits forestiers illégaux – notamment pour 1,5 milliard d’euros de bois russe et biélorusse – sont introduits dans l’UE via des pays tiers. Un affaiblissement des obligations de traçabilité compliquerait encore leur détection, compromettant à la fois la protection de l’environnement et l’efficacité des sanctions européennes.
Tous les regards tournés vers la France
Dans ce climat politique tendu, la France a jusqu’ici soutenu le RDUE, appelant à de meilleures lignes directrices mais sans modification du texte. La ministre de la Transition écologique, Agnès Pannier-Runacher, devrait prendre officiellement position en septembre. Son ministère s’est déjà affirmé comme un défenseur de l’ambition environnementale – et sa déclaration pèsera dans les discussions au Conseil comme à l’approche de la COP30 au Brésil, en novembre prochain.
Alors que la déforestation représente environ 12 % des émissions mondiales de gaz à effet de serre, des solutions globales sont nécessaires, et la mise en œuvre du RDUE est attendue comme un signal fort adressé au reste du monde.
Jusqu’ici, la Commission européenne a résisté aux pressions pour rouvrir la loi, privilégiant des clarifications techniques par le biais de FAQ et d’un acte délégué – une approche alignée sur la position française. Mais face à la montée en puissance du lobbying pour inclure le RDUE dans le paquet Omnibus, le risque de modifications indirectes grandit. Une telle inclusion rouvrirait les négociations et risquerait d’ouvrir la voie à une déréglementation plus large – alors même qu’un délai d’un an a déjà été accordé en 2024 pour laisser aux entreprises le temps de s’adapter.
Sans rejet clair et public de la catégorie « sans risque » et des autres tentatives d’affaiblir la réglementation, la France court le risque d’être prise de vitesse – tout en sapant sa propre crédibilité comme championne des normes environnementales et opposante à l’accord Mercosur.
ONG Fem, fonds pour l’environnement mondial
Photo d’en-tête : National Geographic







